Pauvre est la Critique – mais puissante. N’était sa puissance (sans doute, la plus grande de toutes les puissances qui s’exerce sur l’esprit, aujourd’hui ; si bien que ses ravages, etc.), tous connaîtraient sa pauvreté – pauvreté des réputations qu’elle dessine, des travaux qu’elle entreprend, et, surtout, des perspectives, des champs de vision qu’elle s’autorise. Mais comme elle est puissante, ses usages ne sont pas questionnés. D’où il advient qu’il y a des génies, des grands penseurs ; et que génie, ou grand penseur n’est pas plus réversible, par exemple, en imbécile, ou petit bourgeois, que sale bourgeois (nous pensons à Claudel) ne peut l’être en génie, ou juif en goy – ou goy en juif.
On est un grand penseur, ou un juif, aussi irrémédiablement qu’on est, par exemple, normalien. Une fois que c’est dit, c’est chose faite. Il suffit de quelque France Culture pour s’en persuader : un nom de gloire, pour parler comme René Lévy, ce n’est pas une vérité, c’est un rituel. C’est donc autrement plus sérieux ou contraignant qu’une vérité.
Bien sûr, il y a des critiques qui commettent des gestes de liberté ; qui tentent le déboulonnage, le soupçon, ou autres opérations comparables. Mais, embarqués sur le paquebot de la critique, ils ne feront pas que le nom de gloire n’en est pas un ; il le serviront, négativement, voilà tout – tant il est vrai que le paquebot, désert, se limite à la trompe, et que la trompe s’acharne à sonner dans la brume, pour égrainer dans sa récitation des noms de gloire les repères d’une socialité qui s’égare, depuis que la religion n’y joue plus à être le phare.

Après avoir longuement hésité (on le comprend !) l’université, l’un de ses rabatteurs, a accordé à Lévinas le nom de gloire. Dès lors, l’armée des petites mains de la critique s’est ébranlée, et voici que le visage se répand, parmi les échantillons directement utilisables des postures admissibles de la pensée – tant il est vrai que la pensée n’est qu’exceptionnellement autre chose qu’une posture, partant échangeable avec les étiquettes vestimentaires ou politiques. Commis dans le grand tout, le nom de Lévinas a servi un temps à pencher avec sollicitude l’homo intellectualis sur le Juif en tant qu’il ose encore se dire talmudiste ; cela était requis par l’après-guerre. Puis, se répandant, comme la crème solaire s’étale et fond sous les rayons, le nom de gloire allé plus loin, du fait des solutions éthiques qu’il proposait, et l’on a été prié de le dégager vite et bien de toute cette regrettable étrangéité à sa tâche primordiale : aider un Christianisme supposément abattu, et en vérité, comme toujours, métamorphosé, à persévérer dans son être. Voilà comment Lévinas devient la chose, pour dire vite, des penseurs-Télérama.

C’est pourquoi, après Le Visage continu de Benny Lévy, le livre de Gilles Hanus Échapper à la philosophie, nous paraît accomplir un geste d’une toute autre nature.
Certes, en tant qu’il est un livre sur Lévinas, il s’additionne à la liste des autres, qui dans toute leur altérité n’en sont pas moins une clique, distinguée et critique, mais clique quand même – la clique lévinassienne. Cela revient à dire que, puisque Gilles Hanus a publié ce livre, et qu’il se trouve donc dans les librairies aux rayons Nouveautés philo, il se peut qu’il en entretienne la docilité, par exemple estudiantine, à cet avatar du nom de gloire qui s’appelle Lévinas.

