Paris, le 1er avril 2013

Quiétude de Pâques à la campagne. Deux revues à lire : Les Temps modernes, Commentaire.

Il y avait jadis dans l’une des bibliothèques de Guitrancourt, celle de la pièce verte, comme on l’appelle encore, toute la collection des Temps modernes, du numéro1 jusque vers 1960-65, il me semble. On revivait, à la lire, les années d’après-guerre, quand Sartre pondait à tire-larigot ses articles âpres et enjoués, dézinguant le bourgeois avec une alacrité entraînante – qui entraînait et déniaisait les bourgeois, ses lecteurs. Beauvoir et lui étaient bohèmes,  bobos avant la lettre. Mais alors, être bobo, c’était autre chose qu’en 2013 : c’était subversif. Malraux, Aron, si je me souviens bien, figuraient au sommaire du numéro 1 ; ils ne restèrent pas longtemps.

Ceux qui n’ont pas lu les premiers Temps modernes ne savent ce que c’est qu’un maître à penser. Quand Sartre gonflait ses joues, son souffle devenait vent, tempête, tornade, et on faisait le gros dos dans l’intelligentzia. Il n’y avait personne pour lui tenir tête. Seuls s’y risquaient les porte-parole des grandes organisations, le Parti communiste, l’Eglise, et ils ne faisaient pas le poids. Qui se souvient de la place que faisait à Sartre l’encyclique Humani generis, de 1950 ? Un audacieux court-circuit épistémologique en faisait le descendant de Darwin : « La fiction de cette fameuse évolution, faisant rejeter tout ce qui est absolu, constant et immuable, a ouvert la voie à une philosophie nouvelle aberrante, qui, dépassant l’idéalisme, l’immanentisme et le pragmatisme, s’est nommé existentialisme, parce que, négligeant les essences immuables des choses, elle n’a souci que de l’existence de chacun. »

Pour faire bonne mesure, Pie XII s’en prenait aussi à « un faux historicisme qui, ne s’attachant qu’aux événements de la vie humaine, renverse les fondements de toute vérité et de toute loi absolue dans le domaine de la philosophie et plus encore dans celui des dogmes chrétiens. » Mais le mal peut-être le plus grave parce qu’intérieur et sournois, c’était  « l’irénisme » de certains clercs, leur désir de pactiser avec l’ennemi en réformant la théologie. C’est dans ce contexte que le père de Lubac, on l’a vu, fut interdit d’enseignement théologique.

J’avoue que quelque chose en moi vibre à la lecture de cette prose hautaine. Appelons ça le goût de l’absolu. J’ai commencé en littérature par Le Bourgeois gentilhomme, mais par Le Contrat social en philosophie. Je ne suis point né tolérant. Ce fut un long apprentissage, un chemin de croix, si je puis dire. Et je ne suis pas allé plus loin que le dit de Churchill : la démocratie est le pire des systèmes, à l’exclusion de tous les autres. Les harmoniques du discours totalitaire ne me laissent pas indifférent, d’ou cette longue citation :

«  (…) négliger, rejeter ou priver de leur valeur tant de biens précieux qui au cours d’un travail plusieurs fois séculaire des hommes d’un génie et d’une sainteté peu commune, sous la garde du magistère sacré et la conduite lumineuse de l’Esprit-Saint, ont conçus, exprimés et perfectionnés en vue d’une présentation de plus en plus exacte des vérités de la foi, et leur substituer des notions conjecturales et les expressions flottantes et vagues d’une philosophie nouvelle appelées à une existence éphémère, comme la fleur des champs, ce n’est pas seulement pécher par imprudence grave, mais c’est faire du dogme lui-même quelque chose comme un roseau agité par le vent. Le mépris des mots et des notions dont ont coutume de se servir les théologiens scolastiques conduit très vite à énerver la théologie qu’ils appellent spéculative et tiennent pour dénuée de toute véritable certitude, sous prétexte qu’elle s’appuie sur la raison théologique.  De fait, ô douleur, les amateurs de nouveautés passent tout naturellement du dédain pour la théologie scolastique au manque d’égards, voire au mépris pour le magistère de l’Eglise lui-même (…) »

Ah ! Ceux qui n’ont pas lu les encycliques de pie XII ne savent pas ce qu’estla pensée totalitaire. J’adore tout spécialement :

– « sous la conduite lumineuse de l’Esprit-Saint. » Nous autres simples mortels,  nous l’interrogeons, l’Esprit-Saint : « Ché vuoi ? » Que Ta Volonté soit faite, mais quelle est-elle ? Nous nous évertuons à la déchiffrer. Eh bien, vue du magistère sacré, cette Volonté est limpide. De même, jadis, la raison qui rusait avec tout le monde, avec le Kremlin marchait droit. Oui mais… qui est dans les fameuses « poubelles de l’histoire » ? Alors que le Vatican jouit d’une éternelle jeunesse.

