Ces temps-ci, le Net grouille de théologiens. Ils vous prouvent par raison démonstrative que l’homosexualité est contre-nature, et qu’elle est loin de valoir l’hétérosexualité. Les fioritures et bondieuseries une fois enlevées, l’os du propos est que le couple hétéro engendre, tandis que le couple homo est stérile. CQFD. Trop fort ! On vous explique de plus que cette sage ordonnance est due à la sollicitude divine. Dieu a voulu deux sexes, et qu’ils s’unissent l’un l’autre, pour que la créature ne se monte pas la tête, sache sa finitude, s’ouvre à l’autre, et, ce faisant, au Tout-Autre. Tout le reste, de la pilule contraceptive au mariage homosexuel en passant par l’avortement, est le fait de la créature dévergondée.

La désuétude des évidences

Le mathématicien Kronecker ne disait pas autre chose quand il stigmatisait la théorie des ensembles : « Die ganzen Zahlen hat der liebe Gott gemacht, alles andere ist Menschenwerk », « Dieu a fait les nombres entiers, tout le reste est l’œuvre de l’homme ». Le Menschenwerk, c’est ce sale boulot de l’être humain qui fait rien que saloper la Création. On commence par l’examen personnel, on passe à trafiquer la suite des nombres dits naturels, on finit par triturer les spermatozoïdes, ponctionner les ovocytes, et – horresco referens – congeler les embryons. Si Cantor a triomphé, ce fut sans le soutien du pape, que dans sa folie il avait sollicité. Léon XIII n’était pas prisonnier des caves du Vatican : il était occupé à polir le latin de sa plus belle encyclique, Aeterni Patris. L’Eglise, dans son infinie malice, allait réveiller d’un baiser saint Thomas d’Aquin, telle la Belle au bois dormant, et remettre en selle, pour brider le développement de la science, le grand scolastique aristotélicien du XIIIe siècle.

Le Figaro se moque de la théologie. Son préposé au « décryptage  » est, dit-il, du « parti du bon sens ». Décrypter consiste pour lui à défendre l’évidence, à savoir « qu’un enfant naît d’un homme et d’une femme, et qu’il est juste qu’il soit élevé par un papa et une maman ». Voilà pourtant une évidence qui a du plomb dans l’aile. Les bébés-éprouvettes sont-ils des êtres humains, oui ou non ? Pauvre Amandine ! aujourd’hui femme de trente ans. J’espère qu’elle ne lit pas Le Figaro. Il serait temps que son décrypteur s’avise que 2% des bébés des pays développés sont issus de la fécondation in vitro, et le taux augmente d’année en année (Source Wikipédia).

 

De l’Inquisition à « Dignitas personae »

Alors qu’au Figaro, on se repose sur les évidences du sens commun, la Congrégation pour la Doctrine de la foi travaille, elle, à les sauver. Le Menschenwerk est ici légitime et saint. La Congrégation est là pour commander à la science d’obéir au magistère. On songe à Xerxès, qui fit battre la mer pour la punir d’avoir englouti son pont de bateaux sur l’Hellespont. Rien de plus poétique, dit Proust, mais il dit ailleurs que rien n’est plus ridicule. Comme il est émouvant de penser que cette Congrégation d’où est sortie Benoît XVI fut fondée voici cinq siècles sous le nom de Sacrée Congrégation de l’Inquisition romaine et universelle.

L’Inquisition, il faut commencer par dire qu’on l’a beaucoup calomniée. L’esprit moderne a tissé autour d’elle une légende noire, qui demande à être interrogée. On l’a dit cruelle, mais ses agents travaillaient sans haine ni animosité, la conscience tranquille, « tranquilla consapevolezza », nous assure le Pr Prosperi, de Pise, dans son bel ouvrage que j’ai acheté jadis et que j’ai sous les yeux, Tribunali della coscienza (Einaudi, 1996). La notion de Dieu premier Inquisiteur appartient à la tradition médiévale. On néglige toujours dans l’Inquisition son aspect pastoral, ses finalités pédagogiques. Elle combattait les superstitions, la magie : c’était, pour ainsi dire, une préfiguration prophétique de l’esprit des Lumières. D’ailleurs, dès qu’elle eut vaincu, elle sut se montrer tolérante. Aux niveaux les plus élevés du corps ecclésiastique, régnait « un senso di alta responsabilità nel governo delle masse popolare, materia da trattare con cautela e accortezza (prudence et adresse), lasciando correre tutto quello che no urtava direttamente contro la disciplina delle società cristiana. »

Quand il fallut néanmoins renoncer à ce beau nom d’Inquisition qui avait mauvaise presse on ne renonça point à la chose. Si la coercition est de nos jours toute spirituelle, c’est faute de moyens temporels suffisants. L’Inquisition combattait jadis la magie, sa mission est aujourd’hui de s’imposer à la science, et de la mettre sous la houlette de la Doctrine de la foi.