Et pourtant : le travail entrepris par Hanus est tout autre. Très exactement, il défait Lévinas de son nom de gloire. Il regarde une pensée, un itinéraire philosophique, bref, un homme, exactement comme un ami regarde un ami, si Proust a tort (il a tort) et qu’une pareille aventure est possible ; ou exactement comme un haver, un partenaire d’étude talmudique, regarde un haver ; c’est-à-dire qu’il s’accroche à lui, qu’il ne le lâche pas qu’il lui ait fait rendre gorge de tout ce qu’il gardait en travers. Cette façon de faire serait jugée discourtoise, et contraire aux usages universitaires, si ce livre était celui d’un universitaire. C’est comme si, par exemple, on se mettait à décréter qu’on n’est pas normalien pour la vie, vous vous rendez compte ? S’il fallait que les universitaires repassent tous les trois ans le concours de Normale pour pouvoir prétendre à leur brevet d’intelligence ? C’est à cette épreuve que Gilles Hanus pousse le pauvre Lévinas, qui n’est plus le nom de gloire d’un grand penseur, mais le nom d’un petit juif saisi au tribunal de l’étude, et dont il découvre successivement les moments de vigueur, les moments de faiblesse, les moments de mauvaise foi… et les moments de génie. Belle ascèse : Hanus, pas un moment, ne travaille pour son nom propre – dès lors, le haver ne fait jamais le malin, ne tire jamais son épingle du jeu. Belle délicatesse, belle éthique, belle amitié : il n’est jamais question d’un autre que Lévinas ; mais il y a des degrés de pudeur et de délicatesse qui ne passent pas la rampe, précisément parce qu’ils ne se voient pas : M. Hanus, rassurez-vous, vous n’en tirerez aucun avantage !
Tant mieux, est-on tenté de dire. Le contraire eût été suspect.

Il n’est pas question ici d’étudier la structure du livre, et de rendre compte de la progression méthodique qu’il entreprend dans l’œuvre de Lévinas ; il est seulement question de témoigner, pour ceux qui, las du nom de gloire, las de la critique, ont néanmoins quelque rapport avec l’aventure de Lévinas, ou, pour reprendre l’expression de Hanus, son mouvement de pensée. Car c’est bien à ce mouvement de pensée, c’est-à-dire à cette instabilité, qu’on vérifie que Lévinas est proprement juif. Pour le meilleur et pour le pire.

Le meilleur : étrangement, il apparaît dans les premiers chapitres, dans ceux qui dessinent la figure d’un jeune Levinas, qui découvre dans « l’épreuve de la pensée » au temps de l’hitlérisme, dans « Maïmonide et Aristote » ou dans la « Fin de l’histoire », le continent de la pensée talmudique ; pour un occidental (qu’il était presque alors), c’est une Atlantide ; mais pour le Juif (qu’il redevient), c’est l’océan, l’océan du Talmud où l’on navigue encore et toujours, et où l’on n’a jamais cessé de naviguer. Là, Lévinas est proprement, intégralement messianique : ce mot, encore insupportable et scandaleux aux oreilles occidentales, est le seul authentique synonyme de juif – autrement dit révèle le surplus de sens qu’un signifiant garde auprès du signifié. Messianique, non pas abâtardi par les fumées et les obscurités, sombres non-dits, marxiennes ou hégéliennes ; non pas ce messianisme du rapt de l’idée de Messie, du casse des philosophes dans la maison d’étude, mené plus ou moins sans avoir l’air d’y toucher.
Messianique : libérateur ; nous libérant des catégories de pensée de l’Occident, en tant qu’elles sont mortifères ; révélant du lieu même de l’Occident qu’il subissait la figure maïmonidienne, en tant qu’elle est vivifiante. Messianique : proprement en guerre contre l’Occident. Mais en guerre juive – en guerre d’intelligence. Une guerre dont la seule vraie issue, contrairement à toutes les guerres, est la paix.
Toute autre guerre n’est pas juive.

Le pire : dans la pensée de l’Universel, Hanus nous montre l’effondrement de Lévinas dans les contradictions, depuis la montée en puissance d’une pensée de l’universel d’exception, sous le nom de noahique, jusqu’à sa chute dans la pensée du droit naturel, dans la servilité donc à l’égard des catégories occidentales. Remarquable moment où nous voyons le petit juif s’écrouler. De vivifiante, l’aventure lévinassienne devient sourdement mélancolique, compromise, mensongère.