– « des notions conjecturales. » C’est l’adjectif que je retiens. Il a pour antonyme certain. Dans les années 50, Lacan classait la psychanalyse parmi les « sciences conjecturales », par opposition à celles qu’on appelle « dures », tandis que l’Eglise ne mégote pas : elle tient la théologie, quand elle est éclairée par l’ES, pour une science dure. Hypothèse : il y a eu une vogue de l’adjectif « conjectural » dans les années 50. A vérifier.

– « une existence éphémère, comme la fleur des champs. » Celle-là, je la replacerai.

– « faire du dogme quelque chose comme un roseau agité par le vent. » J’ai choisi le vent.

– « énerver la théologie. » J’aime ce verbe, au sens des Enervés de Jumièges.

– « ô douleur. » Dans les encycliques plus récentes, je ne crois pas que l’on trouve de pareilles apostrophes. Si je ne faisais pas psychanalyste, comme j’aimerais étudier le style des bulles romaines !

Le banquet des singularités

Retour aux Temps modernes.Ceux qui n’ont pas lu le dernier numéro intitulé « Critique de la critique » ne savent pas ce que c’est que l’absence de tout maître à penser. Tout est roseau agité par le vent, tout est fleur des champs, éphémère comme l’est ce blog lui-même. Chacun est très « personnel », très « Un-tout-seul ». Ce n’est plus le « Un pour tous, tous pour un ! » des Mousquetaires du Roy, mais « Chacun pour soi et Dieu… pour tous ?… pour personne ? »

Je lis tout le numéro avec intérêt, j’échoue à former la moindre idée générale. Hegel dit : « La nature nous montre une multitude infinie de figures et de phénomènes singuliers ; nous éprouvons le besoin d’apporter de l’unité dans cette multiplicité variée ; c’est pourquoi nous faisons des comparaisons et cherchons à connaître l’universel qui est en chaque chose. » Le seul universel qui est en chacun de ces brillants prosateurs, c’est le singulier. Le fait est que des singularités rassemblées ont un air de famille.

Quand je pousse la porte du Flore, j’ai toujours cette impression.

Ricardo et Schumpeter

Commentaire. J’ai été abonné. C’est la mieux tenue des revues politiques et littéraires, la dernière, en somme, à avoir un maître à penser. Que celui-ci date de l’époque de Sartre et qu’il soit défunt, n’enlève rien au rayonnement de sa pensée, ou plutôt au caractère exemplaire de son attitude. L’esprit de Raymond Aron a choisi de se réincarner en la personne d’un Corse qui mène son affaire de main de maître, et n’a pas son pareil pour recruter la fine fleur de nos élites. Le précédent avatar de la liberté de l’esprit s’était révélée financée par la CIA, laquelle avait jadis mauvaise réputation. Du coup, Commentaire est, à ma connaissance, la seule revue à publier ses comptes.

Lire la Revue des deux mondes est un plaisir. Lire Commentaire est un travail. La première affiche la futilité, la seconde le sérieux. Il se dégage de ses pages un délicieux parfum de Monarchie de Juillet. C’est sous Louis-Philippe que s’est forgée la France moderne, me disait un jour Foucault. Ces messieurs – pas une femme au sommaire du dernier numéro – ont un sens très profond de leur supériorité intellectuelle, qui n’est pas feinte, et de la folie des hommes, tout spécialement des Français. Ce sont des libéraux,  c’est-à-dire, chez nous, une secte. Elle a ses dieux-lares : Tocqueville, Renan. Ce ne sont point des ultras du libéralisme, mais des modérés, humanistes et hédonistes. Ils se savent minoritaires en France, mais majoritaires en Occident, car en communion avec l’esprit « anglo-saxon ». Ils ne renient pas pour autant le catholicisme romain, dont à mon souvenir ils parlent peu. Il y a là un mixte original.

