« Parev tsez,… shalom,… kalimera,…bonjour ! Je suis très content de me trouver ici, entre amis, Je me sens à présent moi-même plus libre ». Le petit homme au beau visage de sage qui salue mercredi 12 décembre l’assistance à la tribune de l’amphi de l’école pratique des hautes études en sciences sociales s’appelle Ragip Zarakolu. Il est turc,  fondateur de l’association locale des droits de l’homme. Et il revient de loin. Il y a encore quelques mois, cet éditeur d’Istanbul croupissait dans une prison de haute sécurité pour soutien à une « organisation terroriste », le KCK, considérée par son gouvernement comme proche du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK).  Son tort : avoir participé à des réunions publiques favorables à la cause kurde, fréquenter et manifester sa solidarité avec ses défenseurs. Cent quatre-vingt-treize personnes ont été arrêtées dans le cadre de cette procédure qui s’inscrit dans la grande répression visant à étrangler le mouvement kurde, y compris dans sa version pacifiste et politique. Au nombre des détenus figurent des avocats, des journalistes, des universitaires, dont Deniz Zarakolu, le fils de Ragip. Un bon moyen de faire pression sur le père. Car Ragip, n’est pas n’importe quel opposant en Turquie.

Depuis 20 ans il est la bête noire des gouvernements autoritaires,  kémalistes et islamistes confondus, qui se sont succédé à Ankara. Et pour cause. En 1993,  sa maison d’édition a pour la première fois transgressé un tabou auquel personne — et il ne s’agit pas d’une close de style —  n’avait jamais osé se confronter dans le pays. En publiant un livre sur le génocide des Arméniens en 1915 (en l’occurrence la traduction turque d’un ouvrage d’Yves Ternon), son entreprise prenait un risque énorme. Car elle ne défiait pas seulement les autorités en place, elle s’inscrivait en faux par rapport à un consensus touchant l’ensemble de la société turque, y compris ses soutiens traditionnels pourtant issus de la mouvance antifasciste.  Pour le comprendre, il faut savoir que la question arménienne ne constituait pas seulement à l’époque le cauchemar de tous les pouvoirs qui se sont évertués pendant des décennies à cacher le crime fondateur de la Turquie moderne. Elle représentait aussi et surtout, à force d’interdits et de non dit, un objet de névrose collective pour toute une population entretenue sur ce sujet dans l’ignorance et les réflexes nationalistes.  Ragip a payé son audace au prix fort. Les procès se sont multipliés contre sa maison d’édition. Il a été isolé,  jeté plusieurs fois en prison, menacé, plastiqué, banni. Dans ce combat, il a perdu sa femme, l’héroïque Aysé Nour Zarakolu, qui l’a soutenu dans tous ses engagements jusqu’à y laisser la santé et la vie en mourant prématurément. Mais ce militant courageux n’a jamais lâché prise. Il a continué à faire son métier, à éditer des livres, à lutter pour la liberté d’expression, de la recherche, à prôner la tolérance et à défendre les droits de l’homme.  C’est ce précurseur qui a ouvert la voie aux intellectuels turcs qui ont lancé il y a quelques années une pétition demandant pardon aux Arméniens. Un péché originel dont l’Etat turc a d’autant moins de raisons de lui faire grâce qu’il s’égard lui-même aujourd’hui dans une dérive islamo-nationaliste que d’aucuns qualifient de retour à l’ottomanisme. Il résulte de cette logique, un nouveau repli autoritaire qui se traduit par une répression tous azimuts. A titre d’exemple, ce pays que l’Occident propose volontiers comme modèle au monde musulman est aujourd’hui la plus grande prison de journalistes du monde. Mais on en parle si peu.  En ces temps de menaces sur le front moyen-oriental, les grandes démocraties n’ont-elles pas plus besoin que jamais de « l’allié turc » ?

Aujourd’hui même, Ragip Zarakolu retourne à Istanbul. Son procès l’attend. Le procureur a requis contre lui dix ans de prison. Et nous ne savons pas si nous le reverrons un jour, libre.