La publication de deux volumes de la Pléiade rassemblant 3000 pages classe désormais Stefan Zweig au rang des plus grands auteurs du XXe siècle. L’ensemble est si imposant qu’il a fallu un collectif de traducteurs sous la direction de Jean-Pierre Lefebvre. Toute son œuvre de fiction est réunie ici, laissant de côté ses biographies, sa correspondance copieuse.
Né le 28 novembre 1881 dans la capitale de l’empire austro-hongrois, Zweig connut les grands bouleversements de ce siècle qu’il ne supportera pas plus de trente-huit ans (1914-1942). Tempérament sombre, dépressif, il conquit tôt une audience qui dépassa les frontières de son empire moribond, puis des pays germaniques, puis de l’Europe.
Vienne connut son apogée dans les années vingt et sa chute dix ans après. On sait qu’il n’y a pas loin du Capitole à la roche Tarpéienne mais avoir traversé tant de désastres et connu la gloire (sauf le prix Nobel) donna sans nul doute à Zweig un sentiment de vulnérabilité extrême.
Cette parole écrite dans une de ses lettres d’exil peu avant sa mort volontaire en dit beaucoup sur son état d’esprit : «Les gens parlent si facilement de bombardements, mais quand je lis que les maisons s’écroulent, je m’écroule moi aussi avec les maisons».
Le seul texte un peu autobiographique de cette édition est Le Monde d’hier, que Zweig acheva quelques mois avant sa mort.
Son nom acquit une réputation d’un bout à l’autre du monde à travers ses nouvelles les plus célèbres comme Nouvelle du jeu d’échec [Le joueur d’échec], Impatience du cœur [La pitié dangereuse], Amok, Lettre d’une inconnue, Confusion des sentiments ou son  Buchmendel [Le bouquiniste Mendel] et tant d’autres — sans compter ses biographies. On peut aimer Buchmendel, où le personnage du bouquiniste fascine le lecteur. Voici un homme qui ne connaît rien d’autre que ses livres et ne s’aperçut pas du début de la Première Guerre mondiale, continuant à expédier ses missives à tel ou tel libraire d’éditions rares à Paris ou Londres. Un jour la police l’arrête le soupçonnant de complicité avec l’ennemi. L’artiste, l’écrivain sont un peu ce bouquiniste qui ne vit que dans sa réalité, où sa passion des livres l’emporte sur la condition adamantine de l’homme. L’art transfigure la vie.
«Aucun artiste n’est pleinement et continûment artiste pendant les vingt-quatre heures que compte chacune de ses journées. Les choses essentielles et pérennes qu’il parvient à accomplir se cristallisent toujours dans les quelques rares instants d’inspiration qu’il lui est donné de vivre.
… comme partout dans l’art et dans la vie, les moments sublimes et inoubliables sont rares» (T. II, 1056).
Ses nouvelles ont traversé le siècle par leur force, leur style, leurs personnages. Ces derniers incarnent de puissants portraits psychologiques, qui sont en prise avec l’histoire mais aussi avec la condition humaine dans son opacité infrangible. Dans Les Grandes heures de l’humanité, il narre par exemple la fabuleuse aventure du câble et son inventeur, Cyrus West Field, dans le récit «Le premier mot qui traversa l’océan», ou alors il met en scène Dostoïevski dans «Instant héroïque». L’avant-propos analyse dans l’histoire comme dans la vie le divers comme le rare.
«Il faut toujours que naissent des millions d’êtres humains à l’intérieur d’un peuple pour qu’apparaisse un génie, il faut toujours que s’écoulent des millions d’heures oisives dans le monde pour que survienne une heure véritablement historique, une grande heure, une «heure stellaire» de l’humanité » (trad. par Stéphane Pesnel, id. T. II).
Nous rejoindrons Jean-Pierre Lefebvre considérant dans sa préface générale une œuvre qui suscita si peu — jusqu’à nos jours — d’éditions critiques malgré son «impressionnante et durable popularité planétaire». Par ailleurs, nous sommes assez surpris en face de cette oeuvre qui ne connut pas, semble-t-il, de purgatoire, de limbes, mais n’est-ce pas, a contrario, un mauvais signe, car combien d’œuvres parmi les plus magistrales n’en connurent jamais ?
N’est-il pas étrange alors cet écrivain viennois, suicidé à Pétropolis en 1942 avec sa seconde femme, Lotte, de dix-sept ans sa cadette, le 23 février, un mois avant la conférence de Wannsee, qui scella la «Solution finale» ? On a pu oublier que le président brésilien Getúlio Vargas lui organisa des obsèques nationales, quand les trains de la mort apportaient à Chelmno, à Belzec, à Treblinka, à Sobibor, à Auschwitz et partout en Ukraine où se déroulait la «Shoah par balles», leur cargaison de morts-vivants.
Le grand texte posthume de Stefan Zweig déjà nommé, Le Monde d’hier, Souvenirs d’un Européen [Die Welt von Gestern, Erinnerungen eines Europäers] fut publié en 1942 par Bermann-Fisher à Stockholm. Livre agonique par excellence (dont on peut admirer le manuscrit à la «Library of  Congress» à Washington, à qui il en fit don en reconnaissance de l’accueil qui lui avait été réservé). Si ce livre lui valut jusqu’à nous une part de sa gloire, il eut aussi ses détracteurs — comment cela peut-il en être autrement ? Au premier rang desquels Hannah Arendt, qui dénonça la cécité de l’écrivain exilé quant à l’antisémitisme autrichien.
Un court chapitre de ce livre mérite une attention particulière : «La lutte pour la paix fraternelle». Zweig répond trente-sept ans plus tard dans ces pages au «manifeste insensé» publié sous le titre L’APPEL des intellectuels allemands aux nations civilisées, du 4 octobre 1914. Romain Rolland y incarne aussi la figure du pacifiste. Zweig y évoque la guerre des tranchées telle un abattoir où l’on menait par trains entiers des soldats par millions. L’image des trains hôpitaux le submergeait encore à la fin de sa vie par l’enfer dont ils témoignaient. Il cite la parole d’un «vieux prêtre aux cheveux blancs» qui dit «Mais je n’ai jamais cru possible un tel crime de l’humanité». Avec la «terreur exclusivement inhumaine» des hordes nazies lancées vingt-cinq ans plus tard sur la Pologne puis sur la plus grande partie de l’Europe, Zweig comprit que l’on avait à faire pour de bon à un «crime contre l’humanité».
Si l’œuvre de Stefan Zweig rentre aujourd’hui en Pléiade c’est assurément qu’elle porte en elle une parole universelle où la passion pour l’humain l’emporte sur tout, sur l’égoïsme ou l’indifférence, sur le tragique de l’existence allant jusqu’au désespoir d’un homme qui préféra la mort volontaire plutôt que d’assister à une tragédie, qui le concernait si intimement, sans pouvoir rien faire. Zweig acheva ainsi La Nuit fantastique :
«Qui s’est trouvé lui-même un jour n’a plus rien à perdre en ce monde. Et qui a compris un jour l’être humain, qui est en lui, comprendra tous les hommes» (T. I, 754).
Il y a un mystère Zweig que cette édition critique éclaire sans nul doute mais qu’elle approfondit aussi un peu plus.