Paris, le 29 mars 2013

Demain, le Forum Libération de Rennes. Jorge Forbes, venu pour les fêtes comme si Paris était une banlieue de São Paulo, fera le voyage avec moi.

Mettez ensemble une ministre socialiste, un philosophe catholique, un psychanalyste lacanien, et invitez-les à disserter sur : « Famille unique, pensée unique ? » S’il n’y a pas trois monologues, sur quoi roulera le débat ? la famille, son histoire, son avenir ? mariage et divorce ? la pensée unique ? libéralisme, thomisme, freudisme ? les homos, les mœurs, les mentalités ? Je préviens Maria à La Règle du jeu qu’elle n’aura rien de moi jusqu’à mardi.

 

Paris, le 30 mars 2013

Retour de Rennes. Dans le wagon, des intervenants du matin : le ministre Peillon au mieux avec l’ancien ministre Ferry ; Christian de Margerie, le PDG de Total, au mieux avec ses moustaches. Jorge, grand ami de Luc Ferry, nous photographie tous les trois.

J’avais jadis invité le jeune Ferry à venir me voir rue de Navarin avec son ami Alain Renaut. Elèves d’Alexis Philonenko quand je l’avais été d’Althusser et Derrida, germanistes de première qualité quand j’étais angliciste, ces jeunes philosophes sorbonnards (ni ulmiens, ni cloutards) mettaient Kant et Fichte à l’ordre du jour. A Ulm, j’avais été le seul avec Bouveresse à manifester du goût pour Fichte. Leur allant forçait mon admiration, alors qu’ils n’étaient pas de la paroisse, on le vit bien quelques années plus tard quand leur pamphlet, La Pensée 68, défraya la chronique. Je leur demandai pour Ornicar ? un article sur leur « retour à Kant ». Ferry se souvient que je me rendis à l’un de leurs premiers colloques ; il viendra volontiers, me dit-il, au Champ freudien. Nous avons un lien de famille qui s’est noué à Guitrancourt : son frère Olivier a épousé Sylvie, sœur de Laurent, mari de ma nièce Catherine.

Jorge raconte notre voyage sur Twitter à ses 6 000 followers. Je n’ose penser à ce que Rémi Brague mettra en circulation sur son réseau à lui. Déjà il avait confié au public avoir mal dormi. Le petit texte qu’il avait préparé avançait six thèses. La première évoquait la rencontre de l’ovule et du spermatozoïde. Je la discute ex tempore, et de fil en aiguille j’en viens à dire que, consulteur du saint-office, je ferais mieux que lui. Mme Bertinotti fut plus civile.

Le soir, Eve nous a pris des places pour Le Prix Martin, de Labiche, à l’Odéon, dans une mise en scène de Peter Stein. Le maître allemand parle de Labiche dans des termes saisissants : il est « incorruptible » ; sa critique du bourgeois vaut pour l’Europe entière ; révolutionnaire devenu conservateur, il n’a rien perdu de son scepticisme analytique ; dans cette pièce, il est « au sommet de son art de la ruse » ; son texte est d’autant plus précis que sa langue est plate (Libération du 28 mars). En le lisant, je me dis que les Allemands pensent quand les Français plaisantent.

« Je suis un représentant de la médiocrité, dit Stein. Servir me plaît, ce doit être mon côté protestant. »

Paris, le 31 mars 2013

Labiche, un révolutionnaire devenu conservateur, dit Peter Stein. C’est tout Carla, ça, et c’est toute l’histoire de la France moderne. « Je me suis embourgeoisée, au sens antique du mot [Entendez : au sens de Labiche.] Par rapport aux enfants, à la famille, je n’aurais jamais imaginé être celle que je suis devenue »  — Libération, 30 et 31 mars, p. 21.