En effet, pour qu’un enfant naisse d’un homme et d’une femme, point ne suffit plus de bayer aux corneilles, puisque notre biotechnologie permet depuis peu de disjoindre copulation et procréation. L’injonction remplace la fatalité. C’est à l’ex-Inquisition qu’il est revenu d’interdire que l’on se passe du coït conjugal pour engendrer. Admirable continuité de l’Eglise ! Le cardinal Ratzinger a rédigé en 1987 l’Instruction Donum vitae, puis c’est en tant que Benoît XVI qu’il a tamponné vingt ans plus tard le travail d’aggiornamento de son successeur. Le « grand “oui” à la vie humaine », « maximamconsensionemad hominis vitam », par quoi débute Dignitas personae (2008), est aussi un grand non adressé aux intempérances de la science, un « Touche pas à ma nature ! »

Pourtant, les CECOS (Centre d’étude et de conservation des œufs et du sperme humains) se sont multipliés en France depuis maintenant quarante ans. Même mort, le mâle engendre sans difficulté : le sperme se conserve durant vingt ans. La congélation des ovocytes est plus difficile, et n’était pas légale, mais les premiers bébés français à en être issus ont tout de même vu le jour en 2010. Il y a juste deux ans, le 27 janvier 2011, le Parlement autorisait la vitrification ovocytaire. Même Le Figaro l’annonça, pour s’en réjouir.

Apologues sexuels

Ce n’est donc plus de la science-fiction que d’imaginer une Terre d’où l’humanité aurait été éradiquée, comme jadis les diplodocus, et puis arrivent des extra-terrestres, qui pillent les banques de sperme et les comptoirs d’ovocytes, et reconstituent l’espèce disparue. Cet apologue invite au moins à ne pas confondre le rapport du spermatozoïde et de l’ovocyte avec le rapport sexuel.

J’ai gardé le souvenir de ce conte d’André Maurois que je lisais dans ma jeunesse. Il n’en donnait que le canevas, dans les Nouveaux discours du Dr O’Grady, je crois. C’était une variation du Supplément au voyage de Bougainville, ou l’image symétrique et inverse de « La secte du Phénix », de Borges.

L’histoire se passait dans l’île des Erophages où débarquaient un explorateur et sa compagne. Le couple était saisi de l’impudeur de la race autochtone. Hommes et femmes étaient nus, et se faisaient l’amour en public sans la moindre retenue. La réserve des deux Français étaient pour eux un motif de scandale. Cependant, ils s’isolaient de temps à autre dans des chambres, à l’abri des regards. Qu’y faisaient-ils ? Mystère. Mais, trait troublant, ils gardaient toujours couverte leur épaule droite. Il se révélait finalement qu’il y avait là une glande brachiale, secrétant une liqueur délicieuse, dont l’absorption par un autre était un complément alimentaire indispensable au bien-être de l’individu. La pudeur, l’amour, la passion, se logeaient là.

J’imagine un autre canevas.

Le conte décrirait un monde où l’accouplement homosexuel serait la norme. La reproduction y serait assurée par des échanges interbancaires, tout le monde y serait bébé-éprouvette, comme dans Brave New World. Le même s’accouplerait avec le même en raison de l’affinité des semblables, qui serait le principe de la physique de ce monde. L’acte entre dissemblables y serait contre-nature, un objet d’horreur, sévèrement prohibé par une Congrégation toute-puissante. Les théologiens démontreraient que Dieu n’aurait pas créé des individus des deux sexes s’il avait voulu qu’ils se mélangeassent, mais des androgynes d’Aristophane. Une minorité pourchassée se livrerait à la débauche hétérosexuelle. On chuchoterait : ce vice infâme n’épargne pas les agents de la Congrégation. La chose serait tenue pour si perverse et répugnante que les meilleurs auteurs s’abstiendraient de la décrire.

Pour signer l’appel contre l’instrumentalisation de la psychanalyse.