Le premier volet est donc une citation du Tabou de Murnau.

Le second épisode porte un titre : Paraìso perdido. Il se déroule à Lisbonne. Non pas dans la vieille ville historique, mais dans sa banlieue gigantesque. Y vit une petite-bourgeoisie aisée mais non riche, dans des bâtiments très hauts. Ce pourrait être n’importe quelle ville moderne, créée ex nihilo par la spéculation immobilière. La péninsule ibérique tout entière s’en est trouvée devastée, comme nous tous le savons depuis la crise financière de 2008. Y vit ̶ a dû finir par y vivre ̶ , dans des espaces pleins de vieilleries quelconques (le film a été tourné avec une parcimonie évidente de moyens) une vieille dame, Aurora, accompagnée de sa bonne noire, Santa, deux noms évocateurs. Sur le même palier, vit dona Pilar, célibataire quinquagénaire vouée aux œuvres caritatives. Au début du film, elle est à l’aéroport pour y accueillir une jeune fille venant de Pologne, envoyée à Lisbonne dans le cadre de quelque événement ou tournée religieuse. La fille qui se présente dit qu’elle vient à la place de la fille attendue. En fait, il s’agit bien de la fille attendue par Pilar. Le spectateur l’apprend mais pas la crédule dona Pilar, outrageusement pieuse. On comprend que la fille en question est bien la fille attendue, et que la substitution avait pour fin de lui garantir un beau séjour érotique avec un garçon polonais lui-aussi, au lieu d’un séjour ennuyeux chez dona Pilar. Lisbonne, comme Barcelone, est un gîte pour les ébats érotiques de la jeunesse européenne. Il ne suffit pas de venir de Pologne (le pays le plus religieux d’Europe) pour contrevenir aux modes contemporaines. Il s’agit, dans le cas de nos Polonais, de jeunes gens désargentés, qui restent, pendant leurs vacances portugaises, à la périphérie de la ville rêvée, où dona Aurora, bien avant eux, a échouée pour de toutes autres raisons. Héritière (nous l’apprenons à la fin de l’épisode) d’une immense fortune coloniale (accomplie par un père qui avait fui le Portugal et son propre succès économique, par fidélité à la monarchie croulante), le vice du jeu l’a ruinée. Elle n’a littéralement plus un sou. Dona Pilar lui apporte de quoi manger, lui prépare un Noël modeste, avec une vraie gentillesse d’âme, que Santa, la bonne, partage totalement. Il ne s’agit pas, dans le cas de cette dernière, d’une forme extrême d’esclavage d’une Noire venue d’Afrique à la suite du retour à la mère-patrie de sa maîtresse. Au contraire, Santa participe activement à l’esprit d’aventure qui accompagnait normalement les vies coloniales. Elle lit Robinson Crusoe, c’est même la seule personne qu’on voit un livre à la main dans Tabou.

Tabou de Miguel Gomes
Tabou de Miguel Gomes

Les protagonistes du deuxième volet sont Pilar e Santa. Dona Aurora est un facsimile de Bette Davis et Barbara Stanwick. Elle meurt à la fin de cet épisode, et sur son lit de mourante dit qu’elle veut rencontrer in extremis Gian Carlo Ventura. Qui s’avère être un très vieil homme hébergé dans une maison de retraite tristounette, portant un chapeau à la Crocodile Dundee sur des yeux larmoyants.

Le troisième volet de Tabou s’appelle Paraìso. Il est entièrement – il faut s’entendre sur le mot – muet. Une voix off (celle de Gian Carlo Ventura, interprété par Enrique Espìrito Santo), dans un portugais aguichant, raconte la res de qua agitur. En particulier, la vie d’une jeune héritière, Aurora (Ana Moreira), vivant jadis dans une ferme qu’on voudrait s’imaginer grandiose. Mais la pauvreté hante ce film, et la caméra fait des miracles pour faire semblant, pour nous faire croire qu’Aurora vivait dans une vraie demeure coloniale. La domesticité noire y est peu nombreuse, tous les figurants, noirs et blancs, dansent le plus souvent. La vie des champs n’est pas pour eux. Dona Aurora jeune est réputée comme chasseresse (Diane chasseresse ?), nous la voyons une fois en action. De son fusil, sort une balle qui tue un gros animal, peut-être un buffle.

Bref, les protagonistes de ce film deviennent Aurora jeune et Gian Carlo Ventura jeune (Mister Aventure). Celui-ci (l’acteur Carlotto Cotta, impayable), un jeune Gênois, comme l’était l’inventeur du colonialisme mondial, le mythique Cristophe Colomb (Manoel de Oliveira le peignit ainsi dans L’énigme), s’est inventé que Cristoforo Colombo était portugais. Lui-même qui porte presque le nom d’un célèbre footballeur gênois, Gian Carlo Vialli, est une doublure de Douglas Fairbanks ou d’Erroll Flynn (sauf que sa denture n’est pas parfaite, et ses jambes squelettiques). Quant à Aurora jeune, elle est une Bette Davis jeune. Un tantinet moche, mais fort brave pour tenir le rôle d’une femme plus ou moins fatale. Ana Moreira qui l’incarne, est une très bonne comédienne (tous les acteurs sont extrêmement bons, et ont été dirigés de façon excellente. Bravo, Gomes !).