L’article qui ouvre le numéro est d’un socialiste. Il s’agit de M. Pascal Lamy, qui préside l’Organisation mondiale du commerce. Il énonce du point de vue de l’économie des thèses limpides sur l’état du monde et son avenir. Le monde contemporain ne commence pas avec la chute du Mur de Berlin, 1989  ni avec la fin de l’URSS, 1991, mais avec la fin du dollar convertible, décidée par Nixon  en 1971. Le système qui depuis lors mène le monde procède de Ricardo et Schumpeter. Son moteur est la technologie. Deux révolutions depuis 40 ans : l’information et les télécommunications ; le conteneur, qui a divisé par 50 le coût du transport à la tonne. Révolutions à venir : les biotechnologies, les nanotechnologies. La crise ? Elle a pour origine le défaut de régulation de l’industrie la plus globalisée, la finance.

La thèse sur l’Europe est en somme celle d’Alain Minc, « un coin de paradis », mais formulée sans provocation : à lui seul le contient absorbe 50% des dépenses de sécurité socile dans le monde. Conclusion : ce qui distingue l’Europe, « un savant dosage de de liberté, de sécurité, de social, de marché, d’efficacité », exige l’union politique.

Le retour de Dieu

Telle est l’option de nos élites. Elles voient le clivage droite-gauche dépérir, remplacé par : ou l’Europe ou l’Etat-nation. Cependant, pour que la substitution s’accomplisse, il faudrait, que les questions dites de société ne donnent lieu qu’à des conflits de basse intensité. Or, ce n’est pas ce que l’on observe, par exemple, avec la querelle du « mariage pour tous ».

L’Eglise de France ne se contente pas de revendiquer une place plus important dans l’espace public. Elle coordonne des actions de rupture qui étaient jusqu’alors l’apanage de groupes minoritaires. On en a vu à Rennes les effets, lors du Forum de Libération : un climat de « panique morale », comme s’exprime le philosophe Ruwen Ogien. Le Vatican, pourtant, souhaite l’unification politique de l’Europe. N’est-ce pas contradictoire ?

Dans un entretien inédit, qui date de 1981, Aron rappelle qu’il est l’inventeur de l’expression « religion séculière ». « Les religions séculières, dit-il, ont été les substituts des religions » ; « il n’en reste plus grand chose. » Exact. Seulement, au début du XXIe siècle, les religions apparaissent comme les substituts de leurs substituts. Le regain d’activisme de l’Eglise catholique tient sans doute au fait qu’elle a tiré la leçon des succès de l’Islam et des évangéliques brésiliens. C’est le retour de Dieu, que Lacan prophétisait dès 1973, dans l’incompréhension générale. Le pape François annonce quelque chose comme une Reconquista.

Paris, le 2 avril 2013

Gérard n’aime pas me voir trop content de moi. « Ne t’imagine pas que tout le monde aime ton blog » me disait-il l’autre soir. Eh bien, pour aujourd’hui, je m’en vais passer la plume à quelqu’un d’autre. Je n’ai pas eu jusqu’ici le loisir de faire lire la lettre que Mitra Kadivar m’a écrite de Téhéran le 12 mars dernier.

Une lettre de Mitra Kadivar

Cher Jacques-Alain

J’ai lu attentivement le communiqué de la SIHPP, qui est présidée par Mme Élisabeth Roudinesco et qui a pour son secrétaire M. Henri Roudier, envoyé le mercredi 13 février 2013. Voici mes réponses à quelques unes de leurs divagations.

1- M. Henri Roudier réclame que « après un épisode psychotique… j’ai été normalement traitée… et que je suis sortie (de l’hôpital) dans des conditions normales ». Il faudra demander aux psychiatres du monde entier si un épisode psychotique aurait été « normalement traite’ » d’après le régime suivant :

–         Aucun traitement pendant les quatre premières semaines suivantes l’hospitalisation, qui a eu lieu le 24 décembre 2012

–         Le 20, 21 et 22 janvier 2013 : 1 mg de Risperidone le soir

–         Le 23, 24, 25 et 26 jan 2013 : 5 mg d’injection d’Halopéridol le soir

–         Du 27 jan au 5 fév. 2013 (9 jours) : 2 mg de Risperidone le soir

–         Du 6 au 10 fév. 2013 (5 jours) : 3 mg de Risperidone le soir

–         Arrêt  brusque du médicament le 11 février 2013, pendant que j’ai été encore hospitalisée

C’est à dire que en somme j’ai reçu 17 jours de Risperidone à raison de 2 mg /j en moyenne, plus 5 jours d’Halopéridol 5 mg/j, ce qui aurait permis que je sois sortie de l’hôpital « dans des conditions normales » !

