Ici, tout est fait pour perturber, jusqu’au choix des ombres. Aucun de nos repères n’est respecté : nous n’avons, en effet, clairement pas l’habitude de regarder un masque (ou un visage) dans ce sens-là. On voudrait d’ailleurs les essayer, mais c’est impossible : ce ne sont que des photographies, les masques sont hors de notre portée. Cette œuvre prétend tout montrer – la création des masques d’abord, mais aussi nos crânes, nos visages –, mais tout reste inaccessible avec l’utilisation de la photographie. Pouvoir enfin regarder le dos d’un masque (chose impossible au musée, les masques étant présentés contre un mur) ne nous satisfait pas ; pire, cela nous frustre. On en sait davantage qu’auparavant et la sensation de vide, d’ignorance est pourtant plus importante, sans doute parce que l’on en mesure mieux l’étendue ; ces photographies nous montrent tout ce qui est habituellement caché et ne répondent malgré tout à aucune question ; on ne peut, par exemple, toujours pas palper les masques, en connaître les matières ou en sentir l’odeur. Et, à supposer que l’on nous permette tout cela, on trouverait encore d’autres questions à poser sur l’origine de chaque matériau, sur les inspirations de l’artiste, sur son enfance… Comme si toute recherche de vérité était perdue d’avance. Cette contradiction est aussi celle du regard et de l’imagination : être capable de tout concevoir mais ne jamais rien atteindre.
On peut aussi considérer ces photographies non pas comme des masques – comme nous le suggère de façon presque trompeuse le titre des œuvres –, mais comme des portraits. Ces photographies nous montreraient alors ce qu’il y a derrière les expressions de notre visage ; c’est-à-dire, encore une fois, ce que l’on ne montre en aucune circonstance, pas même à soi. Patrick Tosani nous offre ainsi l’opportunité unique de voir ce que l’on ne peut jamais voir, de regarder ce qui ne franchit jamais la barrière physique et métaphorique de nos visages. On peut ainsi dire que « les masques tombent » (ou encore : « Bas les masques! »).
Que voit-on alors, maintenant que Patrick Tosani a fait « tomber les masques », maintenant que l’on peut voir ce que nos visages se refusent habituellement à montrer? La réponse est surprenante : on voit un autre visage. On peut, en effet, facilement distinguer deux yeux et un nez (mais pas de bouche, question de cohérence : puisqu’il s’agit de ce que l’on n’exprime jamais). C’est bien ce qui, dans cette œuvre, nous perturbe le plus : derrière chaque visage, il y a un autre visage. On pourrait aussi dire : derrière chaque masque, il y a un autre masque. Nos caractères, nos pensées ne seraient alors finalement qu’une somme de visages et de masques, qu’une addition de postures et de moments. Il n’y a que deux explications possibles : soit notre essence nous est inaccessible, soit nous n’avons tout simplement pas d’essence. C’est ce que suggère cette œuvre : paradoxalement, lorsque nous faisons tomber un masque, nous perdons les informations que nous donnaient les masques précédents (d’où l’intérêt du choix de la photographie : nous ne pouvons désormais plus regarder le masque « d’origine »).
En essayant d’aller plus loin dans notre quête de vérité, on ne se retrouve que devant un nouveau masque qui n’a rien de plus vrai que le précédent. Et, même à supposer que l’on gagne en précision, on gagne surtout en incertitude ; signe que l’on s’éloigne finalement de la vérité essentielle : nous ne sommes qu’une succession de masques et d’états sans aucune substance fondamentale. Le seul masque que fait tomber Patrick Tosani n’est ainsi pas celui de la vérité (ou de nos vérités) mais celui de nos doutes et de notre quête désespérée de nous-mêmes : peu importe à quel point l’on avance, on se retrouve toujours vis-à-vis d’un masque qui ressemble désespérément aux précédents.
Chaque pas en avant est ainsi équivalent à un pas en arrière : d’abord parce que nos certitudes s’écroulent, mais aussi parce que le savoir (fût-il faux) donné par le masque précédent est remis en cause et même annulé.
L’étude de chacun des masques de façon séparée ne nous dit pas autre chose. Prenons comme exemple le Masque n°2. Son visage, ou plutôt devrait-on dire l’envers de son visage, exprime le désespoir, la tristesse, peut-être la dépression ; pourtant, la couleur choisie ici est le rouge, couleur synonyme de colère (« rouge de colère », « j’ai vu rouge », « rouge comme une tomate », « un coup de sang » – tout le monde sait quelle est la couleur du sang, « agiter le chiffon rouge », « manger du pain rouge », on pourrait même ajouter « être sur liste rouge »), parfois de passion (nous connaissons la couleur des roses et du cœur, ainsi que celle du drapeau du toréador), mais en aucun cas de désespoir. On pourrait aussi parler des ombres (ici légères, vers l’arrière – ou vers l’avant, puisque tout est inversé –, contrairement au Masque n°11 où l’ombre pèse sur toute la photographie) ou des textures (qui forment ici des crevasses et qui rappellent, avec la contribution des yeux, une grotte menaçante, contrairement au Masque n°4 où tout est lisse) : l’analyse est sans fin. Le sujet, que celui-ci soit l’œuvre ou la personne qu’elle représente, ne s’épuise jamais entièrement.
C’est ainsi que, même s’il n’y a « que » deux visages dans chacune de ces photographies – celui explicite à l’envers, et celui sous-entendu à l’endroit –, Patrick Tosani nous suggère une infinité de visages et de masques. D’abord, parce qu’il a porté son choix artistique sur des masques. Ce n’est pas un choix innocent. S’il n’avait voulu perturber qu’à travers l’envers du décor et l’arrière d’un visage, il aurait pu photographier le dos d’un crâne sculpté. Si Patrick Tosani a choisi de photographier des masques, c’est bien pour suggérer cette idée : à chaque fois que l’on fait tomber un masque, on en arrive à un autre masque. Il nous suggère aussi cette infinité de masques à travers les différents détails de chaque photographie, comme nous avons pu le constater avec le Masque n°2. D’ailleurs, et cela ne manque pas d’ironie, l’œuvre elle-même est multiple : un masque, puis une photographie.
Après avoir feint de tout nous dévoiler sur la création, c’est finalement l’auditoire qui est mis à nu par Patrick Tosani. Un jeu subtil entre révélation et mystère.

Patrick Tosani. Masques n°2, n°4 et n°11, 1998-1999.
Patrick Tosani. Masques n°2, n°4 et n°11, 1998-1999.