Plus loin, encore, dans les tréfonds : la critique de Lévinas de la littérature, au nom du Sensé biblique, et de l’interdit des images. Où nous voyons Lévinas embrayer le pas de Valéry, grand maître en fausses vérités, qui disait que « Les Juifs n’ont pas d’art ». Qu’avons-nous là ? Qu’on nous pardonne ! On a là un bon bourgeois synagogal du XVIe arrondissement, qui se croit savant en transformant la deuxième parole du Décalogue en injonction dogmatique et simplificatrice à ne pas faire de la littérature. Dénoncer le paganisme de la littérature, c’est certes un traitement de choc qu’on voudrait faire subir à la détestable engeance des journalistes littéraires ! Bien entendu, cette littérature ogresque, qu’on institue faute de mieux à la place de Dieu, et qui clôt sur elle-même tout l’humain qu’elle a chargé quelques monstres de dévorer, est une idole, qui mérite le marteau abrahamique ! Mais un homme messianique ne peut s’en prendre à une si pitoyable singerie. Car sitôt qu’il a dit sa critique, certes, les vestales sont dénoncées, et bonnes pour l’inespéré recyclage ; mais quel grand poète a-t-il attaqué ? Que n’a-t-il dit, au contraire, ce qu’avait de proprement juif, oui, le moment de beauté où le poète se libère de la littérature, seul moment qui vaille la peine dans l’œuvre du poète ? De tout grand poète ? Que n’a-t-il dit que tout grand artiste, en tant qu’il traduit ce dehors de monde (par-delà lui) dont il fait consister l’être juif, est, dans une certaine mesure, un juif ?

Un bon bourgeois synagogal n’aura pas de fils poète.
Les autres non plus, d’ailleurs.
Mais un bon bourgeois synagogal n’est pas un juif messianique. Quant aux autres…

Qu’est-ce à dire, en définitive ? Que, pour tel consommateur exclusif de noms de gloire, autrement dit d’ouvrages critiques, Lévinas est à moitié déboulonné, et notre lecteur déboussolé ? Soit. Mais ce n’est pas le geste de Gilles Hanus. Il n’a pas tapé sur une chose, faite de bois, de pierre, de marbre ou de papier. Il n’a pas tapé sur une idole. Il a parlé à un homme – certes mort, sinon qu’il est encore vivant, qu’il le paraît, tout au moins, à travers ses livres. C’est à un Lévinas vivant, tantôt exaltant, tantôt décevant ; à un Lévinas inachevé, à un Lévinas ambigu que Gilles Hanus, avec une honnêteté sans faille, a offert un miroir, pour continuer le dialogue.

Car il faut le continuer. Lévinas, avant la guerre, après la guerre, est la bonne surprise du peuple juif. Il découvre, de l’intérieur de l’intellectualité occidentale, son aveugle monstruosité, et le dehors qui lui répond dans la « haute science talmudique. » Découverte qu’il a faite, sans aucun doute, à l’occasion de l’hitlérisme, et de sa « philosophie ». Bonne nouvelle, n’en déplaise aux gnostiques pantelants qui crient très fort, après Lévinas d’ailleurs, au mal absolu : du mal, Lévinas a su tirer un bien. C’est ainsi qu’Hitler, qui l’a obtenu à tant d’égards, malgré la défaite militaire, n’a pas eu le dernier mot. Négociant avec l’Occident, donc avec Hitler, comme un Schindler de l’esprit, Lévinas a sauvé de l’âme juive ; mieux, il a en secret, pour lui et quelques uns qui s’adonnèrent alors grâce à lui à l’étude talmudique, il a gagné la guerre entre Hitler et le Talmud. Il était moins une (quand bien même l’horloge n’aurait jamais sonné, il fallait bien qu’un homme se dévouât pour en défaire les ressorts.)

Cette victoire admirable le fait à tout jamais précieux à nos cœurs. Mais qu’après cela, au prix d’années passées trop longuement, comme c’est si souvent le cas dans la vie, à rester en soi-même, le merveilleux vainqueur ait mué en un respectable éthicien, tout à fait accordé à la tapisserie des grands Mots d’Ordre, que nous reste-t-il à lui dire ?

Qu’après vous, M. Lévinas, il reste tout à faire. Aller plus loin que vous ; beaucoup plus loin que cette découverte émerveillée ; il reste à rendre compte de l’étendue, de la puissance surabondante de cette haute science talmudique ; de son incroyable nouveauté, qui fait passer tous les modernes pour d’affreux pitres. Tant pis pour les zélotes ; il n’ont jamais cherché autre chose que des figures de procuration, qui vivraient à leur place. Lévinas s’est arrêté trop tôt ; il n’est pas allé assez loin ; Lévinas, génie, fut aussi un penseur limité ; il a néanmoins pour lui, pour faire écho au merveilleux dernier chapitre du livre, l’existence chabatique.
Car de Lévinas à Lévinas, il n’y a pas une idole littéraire, ou philosophique, comme celle de quelque Blanchot ; il y a une existence qui, débarrassée des scrupules bourgeois, jouissait, jouit, et jouira de la vie – sans limite.