Marc Roussel est photographe. Mais vraiment photographe. Pas chasseur d’images, preneur d’images, clic clac, téléphone portable, j’étais là, j’ai vu la lumière de quelque chose, je suis entré, j’ai pris un cliché. Non, photographe à l’ancienne. Photographe de l’époque où il y avait encore des photographes. Photographe style Capa, l’un de ses maîtres. Photographe façon Cartier-Bresson, un autre maître, immense, dont nous avons, ensemble, à New York, retrouvé le film oublié, tourné en pleine guerre d’Espagne et qui dormait dans les archives de la brigade Abraham-Lincoln. Entre Idée et Evénement. Ou entre œil et oreille. Car il y a des photographes qui ont de l’oreille, mais la troisième, celle qui permet de voir dans les choses, selon le mot célèbre, plus que les choses – et Marc Roussel est de ceux-là. C’est lui, par parenthèse, qui m’accompagnait à Benghazi et qui, chargé, en principe, de couvrir mon premier reportage pour le New York Times Syndicate, a compris que quelque chose de peu ordinaire était en train de se produire, a donc tourné le bouton de son appareil pour le mettre en mode film et a rendu possible « Le serment de Tobrouk ». Il expose aujourd’hui, à la Galerie Philippe Sinceux, 22, rue de Lille, dix ans de photos prises en Libye, mais aussi au Cachemire, au Pakistan, en Irak, en Syrie, en Afghanistan, j’en passe, car c’est tout le monde musulman qui défile : d’un 11 septembre l’autre, de l’attaque contre le World Trade Center au meurtre, à Benghazi, de notre ami l’ambassadeur Stevens, l’exacte photographie, par l’un de ses bons témoins, d’un islam qui n’en finit pas d’hésiter entre Lumières et ténèbres, désir de démocratie et fanatisme, règne du droit et temps des assassins. Allez voir.

Marjane Satrapi est peintre. Vous pensiez qu’elle était cinéaste (« La bande des Jotas ») ? Auteur de bande dessinée (« Persépolis ») ? Parolière (« Poney rose », avec Philippe -Katerine) ? Conscience (de l’opposition démocratique aux gangsters qui gouvernent l’Iran) ? Elle est tout cela, bien sûr. Mais elle est aussi peintre. Vraiment peintre. Et elle le révèle avec la vingtaine de portraits de femmes, tantôt seules, tantôt en duo, tantôt quatre, qu’expose, avenue Matignon, à Paris, la Galerie Jérôme de Noirmont. On sent l’influence de Mondrian dans la géométrie savante, très construite, des silhouettes. Il y a du Piero dans l’éloquente inexpressivité de ces visages fermés et étrangement impassibles. On sent la marque de De Chirico, celui des « Intérieurs métaphysiques », ou de la série des « Philosophes », dans le régime d’une émotion qu’induisent, au lieu de la brider, la froideur et l’aplat des couleurs, les regards systématiquement obliques, l’improbabilité mystérieuse de situations dont le sens est hors champ et se dérobe méthodiquement. Marjane Satrapi prétend que ces femmes sont des femmes de son enfance, des figures tutélaires, des mères, des tantes. Peut-être est-ce vrai. Mais peut-être est-ce une fausse piste et ces tableaux, semblables et différents, tous autrement les mêmes, variations sur une figure finalement unique, sont-ils la déclinaison d’un interminable autoportrait. C’est mon hypothèse. Voyez encore. Et dites.

Marcel Fleiss est un galeriste légendaire, expert en art surréaliste et dada, que ses confrères ont surnommé « le Shérif » à cause de son implacable probité, de son mauvais caractère avec les tocards et de son côté « on ne plaisante pas avec la datation d’un Severini, ou avec le prix d’un Marcel Jean, ou avec l’ordre exact d’apparition, dans l’invention du lettrisme, des noms d’Isou, Lemaître et Pomerand ». On l’appelle du monde entier quand on cherche une information sur Arthur Cravan. Il fut l’homme de la grande vente André Breton de 2003. Il a organisé, chez lui, dans la Galerie 1900-2000, des expositions de dessins de Dali, de surréalistes anglais peu connus ou d’hyperréalistes américains. Il est la seule personne, à Paris et ailleurs, capable de vous retrouver l’autre photo, la moins connue, de Duchamp à la tonsure prise par Man Ray en 1921. Et il est intarissable sur Christian Frederik Wilhelm Carlsen, dit Wilhelm Freddie, ce peintre danois bizarrement sous-évalué en France auquel on doit, en particulier, un « Monument à la guerre » et une « Méditation sur l’amour antinazi » qui n’ont, soixante-dix ans après, rien perdu de leur force de scandale ni, d’ailleurs, de leur force tout court. Si je l’évoque ici c’est qu’il est, avec David Fleiss, son fils, l’âme de la seconde édition de « L’écriture est un voyage », cette exposition permanente qui se tient à l’Espace Louis Vuitton. Cadavres exquis… Peintures et collages lettristes… Lettres inédites, prêtées par l’Imec, de Marguerite Duras, François Mitterrand, Jean Cocteau, Paul Delvaux… Sans parler des œuvres au néon blanc de Claude Lévêque installées par Kamel Mennour et qui annoncent clairement la couleur (le blanc n’est-il pas, lui aussi, une couleur ?) – soit « J’ris pas », soit « J’pleure pas », soit « J’dis rien », chacun se fera sa religion, choisira… Rien que pour cette accumulation de beautés et de raretés, rien que pour cette idée d’avoir réconcilié les deux formes de correspondance (au sens de Mme de Sévigné et au sens de Baudelaire), on pardonnerait presque à Louis Vuitton d’avoir chassé l’ancienne Librairie La Hune de l’autre côté de cette place Saint-Germain-des-Prés que Guy Debord rêvait de rebaptiser, en hommage à l’un des artistes de Marcel Fleiss, place Gabriel-Pomerand. Saint-Ghetto-des-Prés, disait justement Pomerand. Eh bien non, finalement. Pas si ghetto que cela quand le quartier, comme ici, respire la liberté.