Béni des dieux au concours d’entrée de l’Ecole normale, j’étais tombé à l’oral, en histoire moderne, sur « Les Principes de 89 ». En ce temps-là, je savais par cœur la somme de Georges Lefebvre sur la Révolution française, la corrélation des émeutes et du prix du pain, etc. Je ne m’en étais pas tenu aux principes, je m’étais intéressé à leur application. J’avais fait un sort au décret d’Allarde et à la loi Le Chapelier, qui proscrivaient les corporations des métiers, les syndicats, les mutuelles, le compagnonnage, les rassemblements séditieux, les grèves. J’avais poussé jusqu’à Thiers, héritier de 89 et bourreau de la Commune. J’avais eu un 15, je crois, mais j’avais gagné d’être cité dans le rapport du concours comme le parangon des candidats débordant de leur sujet. Eh bien, 50 ans plus tard, « plein d’usage et raison », je persiste et signe. J’avais raison, mes examinateurs avaient tort.

« Liberté, Egalité, Fraternité », j’y souscris, mais c’est aussi « Exploitation, Répression, Ségrégation ». La bourgeoisie héroïque, classe révolutionnaire, a ouvert la voie aux exploiteurs les plus déterminés, les plus féroces, que l’histoire ait connus. La planète une fois mise en coupe réglée, on lorgne la galaxie. J’en reviens toujours à la parole  de Talleyrand : « Ceux qui n’ont pas vécu avant 1789 ne connaissent pas la douceur de vivre. » Ce n’est pas vrai que de l’aristocratie. Encore un effort, et c’est retour à Aristote, via saint Thomas. Mais comment faire ?

Labiche est du temps où les bourgeois, n’ayant pas encore avalé la bohème, étaient ploucs – « philistins », disait-on alors. Jean Richepin les rima et Brassens les chanta.

Philistins, épiciers

Tandis que vous caressiez

Vos femmes

 

En songeant aux petits

Que vos grossiers appétits

Engendrent

 

Vous pensiez :  » Ils seront

Menton rasé, ventre rond

Notaires « 

 

Mais pour bien vous punir

Un jour vous voyez venir

Sur terre

 

Des enfants non voulus

Qui deviennent chevelus

Poètes…

Voilà qui n’est point prévu par les frigidiens : « 1 philistin + sa femme = 1 enfant non voulu. »

Les bourgeois stigmatisés par Sartre et les existentialistes sont ceux-là, ceux de Labiche, de Daumier, de Monnier. Flaubert aima Le Prix Martin. Bouvard et Pécuchet sont deux, comme sont deux Ferdinand et Agénor. Avant eux, il y eut Rosencrantz et Guildenstern, qui sont, disait Wilhem Meister — et Lacan le rappelle — la société elle-même. Deux veut dire que l’Un n’est plus tout seul. Deux, deux hommes, suffisent à mettre à l’horizon le Léviathan hobbesien. C’est en quoi :

a) la psychanalyse est une psychologie sociale, dit Freud ;

b) l’inconscient est un discours « transindividuel », dit Lacan ;

c) la politique, c’est l’inconscient (encore Lacan).

Ce qu’est la politique, rien ne le montre mieux que Godot. On y trouve une nouvelle édition de la paire, elle-même dédoublée. Vladimir et Estragon assistent au spectacle que leur donnent Pozzo et Lucky. Le malheureux Lucky est là pour obéir et pour souffrir. Quand il parle, il est inaudible. Il finit mutique. On n’a jamais mieux parlé du prolétariat.

Ma lecture de Godot est vieux-marxiste. Beckett a saisi au lendemain de la WW 2, alors que se montait le Welfare State, que c’en était fait du « discours du maître » à l’ancienne. Ce n’est plus qu’un vague souvenir de Vladimir (Lénine), lui-même vague souvenir. Le capitalisme règne, parfumé à l’estragon. Avec lui arrive la grande manipulation des signes. Installé à la place du signifiant-maître d’antan, il y a le signe affichant son être de semblant. « La confiance règne ? » demande Libération, non dupe, parce que c’en est fini. La confiance, c’est toujours la confiance dans le signe. Axiomatique, psychanalyse et publicité l’ont ruinée, sauf à rêver un « retour à Platon » ou à saint Thomas d’Aquin.

