Vous connaissez la critique littéraire, ses prétentions, ses foucades, son art de se substituer au livre en question, ses vertus aussi, parfois, il faut bien le reconnaître (surtout quand ce sont des écrivains qui s’y mettent à propos des œuvres de leurs grands frères de jadis ; vous voyez qui je veux dire, inutile de les citer ici).
Mais connaissez-vous le Citationnisme ? Non ? Que des avantages ! Je vous le recommande avec beaucoup de chaleur.
Facilité (on cite, d’abondance ou pas). Liberté (on peut choisir, caviarder). Humilité (on ne joue pas à l’auteur(e) à la place de l’auteur(e). Gratuité (on lui laisse l’entière responsabilité, le bénéfice, le prestige ou l’opprobre de ce qu’il ou elle écrit). Fantaisie (on peut glisser quelques impertinences, quelques sourires à son propos comme au sien propre).

Certes, faute de pouvoir citer l’ouvrage en entier, on sélectionne des passages (pas forcément les meilleurs, les plus « spectaculaires », pour ne pas tout déflorer, priver le lecteur du continuum des grandes joies, peut-être aussi par un zeste de perversité). Ce qui est déjà un choix doublé d’un petit charcutage. Mais, soyons indulgent,s le Citationnisme n’en est qu’à ses débuts. (Vous continuerez le combat, améliorerez les choses. Merci beaucoup d’avance).

Arrêtons de faire languir. Première citation :
« En Wallonie, le paysage n’est pas souriant ; le ciel, gris, est souvent chargé. Les maisons sont basses, recouvertes à la chaux blanche, entourées d’une bande goudronnée de noir. Le chemin de Waterloo au prieuré de l’Hermite est poudreux, d’une couleur ocre.
Mouche’ et sa sœur traînaient des pieds, et le nuage de poussière qui s’élevait derrière elles transformait leur vieille grand’mère en terre cuite.
Le petit groupe longeait la forêt de Soigne, traversant ses clairières baignées de lumière froide, bordées de grands peupliers qui se balançaient en bruissant, puis traversait un champ de terre fertile où une charrette poussée par deux bœufs retournait dans son sillon la poussière d’os des soldats de l’Empire, pour semer de la betterave. »
Ce passage que j’aime beaucoup du roman que j’aime beaucoup de Marie Lebey que j’aime de même, Mouche’ (Editions Léo Scheer), roman consacré à sa mère qu’elle appelait ainsi dans son enfance rêveuse puis malheureuse (un père disparu dans un accident d’avion, puis sa sœur dans un accident de voiture), ce passage est précédé, de la part de la méchante fille qui se venge de la froideur de sa mère (belge) murée dans ses pertes, d’un pot-pourri de Pauvre Belgique, qu’elle balance un jour aux chastes oreilles maternelles venues jadis à Paris d’outre-Quiévrain.

Baudelaire, précise Marie Lebey que j’aime beaucoup, « avait des circonstances atténuantes (Merci pour lui, GH). La syphilis qui pourrissait son corps s’était propagée dans son esprit. Criblé de dettes (un peu comme moi, GH), à la fin de sa vie (pas comme moi, pas encore, GH), il avait fui Paris pour Bruxelles, où il donnait des conférences dans les salons de la bourgeoisie locale (sur quoi ? GH). Il se sentait humilié par ce peuple de blagueurs (des blagues belges ? GH). »

Voici ce passage (ma belgeophilie tardive m’a fait caviarder plusieurs citations de Marie Lebey, citant Baudelaire) :
« Méchanceté des petits pays (Belgique, Suisse), méchanceté des faibles, des roquets et des bossus (…) Le paysage aux environs de Bruxelles. Gras, plantureux, humide comme la femme flamande, sombre comme l’homme flamand. Verdure très noire. Climat humide, froid, chaud, chaud et humide, quatre saisons en un jour. La vie animale peu abondante. Pas d’insectes, pas d’oiseaux. L’animal lui-même fuit ces contrées maudites… »
A quoi Mouche’, qui a écouté sans sciller, répond au sujet de l’auteur des Fleurs du Mal :
« Ah la sale bête ! A la Libération, on l’aurait fusillé. »