Qui sont les vraies protagonistes de ces trois volets, dont l’initial et le final sont muets ? Ce sont Santa et dona Pilar. Dona Pilar porte la conversation, porte la voix et porte une forme réduite d’intrigue, dans le second volet. Elle est là pour qu’Aurora jeune se taise dans le troisième volet. Le protagoniste de ce troisième volet est Mario, un séminariste qui s’est défroqué à temps pour ne pas être ordonné. Et qui dans ce pays africain imaginaire, s’improvise à la tête d’un ensemble (tout à fait à la mode de ce temps imaginaire qui est le temps de Tabou) de jeunes musiciens également improvisés, dont Gian Carlo Ventura à la batterie. Ils chantouillent des chansons hyper-ringardes, dont une rengaine italienne jamais entendue de moi et un Baby I love you qui crève nos oreilles depuis les années 60, celles de l’action de Tabou selon le critique de Libération. Ventura, à la suite de deux fuites du crocodile chéri d’Aurora du « lac » privé de la jeune fermière (en réalité, une bassinette), s’engage, payé de retour avec ardeur, dans une affaire d’amour et de sexe (ils baisent une fois, sans trop de conviction) et surtout de glamour avec Aurora. Laquelle est, bien entendu, mariée à un jeune homme aux belles manières, caricature de l’arbiter elegantiarum des Modernes, le Gentleman british (doublé de l’Anglais des Colonies).

C’est Mario, l’ex-séminariste, qui va faire les frais de l’histoire. Aurora, d’un coup sec, le tue lors d’une confrontation finale, où pointe une jalousie inimaginable. Ce Mario, bien qu’au centre de l’intrigue (une modeste intrigue, à vrai dire), ne « parle » que dans la voix off de Ventura.

Les Blancs vont imputer l’assassinat de Mario à un Front de Libération Nationale imaginaire. Qui s’approprie le crime à des fins de propagande ! Cet assassinat constituera une des causes qui vont déchaîner la guerre de libération, qui couvait sans signe tangible depuis un certain temps, dans ce troisième volet.

Cette guerre est à peine sur la bouche et dans la geste de ses protagonistes (un temps, ils jouent le jeu d’une guerre à venir). Et pourtant, elle se laisse suggérer sur le visage d’une assemblée de Noirs dans une église du dimanche. Leur visage indifférent jusqu’à en être sournois jette un froid dans le dos.

Ce regard retourné sur lui-même et comme situé « dans » la caméra neutre de Tabou, est la clé du film. Tout ce qui normalement compte dans un film se retrouve inversé. Ce n’est que le premier volet, entièrement muet, qui cite à bon escient le Tabou de Murnau, l’un des derniers joyaux du cinéma muet, et qui se veut « fidèle » à quelque chose. Les deux autres volets du film sont plein d’infidélités. Ce sont des « adjuvants », Pilar, Dame Patronesse, et la Servante (Santa) qui font l’intrigue, en vérité une sous-intrigue (comme il existe une sous-conversation). Dona Aurora, on l’a dit, est une comparse, la doublure de quelque star hollywoodienne aigrie. Et les divers protagonistes ne servent qu’à introduire le noyau du film : le troisième volet.

Lequel est un faux film muet. Non seulement parce qu’il n’est pas du tout dénué d’une bande sonore (nombreux bruits de forêt, chansons sans époque, petit avion bruyant). Mais, justement, parce qu’il est muet, et pas pour des raisons techniques. Parce qu’il est une histoire d’amour. Les histoires d’amour, comme le dit une amie à moi, Isabelle S., avec qui j’ai vu le film, n’ont pas besoin de mots.

Il était une fois en Afrique… Des visages impassibles, intransitifs – et partant, vifs, menaçants – d’une petite foule de Noirs, jusqu’à la triste banlieue de Lisbonne. Sic transit gloria mundi lusitani.

Cette histoire au rabais crie pour ce qu’elle ne peut pourvoir : ces mots indispensables, essas palavras indispensàveis, puisque dispensables.

Ce cri : son manque à la parole. C’est le charme post-moderne de Tabou, qui nous les jette à la figure, grâce à ce regard noir-là, qui envahit la caméra un court instant, y reste et fait entièrement le tempo du film.

Le cinéma le plus récent est, paraît-il, consciemment aveugle…

Informations

Tabou est projeté au cinéma Saint-Germain-des-Prés jusqu’au 18 décembre, tous les jours à 14h, 16h30, 19h, 21h30.