Un professeur de mathématiques à la retraite avait jusqu’alors employé son temps à la rédaction d’un essai. Le sujet en était la part des croyances dans la vie de tous les jours. Il voulait montrer que ces superstitions la gouvernent, qu’on le veuille ou non. Le vieil homme vivait isolé dans un grand appartement parisien, et l’absence de dialogue privait son travail d’une dimension, celle qui lui permît de dépasser le cadre des superstitions vulgaires. Du moins il voulait y croire.

Un jour, une jeune fille se fit agresser devant sa porte. Le vieil homme entendit un bruit, et accourut sur le palier. Il ne sut pas qui était cette mystérieuse jeune femme, mais il lui prodigua les premiers soins et l’installa dans son canapé. Celle-ci ne dit jamais d’où elle venait, ni quelles étaient ses intentions, mais l’homme posa un regard sur cette fille perdue. Cette rencontre impromptue éveillait alors en lui quelque chose de profond, une curiosité mêlée d’inquiétude, la même qui avait motivé la rédaction de son petit essai. Ce dernier avait jusqu’alors été nourri d’obscurs souvenirs. Et l’inconnue, que l’homme hébergeait désormais dans l’ancienne chambre de son épouse, décédée depuis dix ans – cette fille avait des visions.

Elle percevait des phénomènes étranges qui se produisaient au sein même du grand appartement, parmi les vieux livres. L’homme accueillit cette nouveauté, toujours avec la même curiosité, le même amusement. Cela ne pouvait-il pas servir d’écho à ce sombre essai qui naissait sur son ordinateur, si éloigné des réalités ? Le nourrir même, ce recueil des radotages d’un vieillard sénile !

Et le vieux professeur n’était pas désabusé, il tomba amoureux de la jolie fille. Il se sentit même sur le point de faire une découverte, celle d’une vérité interdite à la jeunesse, que la jeune fille, parmi ses visions, ne pouvait comprendre. Car elle n’en avait pas l’intelligence.

Mais le vieil homme était absolument désintéressé. Il restait serein devant tout, devant son amour pour la jeune fille, en qui il voyait une réincarnation de sa femme, devant les apparitions de fantômes qui se dressaient, immenses, dans son salon. Les tables se soulevaient et se mettaient à danser au milieu des pièces.

Car l’homme était animé d’un désir sans objet fixe, qui se portait tantôt sur la jeune fille, tantôt sur ces possibles découvertes d’un au-delà, ou encore sur son épouse décédée. Au terme des va-et-vient de son désir, au terme de cette promenade dans l’appartement qui était en réalité une métaphore du monde – il mourut.

L’objet de nos croyances manque à notre désir.

La Fille de nulle part, de Jean-Claude Brisseau
Avec : Virginie Legeay, Jean-Claude Brisseau, Claude Morel,
En salles le 6 février.