Sur cette forte parole, continuons notre lecture. Deuxième citation :
« Je crois que c’est à la mort de ma sœur que ma mère s’est mise à chanter. Elle chantait pour un rien, n’importe où, n’importe quoi. Ces crises lyriques se déclenchaient lorsqu’elle se sentait diminuée par quelqu’un, sa belle-mère, une amie snob, un enfant qui lui avait répondu, un garçon de café pas aimable. Brusquement, elle se bloquait dans ses derniers retranchements et se mettait alors à fredonner d’une petite voix fébrile des bluettes d’avant-guerre, de Danielle Darrieux ou Jean Sablon, dont elle connaissait par cœur le premier couplet mais qui se terminait toujours par les traditionnels lalala ou nanana ; bouche-trous de sa mémoire défaillante. Son répertoire était un cimetière de vieux tubes. »

Finissons-en, Monsieur le bourreau. Troisième citation :
« Mouche’ avait eu une idée saugrenue. Au fond du couloir était remisée sur un mur une grande glace du Second Empire sur laquelle elle avait dessiné au marqueur des petits chevaux censés représenter chacune d’entre nous, qu’elle faisait avancer ou reculer en fonction des preuves d’amour que nous donnaient nos petits amis du moment ; un coup de téléphone, une invitation à dîner, un baiser.
En fin de semaine, lorsque nous délibérions dans la cuisine, c’était généralement l’avance d’Erika qui nous coiffait toutes au poteau. Son aventure avec un vieux nous plongeait dans la consternation, dans un profond coma dont nous ne nous réveillions que le lundi matin, pour constater, lorsqu’elle arrivait pour travailler, qu’elle avait gagné au tiercé. A chaque fois, elle arborait un accessoire différent, une paire de chaussures neuves, un sac de marque, un beau briquet pour allumer ses Dunhill menthol.»
Voilà. J’espère, par pur recopiage, vous avoir donné à sentir le parfum de ce livre à l’air primesautier, où les blessures et les plaisirs de la vie dansent ensemble un ballet d’oubli espiègle et de bourgeoisisme rêveur. Ballet qu’on ne reverra plus.

Place, maintenant, au théâtre.
Même principe. Citons, mes très chers frères, citons.
La pièce s’intitule Entrez et fermez la porte (Actes Sud-Papier). Si vous pouvez attendre un peu, je vous dirai, à la fin de la longue citation qui va vous être infligée pour votre plaisir, de qui est cette pièce. Rien là de gentiment sadique. C’est mieux, je crois, pour votre curiosité, pour le suspens, que vous lisiez avant de savoir who’s who.

Commençons et finissons en même temps par une des sept scènes, la scène 3, dite la scène de la Surdouée. Juste ceci, au préalable, pour votre compréhension : de très jeunes filles passent une audition en vue d’un film à venir, ce qui s’appelle dans le langage de la reine d’Angleterre (Shakespeare est définitivement out dans son propre pays) un casting. Le metteur en scène, volontairement invisible, caché derrière de puissants projecteurs, et quelque peu salaud parce que, de son propre aveu, passablement impuissant, intellectuellement et physiquement, met tour à tour les candidates à la question, autrement dit les fout moralement à poil, les pauvrettes. Et c’est plutôt la panique à bord.

–––––––––– La surdouée ––––––––––
[pantalon serré, luisant, petite veste cintrée, hauts talons, gros sac doré à l’épaule, portable]

ELLE
Bonjour, Maître ! (Elle sourit.) Je ne vous cache pas que j’aime assez cet instant. Ah ! Ce siège m’attend, je présume. (Elle traverse la salle d’une démarche assurée, saisit la chaise par le dossier, la retourne, s’assied en amazone.) Vous souhaitez que je regarde l’objectif, ou pâs ?

LUI
Qu’est-ce que je sens, mademoiselle ?

ELLE
À vrai dire… Avec ces lampes qui chauffent… Le jeu est excitant, mais…

LUI
Non. Je vous demande quelle est l’odeur que je sens, moi, depuis que vous êtes entrée.

ELLE
Ah, moi ? Vous ? Ah, pardon !… C’est mon parfum, rose-jasmin-mimosa… Il déchire, ou pâs ?