Avant que le rideau ne se lève sur le désert d’aujourd’hui , les trois coups furent frappés. Le premier : le linguistic turn de Frege, Russell et Wittgenstein. La vogue de l’absurde dans les années 50 du XXe siècle fut le second, frappé au grand dam des sectateurs de Staline comme des fidèles de Pie XII. Le troisième, ce fut le structuralisme : Saussure qui genuit Jakobson, qui genuit Lévi-Strauss, qui genuit Lacan. En 1966, quand paraissait le premier numéro des Cahiers pour l’Analyse, Tom Stoppard, juif de Moravie comme Husserl et Freud, faisait jouer Rosencrantz and Guildenstern Are Dead.

Morts, Ferdinand et Agénor le sont presque. Presque  pareils aussi, sauf que le premier est marié et le second ne l’est pas — mais il couche avec la femme du premier. C’est un vaudeville du troisième âge. Quel est le principe du vaudeville ? C’est une variation de la famille parfaite de Frigide Barjot : non pas « 1 papa + 1 maman + 1 curé = 1 enfant », mais « 2 papa + 1 maman = 1 adultère. » Il en était ainsi chez les parents Strauss, Kahn étant l’amant — mais avec l’autorisation du mari, qui traduit le progrès de la bohème en terrain bourgeois. Chez Labiche, on est encore en deçà : quand Fernand apprend son infortune, il évoque le Moyen-Âge, il se promet « une vengeance qui fasse pâlir celle du sieur de Vergy ». Késaco ?

Wikipédia nous apprend que Dormont de Belloy ne fut pas seulement l’auteur du célèbre Siège de Calais, 1765, mais d’une Gabrielle de Vergy, 1777. « Elle est, selon la légende, l’amante de Raoul de Coucy. Celui-ci, avant de mourir en Terre Sainte, chargea son écuyer de porter, après sa mort, son cœur à la dame qu’il aimait [Evidemment, s’il avait fait porter son cœur à la dame avant que d’être mort, nous serions dans un conte d’Alphonse Allais ou de Cami.] L’écuyer fut surpris par l’époux au moment où il s’acquittait de sa mission. Pour se venger, il prit le cœur et le fit manger à sa femme [En fait, nous sommes dans Crébillon père.] qui, instruite trop tard de son malheur, jura de ne plus prendre de nourriture et se laissa mourir de faim. » Que dire, sinon que « Un dessein si funeste, S’il n’est digne d’Atrée, est digne de Thyeste » ?

Ferdinand Martin n’a pas le mojo des jumeaux et du sieur de Vergy. Il organise un voyage touristique en Suisse, prévoit de pousser son rival dans un gouffre, y renonce car Agénor, malade, garde la chambre, renonce aussi à l’empoisonner au laudanum : « il n’y a que Dieu qui ait le droit de tuer son semblable. » C’est du Lacan tout cru ! Voilà pourquoi « il n’y a pas d’Autre de l’Autre » ! Solution : Ferdinand fourgue son épouse à Hernandez Martinez, son double sud-américain, et s’établit avec Agénor. Ils fileront le parfait amour en tapant le carton. Aujourd’hui, ils régulariseraient.

Les bourgeois d’aujourd’hui ne sont pas en paix avec eux-mêmes. Les ploucs vomissent les bobos, les bobos moquent les ploucs. C’est à droite que c’est le plus complexe. Quand M. Brézet rénove Le Figaro, d’une main il recrute Eric Zemmour pour déconstruire l’idéologie bobo, mais il lui faut de l’autre faire venir Nicolas Baverez, libéral aronien, fossoyeur des traditions plouc. En somme, le capitalisme divise la droite tandis qu’à gauche il remporte tous les suffrages. Voir sur ce point le dernier livre, difficilement réfutable, de Jean-Claude Michéa aux éditions Climats : Les mystères de la gauche : de l’idéal des Lumières au triomphe du capitalisme absolu. Pour être anticapitaliste aujourd’hui, il faut être ou trotskiste ou nationaliste. Les communistes, qui sont en affaires avec les socialistes, vous tiennent alors pour un braillard ou pour un fasciste.

Sartre avait la vue plus courte que Beckett. Il croyait le marxisme « l’horizon indépassable de notre temps », quand déjà c’était le capitalisme. Il est vrai que le marxisme, c’est d’abord la théorie du capitalisme.

Le Prix Martin à l’Odéon. Jusqu’au 5 mai.

http://www.theatre-odeon.eu/sites/default/files/pj/da_prix_martin.pdf