Il y a, toujours, une forme d’indécence à écrire sur un mort, à faire des jolies phrases sur la mort d’un prochain, s’arroger la mémoire de cet inconnu familier pour se pousser du col et oublier d’un coup l’insondable distance entre les hommes, qu’une disparition, dans son émotion, brûlante, enlève. Anatole France, disait-on, adorait pérorer dans les cimetières, et l’on n’est pas forcé de se croire supérieur à lui, quand l’actualité immédiate nous oblige à disserter entre les tombes.

Clément Méric, un étudiant de 18 ans de Sciences-Po, a été frappé à mort, dans des circonstances épouvantables, avec une sauvagerie et une cruauté terribles, la nuit dernière. Il y a des morts scandaleuses par leur précocité, des morts révoltantes dans leur causalité, des morts qui sont des cataclysmes, parce qu’elles sont les symptômes de maladies que l’on croyait enfouies, et la mort de Clément Méric est assurément de ces trois genres-là, elle nous cueille un jeudi matin de vacances, un jeudi matin de juin, avec une violence qui ne procure que le dégoût et l’effroi.

Ainsi, donc, on peut mourir à dix-huit ans parce que trois séides nazillons ont décidé, une nuit de maraude, de nous retirer un camarade d’école, et d’infliger à l’ordre du monde une douleur infinie, celle de la jeunesse assassinée.

Ainsi donc, on peut mourir, non pour être, comme le dit le cliché journalistique, au mauvais endroit au mauvais moment, mais précisément, parce que le courage de l’engagement nous a commandé d’être ce que l’on est à chaque instant de la vie, à chaque heure du jour.

Ainsi, donc, en France, on meurt, de nouveau, de politique ; on tue, en France, pour crime de syndicalisme ; on tue, en France, pour crime de gauchisme ; on tue, en France, pour crime de pensée, d’opinion, de militantisme. Nous imaginions naïvement que les frayeurs de la jeunesse rebelle poursuivie par les matraques brunes, c’était un privilège, romantique, des cœurs purs d’autrefois, des révoltés magnifiques sous d’autres latitudes, eh bien, nous nous trompions : il y avait donc des héros en sursis, dans les rues de Paris ; il y avait des fatalités en marche ;  il y avait Clément Méric, qui n’aurait jamais dû mourir, pas chez nous, pas chez nous.

Ainsi donc, nous revoilà trente années en arrière, nous revoilà dans le folklore monstrueux des barres de mine, des voltigeurs et des fascistes ; tout cela, au fond, n’aura été qu’une parenthèse, l’encastrement de la politique dans la civilisation, la curialisation des mœurs droitières, tout cela est rompu, l’hydre est relâchée, la cage s’est rouverte, et ce qu’elle renfermait, par la folie des hommes, s’est échappé. Ils étaient là, mais nous ne les voyions pas, ils étaient là, comme l’eau qui dort, patientant l’heure où les vieilles passions françaises, excitées à vif depuis des mois, se réveilleraient. Ils étaient là, et nous préférions ne pas les voir, sur les pavés de nos villes, sous les banderoles de la haine.

Ainsi, donc, nous voilà de nouveau aux temps de la rue d’Assas, de Malik Oussekine, à croire, donc, que l’histoire se répète, toujours deux fois, la première fois comme drame, la seconde, comme tragédie.

Ainsi donc, notre génération du lien social et du réseau virtuel, notre génération qui a fait tomber des dictatures par la force de baïonnettes informatiques, notre génération, devra, donc, comme les autres, payer le prix du sang, et apprendre, comme les autres, que l’engagement est un risque, une créance prise sur la vie, une créance que les plus courageux et les plus innocents paient et remboursent de leur mort.

Existe-t-il des assassinats utiles, pour les réactions salutaires qu’ils entraînent ? Non : jamais. Existe-t-il des assassinats fructueux, pour ce qu’ils nous disent de l’état du monde ? Non : jamais. Existe-t-il des assassinats dont on est en droit de faire des dissertations ? Non : jamais.

Il faut donc laisser au lâche meurtre de Clément Méric sa violence, son mystère, et, surtout, ne pas mettre trop de mots, ni trop de phrases.

Il est suffisamment monstrueux pour que l’on ne l’oublie pas.

2 Commentaires

  1. cher monsieur, vos mots me vont droit au cœur; je ne sais pas si quelqu’un saura mieux exprimer ce qu’il en est. Pourrais-je avoir l’autorisation de publier ou de citer votre lien sur mon propre blog ? je ne mettrai aucun commentaire en le faisant car tout est dit. merci