LUI (même ton)
Vous savez chanter, ou pâs ?

Sans problème aucun, elle enchaîne… Non seulement elle chante [New kind of love, de Maurice Chevalier], mais elle danse, danse de cabaret, jambes par-dessus la chaise. C’est assez spectaculaire.

LUI (l’interrompant)
Vous voulez être actrice, mademoiselle.

ELLE
Écoutez. Tout dépend du temps que cela me prendrait. Je déteste perdre mon temps, bien que j’en dispose d’avance par rapport à la majorité des gens puisque, figurez-vous que je suis une surdouée. Je savais lire à quatre ans, j’ai passé mon bac à quatorze, je suis déjà à Bac +2 et je n’ai que seize ans et demi… De surcroît, j’avais des ovaires épouvantables, les trompes bouchées, je faisais infection sur infection, bref, je ne peux plus avoir d’enfant. Résultat des courses : je me retrouve à moins de dix-sept ans à la tête d’un capital-temps fantastique. Alors j’adore apprendre, j’adore tout ce qui est nouveau, j’adore le contact humain, mais je m’emmerde vite puisque je vais plus vite que tout le monde… Vous concevez le handicap ? Bon. Ce qu’on peut faire… Je préfère que vous ne m’en parliez pas maintenant parce qu’il est hyper tard, mais je vais lire votre scénar, l’étudier un petit peu au calme et, le mieux, c’est que je vous téléphone, et qu’on se revoie… disons… (Elle fouille dans son sac, sort son portable.) Vous êtes dispo demain, ou pâs ? Je peux vous joindre ?

LUI
Pourriez-vous baisser votre pantalon, mademoiselle ?

ELLE (petit temps de stupeur)
Ah, pas aujourd’hui, je n’ai qu’un string ! Avec le cuir, tout marque, je suis désolée…

LUI
Il faut que je voie vos jambes.

ELLE
Enfin, ne peut-on attendre de voir, déjà, si… Oh, après tout, je vous aurai prévenu ! Je ne vais pas revenir pour ça… ! (En une seconde elle est cul nu, en veste de ville. L’un après l’autre, du bout du pied, elle rechausse ses hauts talons, allant et venant les bras croisés.) J’aimerais savoir. Comment ça se passe… Qu’est-ce que ça fait, dans la tête, quand on est, comme ça, metteur en scène de cinéma, qu’on porte un nom célèbre à l’échelle internationale… Vous vous levez, le matin, vous savez déjà que vous allez…

LUI
C’est moi qui interroge, mademoiselle ! Commencez par essayer de vous rappeler, je vous prie, le mot choisi par votre mère pour désigner vos premiers cacas…

ELLE (éclate de rire, gorge à la renverse)
Ah, ah, ah, c’est intéressant que vous me posiez cette question ! Je ne me souviens pas l’avoir évoquée avec votre assistant… Écoutez. Les latins l’appelaient le « caput mortuum » et on a longtemps cherché à savoir si la digestion se faisait plutôt par cuisson, maturation, fermentation, dissolution gastrique, chimique… etc. Quoi qu’il en soit, ce qui est effectif, c’est que les aliments séjournent dans notre estomac plusieurs heures à une température de plus de trente degrés Réaumur… Et c’est une fois parvenus dans le duodénum que, par un mécanisme admirable, sous l’action du mélange de différents fluides dont ils s’imprègnent, ils vont commencer à perdre cette couleur grisâtre et acide qu’ils avaient dans le pylore pour, peu à peu, se colorer en jaune à mesure qu’ils vont s’avancer vers…

LUI
Mademoiselle, je…

ELLE
Je sais, c’est un peu long, mais on ne peut pas répondre à la légère. La digestion est le phénomène qui a le plus de répercussions sur les états d’âmes. Souvent les gens que nous rencontrons sont agréables, ou pâs, selon qu’ils ont avec bonheur, ou pâs, réussi cette mission… D’un côté, vous avez les jeunes, chez qui la digestion, souvent, est accompagnée d’un léger frisson, et les vieillards chez qui plutôt… elle provoque une… Mais attendez, je vais me rhabiller, je serai plus à l’aise pour… (Elle s’empare du pantalon.)

