La mise en ordre des corps

Il existe dans le monde une pluralité de mariages, en fonction des cultures, des religions, des croyances.

Le modèle du mariage civil en France, lequel reprend, après la Révolution française, de nombreuses règles appartenant au modèle chrétien du mariage, outre certains aspects sociaux et légaux, est un cadre juridique qui concerne le service des biens et notamment de ces biens que sont les corps. Ainsi, les échanges entre les corps, leur union, leur séparation et leur reproduction, font-ils l’objet de lois établies par les hommes et non plus de la loi divine. Le mariage religieux en France, n’est d’ailleurs pas comme tel reconnu par la loi.

Ce bien qu’est le corps, de sa gestation jusqu’à sa disparition, est pris dans l’appareil de la législation qui en règle le statut à différentes étapes de la vie. La mise en ordre du service des biens dont fait partie le corps ne règle cependant en rien le rapport du sujet à son désir. Ce qui fait que, bien souvent, ce désir devient incompatible avec cette mise en ordre devenue carcan. C’est, dès lors, le désordre qui reprend le dessus, désordre nécessaire et qui fait tomber les masques comme, par exemple, celui de l’amour au nom duquel se fait le mariage.

La psychanalyse s’intéresse au rapport du sujet à son désir et non à la mise en ordre universelle des biens ou des corps. C’est son éthique. Aussi, aucune idéologie, y compris celle du mariage, ne saurait guider son action.

Si les psychanalystes  sont intéressés par le débat en cours sur le mariage pour tous, ce n’est pas au nom d’idées sur le mariage, mais bien au nom de l’intérêt qu’ils portent aux discours à l’œuvre dans la société et d’en interpréter autant que faire se peut, la portée, la fausseté, les abus, les impasses, etc. Doubler des positions conservatrices et autoritaires du mariage, à coup de théories erronées sur la famille conjugale, le complexe d’Œdipe, les identifications nécessaires à « papa » ou à « maman », et j’en passe, ne saurait relever de la place qui leur revient en ce monde.

L’Eglise, qui a longtemps pourfendu la théorie psychanalytique sur les pulsions sexuelles et leur pluralité, ne se gêne pas aujourd’hui pour étayer ses positions sur des théories sinon erronées en tout cas passées à la moulinette du discours commun.

La question de l’enfant, sa venue

Le problème de fond, quant au mariage pour tous, est bien sûr relatif à la procréation, c’est-à-dire à la question de l’enfant. Avoir des enfants fut toujours mis du côté des biens, voire considéré comme une richesse, ce qui l’est encore, a fortiori avec la difficulté grandissante de nos jours de procréer.

Le mariage pour tous met donc l’accent sur l’accession et donc le droit pour tous à un tel bien. Mais au-delà de ce droit, des homosexuels  comme des hétérosexuels, c’est une question de désir qui est à l’œuvre. En témoigne ces couples homoparentaux qui n’ont pas attendu la loi pour avoir des enfants et créer une famille.

L’être parlant n’est pas un animal qui agirait selon son instinct et serait ainsi poussé, selon ses cycles biologiques, à se reproduire. Il n’y a pas de reproduction naturelle, normale ou universelle, car le langage et l’usage qu’en fait l’être parlant, ont définitivement dérangé cette nature.

Les figures parentales, et partant la composition des familles, s’en trouvent diversifiées. La psychanalyse, en donnant libre cours à la parole  de sujets bridés par les carcans familiaux, en dévoilant leur singularité voire leurs solutions inédites pour vivre, a certainement contribué à ce foisonnement que certains considèrent comme devant rentrer dans l’ordre. Un ordre d’avant, immuable, conservateur, inopérant, tombé en désuétude.

La conception d’un enfant et son accueil par un couple, connaissent aujourd’hui des voies nouvelles, dues entre autres aux avancées de la science, et montrent que ce n’est point lié au rapport sexuel entre un homme et une femme. La religion catholique repose bien sur « l’inexistence du rapport sexuel », telle que l’a formulée  Lacan, et ce, avec la conception de Jésus par l’action du Saint-Esprit sur ce « vase d’élection » que fut la Vierge Marie.

De nos jours, les éprouvettes ont désacralisé la conception, et si elles peuvent servir à reproduire des corps, elles ne suffisent pas à concevoir un sujet. Il y faut du désir et de l’amour, ce qui ne se trouve dans aucun vase concepteur.

Un enfant, au cours de la gestation, a une vie séparée du corps qui l’abrite.  L’embryon possède ses propres enveloppes et il existe une barrière placentaire qui contrôle ses échanges métaboliques avec le corps dit maternel.   A sa naissance, la coupure ne porte pas sur le corps maternel, mais est interne à « l’unité individuelle primordiale », soit entre l’individu jeté dans le monde extérieur et ses propres enveloppes. Ce dont l’enfant est ainsi séparé est donc une partie de lui-même, partie qui sera ensuite plaquée, sous une nouvelle forme, sur un autre corps, celui qui prendra soin de lui. C’est en l’occurrence le sein, ou tout autre objet de substitution, que Lacan désigne par l’objet a. Cet objet n’appartient pas à la mère, et c’est pour cela qu’aussi bien des nourrices que des pères, comme c’est le cas de nos jours, peuvent en être le support.  C’est dire que l’objet a est comme tel a-sexué.

