Je ne connais pas Edouard Elias, le très jeune photoreporter enlevé dans la région d’Alep, il y a un peu plus d’un mois, avec Didier François.

J’ai vu ses photos, parmi les plus saisissantes à être sorties de la Syrie martyre ; j’ai écouté une interview de lui, sur le site du Monde, enregistrée avant son départ, où il disait le mélange d’audace et de prudence que requiert le métier qu’il a choisi ; mais je ne le connais pas.

Didier François, en revanche, est mon ami.

Il a dix ans de moins que moi ; mais, aussi loin que je me souvienne, je revois sa bonne tête ronde, sa silhouette de bagarreur, ses éclats de rire sans préavis, en cascade, qui invitent à la joie partagée.

Je l’ai connu à SOS-Racisme, dont il était l’un des cerveaux et dont la légende veut qu’il ait inventé le slogan « Touche pas à mon pote ».

Puis il est entré à Libération, service des reportages, dont il est devenu l’une des grandes plumes, dans la lignée des écrivains baroudeurs qu’il admirait – Lucien Bodard, Jean Vincent, Ferdinando Petruccelli della Gattina, Joseph Kessel, Arturo Pérez-Reverte.

Puis, plus récemment, à Europe 1, où il voyageait un peu moins mais préparait d’autant plus minutieusement ses missions en enfer – ses reportages sont devenus des modèles de concision et de savoir, d’information et d’émotion, de radio écrite.

Nous ne sommes pas d’accord sur tout.

Nous n’avons pas, en particulier, la même conception du métier, qui est, pour lui, un sacerdoce, une école d’objectivité et de sagesse, exigeant de celui qui en franchit le seuil qu’il se défasse de ses engagements, oublie ses propres convictions et ne se reconnaisse d’autre loi que celle des faits.

Mais, vu que cet infatigable aventurier a couvert tous les conflits, ou presque, de la planète, vu que l’envers de l’histoire contemporaine n’a plus, depuis longtemps, de secrets pour lui, je suis rarement parti pour la Bosnie, l’Algérie ou le Pakistan, je ne me suis pas engagé, il y a treize ans, dans la chronique de mes guerres oubliées sans commencer par solliciter son conseil, prendre attache avec un fixeur qu’il m’indiquait, l’écouter.

Car il est aussi bon camarade qu’impeccable professionnel.

Il est de ceux qui, dans un hôtel bombardé de Sarajevo, se portent au secours du collègue pris dans les flammes avant de songer à se mettre à couvert.

Il a fait les reportages les plus difficiles de l’époque ; il est allé – et tant pis si, quand il me lira, il se fout de ma gueule et se récrie ! – dans les lieux les plus dangereux ; mais jamais il ne s’est départi, au retour, de la modestie blagueuse qui est l’apanage des grands.

Il sait que les journalistes de son espèce sont les yeux du monde, sa mémoire vive, le seul moyen qu’il ait – le monde – pour faire en sorte que les engloutis, les effacés, les millions de morts sans nom et sans nombre, sans tombe et sans archives que produisent les guerres modernes laissent, tout de même, une humble trace ; mais, de cette responsabilité immense et, pour ainsi dire, métaphysique, je ne l’ai jamais vu faire tout un plat ni même tirer orgueil.

Il connaît mieux que quiconque la loi des carnages et de leur répétition insensée ; il a arpenté en tout sens cet arrière-pays de désolation et de décombres que laisse derrière elle l’Histoire avec un grand H (ou, comme disait Perec, avec une grande hache) ; mais le prodige est que ce savoir, cette initiation tragique et à laquelle on ne s’habitue jamais ne semblent pas avoir entamé son goût insolent du bonheur.

Il aime la vie, et il la risque.

Il est courageux, cela va sans dire. Mais pas absurdement courageux. Pas courageux comme le colonel « mariole » du « Voyage au bout de la nuit », qui manquait juste d’imagination.

Non. Ce fils d’officier, nostalgique des servitudes et des grandeurs militaires, ce reporter émérite qui, grièvement blessé à Gaza, n’a eu de cesse de guérir pour retourner sur le terrain et recommencer d’y faire son métier, n’a pas son pareil pour évaluer les situations, en mesurer les périls, anticiper la possibilité

de la catastrophe (n’est-ce pas lui qui, en 2005, était à la manœuvre, avec Serge July, pour sauver Florence Aubenas qui, en un bouleversant effet de miroir, prend aujourd’hui la responsabilité de son comité de soutien ?) – et c’est ensuite seulement que, tête froide et sang de glace, il se résout à y aller.

Bref, c’est un garçon merveilleux, doublé d’un journaliste chevronné pour lequel se sont d’ores et déjà mobilisés, à l’initiative du patron d’Europe 1, Denis Olivennes, tous les rédacteurs en chef ou directeurs, sans exception, de la presse écrite et audiovisuelle française.

Puissent ceux qui l’ont kidnappé prendre la mesure de tout cela.

Puisse-t-il leur rester assez de raison pour comprendre que – outre le crime contre les civils, donc contre l’humanité, que constitue toujours l’enlèvement d’un journaliste – cet enlèvement-ci est, de surcroît, un acte d’une rare imbécillité car privant ce conflit d’un observateur qui, de Bagdad à Grozny, et de Gaza au Liban, a fait la preuve de son impartialité méthodique.

Ils doivent savoir, en tout cas, que Didier François est, comme son camarade Elias, un homme libre ; qu’il est trop indépendant pour que les autorités de son pays dérogent à la règle qu’elles se sont, à tort ou à  raison, fixée de ne jamais négocier avec les preneurs d’otages ; mais qu’il a des amis en très grand nombre qui se sentent un peu moins libres depuis qu’il ne l’est plus et qui ne se démobiliseront pas.