LUI
Restez comme vous êtes !!! Le but n’est pas d’être à l’aise !

ELLE
Il n’y a pas de quoi hurler… (Elle repose le pantalon, elle tremble un peu.) Franchement, personne, depuis longtemps, ne me parle plus sur ce ton ! Faut vous détendre, là… J’ai seize ans, OK ?

LUI
J’ai demandé un souvenir personnel, pas un cours magistral !

ELLE
Alors primo : je remettrai ce pantalon. Et je le remets. Secundo : je n’ai aucun embarras à vous répondre : pour le liquide, ma mère disait : Number one, et pour le solide Number two. Tertio… (Elle est très en colère. Elle se bat avec les jambes du pantalon.) Tertio : savez-vous ce qu’écrivit Brillat-Savarin au bas du portrait de Monsieur Henrion de Pensey ?

LUI
Non. Mais je sens que vous allez me le dire.

ELLE
« Dans ses doctes travaux, il fut infatigable ;
Il eut de grands emplois qu’il remplit dignement ;
Et quoi qu’il fût profond, érudit et savant,
Il ne se crut jamais dispensé d’être aimable. »

LUI
Bon, allez. Vous m’emmerdez. Foutez-moi le camp ! Allez, ouste, dehors, dehors !!!

ELLE
Avec joie.

Elle ramasse son gros sac doré et s’éloigne dans le fracas de ses talons.

Déjà à la lecture, ce n’est pas mal, non ? Et, je vous assure, c’est encore mieux à voir. Car on est mis, non sans une réticence, une gêne certaines, mêlées d’un coupable plaisir, dans la position du metteur en scène, dont la voix (celle, enregistrée, de Jacques Higelin) vient, en effet, de derrière nous, les spectateurs, ce qui est assez bien trouvé et pas mal salaud. Bref, à moins d’être bons chrétiens (une peuplade qui se fait rare de nos jours), nous sommes tous des violeurs en parole, quand on dispose d’un pareil pouvoir que celui des fabricants d’êtres fictifs avec des êtres réels, à commencer les femmes, que sont metteurs en scène de théâtre et de cinéma.

Trafiquants de chair et de parole humaines ; toute-puissance de la profération unilatérale et souveraine ; les acteurs comme du bétail. Je n’ai jamais vraiment compris comment on pouvait accepter pareille condition, inhumaine dans son principe, serait-on Brando, renverserait-on, une fois célèbre, les rôles et les jeux de pouvoir. Car le pouvoir de représenter mis à nu dans cette fable, c’est, fondamentalement, la domination jusqu’à l’humiliation, n’en userait-on pas ou avec la même brutalité « heuristique » de l’accoucheur par le verbe que se fantasme ici ce Deus ex Theatra invisible, dont la violence sans peine est à proportion de son impuissance dans le réel et sa vie. Y a-t-il une âme d’esclave au fond de chaque acteur, doublée d’un révolté contre sa condition-même ? Les deux, mon capitaine.
Vous avez suffisamment attendu. L’auteure de la pièce est Marie (Raphaële) Billetdoux.
Entrez et fermez la porte se joue au théâtre Essaïon et, dans six mois, au soleil d’Avignon.

Conclusion : c’est cool, le Citationnisme, non ? Vous ne vous êtes pas emmerdé(e), vous savez de quoi il s’agit, et, si je n’ai pu résister jusqu’au bout, je ne vous ai pas gonflé plus que de raison avec mes points of view, dont vous n’avez que faire.
So, let see together once again and very soon.

Pour finir, et sans nul, ici, besoin de citation, il a été rendu, dix ans après sa mort, à l’initiative filiale de Caroline Eliacheff, hommage à la merveilleuse, irremplaçable et irremplacée à ce jour Françoise Giroud, par un double prix annuel de journalisme qui portera son beau nom. Oui, revenez, chère Françoise. Pour que, journalistes, pas journalistes, on ne vous oublie jamais, Françoise Giroud.
On vous oubliera d’autant moins que vous venez de publier Histoire d’une femme libre, chez Gallimard, et, dans la même maison, votre fidèle Alice de Saint-André Garde tes larmes pour plus tard, même si les larmes, en tous cas celles qu’on voit, n’étaient pas du tout votre genre.