Cet objet entrera dans la dialectique de la demande et du désir voire de l’amour, qui sera au cœur de l’adoption d’un enfant par les parents qui ont attendu sa venue,  et ce, sans distinction quant à leur statut (biologique, par PMA, adoptif).

Son identification sexuelle

Si l’on s’inquiète de l’identification sexuelle de l’enfant dans une famille homoparentale,  c’est déjà dire que celle-ci n’est point innée, autrement dit naturelle, et n’est pas le pur reflet de l’anatomie.

Elle ne relève  pas pour autant d’un mimétisme ou d’une normalisation à laquelle fut rapporté le fameux complexe d’Œdipe. Freud, on le sait, conceptualisa celui-ci à partir du modèle familial existant de son époque.

Tout un temps, l’enfant n’établit aucune différence sexuelle entre les êtres qui l’entourent. C’est ce que démontre le fameux cas du petit Hans étudié par Freud. Hans attribue indifféremment un « fait-pipi » au lion qu’il observe au zoo, à la locomotive qui évacue de l’eau, à Anna sa petite sœur, à sa mère. Dans ses élans amoureux, il ne fait aucune différence entre garçon et fille, et se livre à toutes sortes de jeux quant à ses choix d’objet, ce qui fait dire à Freud que Hans « semble vraiment être un modèle de toutes les perversités »[1].

Devenir homme ou femme n’a en effet rien de naturel. Ce devenir est fait de contingences, de rencontres avec un réel, de paroles qui marquent, qui n’adviennent pas ou qui arrivent trop tard, de malentendus, de perplexités, de fantasmes, de symptômes. C’est dire la complexité de la sexuation et de la marge qui s’établit dans toute tentative de normalisation.

Il se trouve de nos jours, qu’à l’appui d’une fausse scientificité, cette complexité soit gommée en faisant de l’identité sexuelle non un choix  du sujet, entendons ici le sujet de l’inconscient, mais  ce qui serait lié à un facteur génétique. La singularité du sujet est ainsi évacuée et réduite à l’individualité génétique. Et curieusement, c’est à ce titre que des revendications pour le mariage pour tous s’élèvent.

Le petit Hans découvrira la différence sexuelle, à travers un long processus qui débutera par l’angoisse et en passera par une phobie.

Sa sexualité, mariage intime

Tous les petits garçons ne deviennent pas phobiques, mais ils n’en sont pas moins tous préoccupés voire tourmentés par certaines manifestations de leur corps, en l’occurrence par leur organe pénien, désigné de diverses façons selon les époques, les langues ou les cultures. Hans est embarrassé par cet organe, son wiwimacher, comme si c’était quelque chose hors de son corps. Et, si cela l’angoisse tout d’abord, ce n’est point pour ce qu’il en éprouve, mais à cause de ce qu’il refoule concernant  la proximité, la présence réelle de sa mère, ses cajoleries, mais aussi ce qu’elle lui dit, ses menaces, ses interdits, ses propos ambigus, voire ce que son père lui dit aussi, et que l’un comme l’autre ne lui permettent pas de trouver une solution à cette angoisse. D’où le surgissement de la phobie. Mais d’autres solutions auraient pu s’offrir à lui, une fixation au fétiche, ou plus tard le choix d’un objet homosexuel. Néanmoins, avoir la garantie de l’hétérosexualité de Hans, ne permet pas de « penser que cela suffise à assurer pour lui une consistance plénière, si l’on peut dire, de l’objet féminin. »[2]

Très tôt, un enfant a affaire à ce corps qui sera soumis à la discipline familiale, mais aussi au désir et à l’amour qui, dans le meilleur des cas, traversent celle-ci. Il demeurera cependant un attachement irréductible du garçon à cet organe dont il est affligé, ce qui fera dire à Lacan que si l’homme est marié, c’est bien à cette partie de son corps.

Pour la petite fille, qui n’en est pas dotée, et s’en trouve ainsi plus libre, ce mariage n’existe pas, et si elle en éprouve le manque voire de l’angoisse, c’est par référence au garçon. C’est ce que la psychanalyse nous démontre au quotidien, dans sa pratique, à savoir que tout sujet a maille à partir avec la sexualité.

Au-delà d’un mariage aussi intime, il existe tous les autres mariages, adjuvants, solutions plus ou moins durables. À ce titre toutes les formes de mariages sont équivalentes et s’offrent donc au choix de tous.

Le mariage, au plan de sa réglementation, et en tant qu’invention humaine, est fait pour évoluer. Les psychanalystes ne sont en aucun cas les gardiens d’une norme quelconque et partant ne prônent aucun modèle unique de mariage qui vaudrait pour tous. Le discours du maître n’est pas immuable, il peut s’interpréter, et ce n’est certainement pas des psychanalystes qui y feront obstacle pour  conserver des significations usées. La création de nouveaux signifiants, leur jeu, déboucheront sur de nouvelles significations. Les psychanalystes n’en sont en aucun cas maîtres, ils veillent juste à ce qu’un place soit faite, dans la cacophonie des opinions, à quelque chose qui s’appelle  désir.


[1] Freud S., Cinq psychanalyses, « Analyse d’une phobie chez un petit garçon de 5 ans », P.U.F, 1954, p. 101.

[2] Lacan J., Le Séminaire, livre IV, La relation d’objet, Paris, Editions du Seuil, mars 1994, p. 323.