Günter Krämer n’avait pas manqué pour les deux premiers volets de sa Tétralogie de convoquer, avec lourdeur parfois, tout un imaginaire fasciste et l’on osait à peine espérer que Siegfried, déjà si affreusement défiguré par l’Histoire, puisse y échapper. Pour cette production le décorum nazi est resté en coulisse. Il faudrait s’incliner devant le tour de force qui libère enfin l’œuvre du poids du passé. Mais pour arriver à ce résultat le metteur en scène a dû renoncer à l’élément mythologique, sacrifier la féerie au profit d’une réactualisation cinglante et grotesque de la fable.

Siegfried face à la laideur du monde

Comme avec L’Or du Rhin et son panthéon hollywoodien, Krämer continue de s’attaquer aux mythes contemporains qu’il superpose au merveilleux wagnérien. Dès le premier acte, le nain Mime prend des allures de desperate housewife. Sa grotte a disparu et il devient une ménagère prisonnière d’un intérieur aseptisé, dont il s’échappe entre deux bouffées de cannabis. La société de consommation et ses rêves de confort moderne virent en un lugubre tableau.

Les étapes initiatiques auxquelles est soumis Siegfried sont également l’occasion de pointer les travers du monde moderne. Lorsque le héros reforge l’épée brisée de son père, le décor se transforme en haut fourneau et trahit la menace d’une industrialisation de masse. La magnifique forêt qui se déploie à l’acte II est traversée par une voie de chemin de fer, comme pour rappeler que l’homme est à l’origine de la dégradation de la nature et de l’enlaidissement du monde. Le dragon Fafner cède la place au chef d’une guérilla armée, la mise en scène pointant ici l’aliénation du collectif à une figure puissante et charismatique. Enfin, en emprisonnant son Siegfried dans un costume d’écolier, c’est la dimension héroïque même du personnage que déconstruit à dessein Krämer. Lorsqu’il s’agit de réveiller Brünnhilde, le héros semble surtout un adolescent pressé de perdre son pucelage. Ridiculiser Siegfried, comme pour l’exorciser de ce que l’Histoire en a fait.

Le joyeux vainqueur

Des quatre volets de la Tétralogie Siegfried est peut-être le moins écouté. Et son personnage éponyme, de tous les héros wagnériens, est certainement le plus insupportable. Sa fougue est pleine de brutalité, sa candeur frôle la sottise, il n’existe qu’à travers ses actes et semble incapable d’avoir un mouvement réflexif. Ses triomphes trop faciles ont un goût amer. Mais surtout les fantômes du passé, qui jonchent l’inconscient collectif, semblent avoir pour longtemps perverti sa belle jeunesse en une effroyable vision que résume avec justesse Patrice Chéreau, évoquant son travail sur le Ring du centenaire : « J’avais vu sur le plateau, à Bayreuth, l’image terrible d’un jeune Allemand blond forgeant une épée pendant qu’un petit Juif essayait de fabriquer son poison […]. » (Lorsque cinq ans seront passés : sur le Ring de Richard Wagner, 1994) La contamination de l’antisémitisme de Wagner à sa musique fait toujours débat, mais il est certain que Siegfried, avec sa blondeur solaire et sa force de demi-dieu, aura déchaîné les fantasmes du nazisme. Pourtant Wagner imagine un héros dont la toute-puissance est relative car elle ne l’empêche pas, dans le Crépuscule, de devenir l’instrument d’obscures machinations et finalement de succomber. Lorsqu’en 1851 Wagner entame la rédaction de Siegfried, encore tout enflammé de l’insurrection de Dresde à laquelle il prit part, il envisage très certainement le jeune héros comme l’incarnation d’une force révolutionnaire, comme une irrésistible puissance de changement. Puis, épuisé par son rêve colossal et accaparé par d’autres travaux, le compositeur laisse sa partition inachevée et Siegfried endormi sous un tilleul. Il ne termine son ouvrage qu’en 1871, mais la fraîcheur est passée. Wagner a connu la détresse de l’exil, des amours contrariées, la pauvreté, et surtout ce Paris du Second Empire qui rejette Tannhäuser et le chasse de France. Après ces tempêtes Siegfried ne sera plus le libérateur positif de l’humanité, car sa liberté se mue en une hystérie qui brise tout ce qu’elle étreint. Le héros ne devient véritablement touchant que lorsqu’il se sociabilise, d’abord en voulant apprivoiser un oiseau et enfin lorsqu’il trouve Brünnhilde endormie. Sa découverte de l’altérité l’éloigne peu à peu du rapport premier, c’est à dire à la fois fusionnel et violent, qu’il entretient avec le monde. Sa force semble s’évanouir ; alors il n’est plus que frissons, c’est-à-dire pleinement humain.