En plus, je dois avouer que j’ai recraché la quasi totalité des comprimés de Risperidone et que les psychiatres aussi le savaient, c’est pourquoi ils se sont permis d’arrêter le médicament brusquement. Ils ont gardé leur attitude de l’autruche pendant toute la période de mon hospitalisation pour pouvoir échapper à une poursuite éventuelle à la justice.

J’ajoute que j’ai reçu 0,5 mg de Biperiden les 2 derniers jours du « traitement », que j’ai recrache’ aussi.

2- Le texte du communiqué réclame que j’ai été « internée pour un épisode psychotique… après un trouble a` l’ordre publique… car je voulais installer chez moi… un centre pour toxicomanes ». D’après la législation iranienne, étant donné que je suis et médecin et psychanalyste, j’ai parfaitement le droit d’installer un centre pour les toxicomanes dans ma propriété et que cela n’est en aucun cas considéré un trouble à l’ordre publique, et par conséquent le diagnostic de l’épisode psychotique basé sur cette prémisse est complètement faux.

3- SIHPP se réclame d’être une société internationale de l’histoire mais apparemment dans cette société on ignore tout de la géographie puisqu’ils croient que le monde entier se contient entre la mer Noire et la mer de Chine ! En tout cas moi, je suis membre de l’Association mondiale de psychanalyse et je sais qu’au moins il existe 1635 autre analystes à coté de ou supérieurs à moi et que je ne suis pas « la plus grande psychanalyste du monde ». Seulement moi, je connais la géographie et je sais que je suis le seul membre de l’AMP qui se trouve dans cette limite de l’entre deux mers. Et puisque je vous parle à vous, le fondateur de l’AMP, je peux me déclarer tranquillement être la seule.

4- Quant à ce soit disant opposante lacano-lacanienne, Mme Roudinesco aurait dû lire plus attentivement ce « document de 70 pages ». Car le 20 décembre 2012 je vous écris qu’il n’y a rien de grave et que je vous dis que pour me libérer du commissariat j’ai du appeler le ministère de l’Intelligence. Est-ce qu’un opposant aurait fait ça ? Est-ce qu’un opposant aurait obtenu du ministère de l’Intérieur de son pays l’autorisation de fonder la première association de psychanalyse de son pays et que cette association aurait été reconnue d’utilité publique par ce même ministère ? En plus, sur ce point aussi je peux me déclarer être la seule entre ces deux mers d’avoir réussi un tel exploit ! C’est pourquoi je peux prétendre d’obtenir l’affiliation à l’AMP pour notre Association. Par contre parmi les amis de Mme Roudinesco il y a un nommé M. Foad Saberan que nos recherches à son sujet dans Internet nous a régulièrement conduit à des sites filtrés par les autorités, ce qui indique que c’est lui qui a probablement quelques problèmes avec les autorités iraniennes. Mais ça c’est son affaire.

5- On prétend que j’aurais dit « qu’il ne faut pas faire de psychodrames ou de psychothérapies, mais seulement de la psychanalyse » ! Je défis quiconque de trouver cette phrase attribuée à moi dans ce « document de 70 pages ». J’ai simplement dit que ceux qui font de psychothérapies ou de psychodrames ne sont pas psychanalystes. Et si je me autorise de le dire c’est parce que Freud l’a dit avant moi. Il l’a dit dans sa XXXIVeme conférence dans « New Introductory Lectures » de 1933. En tant que des historiens de la psychanalyse ils devraient connaître ce texte !

6- Quant à ce mot miracles si cher à cette dame, c’est le mot le plus gentil qu’on puisse utiliser a` propos d’un traitement qui s’interrompt subitement à la suite d’une campagne d’opinion. En plus que cela montre que cette dame est dépourvue de tout sens de l’humour.

7- La campagne d’opinion était lancée à partir du 7 février 2013, alors comment peut-on la faire signer à partir du 25 janvier 2013 ? On voit que dans leur hâte de calomnier ils peuvent se permettre toute sorte d’étourderies.

8- Ce soit disant délire à deux avait été signé par 4500 personnes à travers le monde entier. On n’a pas un délire à 4502 en psychiatrie, sauf si les historiens de la psychiatrie en ont trouvé un dans l’histoire de la psychiatrie. Dans ce cas je leur serais reconnaissante de me le faire connaître.

Bien à vous

Mitra

L’affaire Cahuzac

Olivia m’apprend les aveux de Cahuzac. Je dis : « Ce que l’Autre ne sait pas n’existe pas. » Elle me propose de lui livrer un texte dans la demi-heure. Je relève le défi. A lire dans Le Point ce jeudi. Cette question d’ontologie subjective demande de plus amples développements.