Un scherzo enchanté

Si le Ring, ainsi qu’on a pu le présenter, est une sorte d’achèvement hyperbolique de la symphonie romantique à travers un processus de dramatisation – amorcé par Beethoven et dont L’Ode à la Joie était le premier sommet – il faudrait concevoir L’Or du Rhin comme un allegro maestoso où s’expose dans toute leur clarté les grands thèmes de l’œuvre en devenir, La Walkyrie comme un andante passionné, et Le Crépuscule des Dieux en terrible final con fuoco. La place dévolue à Siegfried apparaît dès lors comme celle, traditionnelle, du scherzo ; page plaisante et joyeuse qui dissipe les ténèbres précédemment accumulées, et pourtant prépare en contre-point la catastrophe finale.

Philippe Jordan s’en tire avec maestria, poursuivant sa belle progression depuis L’Or du Rhin, il promet de rester comme l’un des grands chefs wagnériens de sa génération. Il évite deux écueils en se gardant à la fois de la noirceur inhérente aux personnages de Mime, d’Alberich, de Fafner et par endroit de Wotan, mais aussi en tenant à distance l’euphorie furieuse de certains passages, en particulier dans la scène de la forge.

Torsten Kerl est un beau Siegfried mais, manquant par moment de puissance, il n’arrive pas à s’extraire de la posture du nigaud où l’enferme Krämer. À l’inverse le Mime de Wolfgang Ablinger-Sperrhacke excelle dans son rôle de clown démoniaque, aussi risible qu’inquiétant. Le Fafner de Peter Lobert est caverneux à souhait, et c’est avec plaisir que l’on retrouve l’Alberich de Peter Sidhom, déjà présent dans L’Or du Rhin. Mais c’est assurément Egils Silins en Wotan qui domine cette distribution. Trop fragile dans La Walkyrie, il trouve avec Siegfried ses marques, celles d’un souverain écrasé par le poids des âges et qui rêve sa jeunesse enfuie. Il promène un chant élégant et mélancolique jusqu’à ce que Siegfried lui porte le coup fatal. Le dieu déchu ne reparaîtra plus. Alwyn Mellor, Brünnhilde maladroite et effacée dans La Walkyrie, offre contre toute attente un réveil solaire et révèle une profondeur tragique qui devrait trouver à s’épanouir dans Le Crépuscule des Dieux. Enfin, saluons une fois de plus l’Erda de Qiu Lin Zhang à qui, cependant, nous osons conseiller de ménager quelque peu ses vibratos, souvent superflus devant l’exceptionnelle profondeur de son timbre.


Informations

Siegfried

Deuxième journée en trois actes du festival scénique L’Anneau du Niebelung (1849-1876)
Musique de Richard Wagner (1813-1883)
du 21 mars au 15 avril 2013, reprise le dimanche 23 juin 2013

Philippe Jordan Direction musicale
Günter Krämer Mise en scène
Jürgen Bäckmann Décors
Falk Bauer Costumes
Diego Leetz Lumières
Otto Pichler Chorégraphie

Torsten Kerl Siegfried
Wolfgang Ablinger-Sperrhacke Mime
Egils Silins Der Wanderer
Peter Sidhom Alberich
Peter Lobert Fafner
Qiu Lin Zhang Erda
Alwyn Mellor Brünnhilde
Elena Tsallagova Waldvogel

Orchestre de l’Opéra national de Paris