Au royaume des morts, un vivant est passé. Dans les Limbes où hésitent, âprement spleenétiques, hargneusement ennuyées, les silhouettes françaises ; dans un Paris hanté par des façades et des mémoires plus vivantes qu’elles, un vieil homme, usé par les ans, la jambe fragile et lente se frayant un chemin malaisé, un vieil homme a roidi son pas, et s’est avancé ; il s’est arrêté à son pupitre, pour diriger son armée d’un jour. Il s’appelle Gennadi Rozhdestvensky. Chef d’orchestre russe. Français, l’auteur de ces lignes s’est senti requis à tracer quelques traits, sans doute aussi évanescents que ceux que dansait sa baguette, pour témoigner au moins de l’empreinte qu’il en a reçu ; car elle est bienfaisante ; il faut désormais témoigner des bienfaits qu’on reçoit, de peur que la simple idée en devienne caduque.

Le concert avait deux parties ; une première, qu’on oubliera aisément malgré la belle présence de l’épouse du maestro, Viktoria Postnikova, affairée et profonde, au piano : la « Fantaisie de concert » de Tchaïkovski. L’orchestre de Paris était un peu brouillon, le chef semblait las ; et la pièce de Tchaïkovski, malgré de beaux moments, ne comptait pas au rang de ses chefs-d’œuvre.

Puis il y eut un entracte ; c’était un concert, en définitive, avec un chef au beau regard intelligent, aigu ; un vieux chef dont on se disait qu’il ne lui était pas rien arrivé. Mais que faire ? S’il était encore à vif, nous, spectateurs, et spécialement, spectateurs français, jetés dans cette situation-là qu’on nomme donc un concert, c’était, en somme, non à un divertissement, mais à un rite funèbre que nous nous étions conviés ; geste bourgeois, si adapté à la lente glissade, polie et hébétée, qui semble conduire notre hôtesse, cette France-là, dans l’abîme du rien. France que je croyais voir incarnée, devant moi, lors de la deuxième partie du concert, dont quatre trentenaires qui, avec une inlassable docilité, se mirent à obéir à leur téléphone portable, à répondre à leurs mails, et à se regarder l’un l’autre pianoter, tapoter leur smartphone, pendant qu’impudemment on se mettait à faire devant eux des choses qu’ils auraient dû voir.

Ils ne s’en rendaient pas compte, manifestement.

Car le concert cessa, sitôt passé l’entracte. Le concert, où les attentifs, les musiciens, viennent sonder un langage, un geste ou une lecture, devint tout autre chose. Il y eut d’abord du bruit, de l’âpreté ; un silence, une attente s’empara d’abord des musiciens, puis de la salle tout entière ; de plus en plus nettes, des choses se dirent aux cordes, aux clarinettes, qui se déchaînèrent jusqu’au fortissimo, aux percussions, triangle, xylophones, caisse claire, grosse caisse, gong ; vents, brises et ouragans, jusqu’à ce que vienne mourir, en un filet d’air, une phrase au célesta ; et cela était monté, monté, et avait ébranlé jusqu’à la céleste voûte, celle du moins de la salle Pleyel où s’accrochaient les derniers parmi les écoutants ; ceux qui, dans une métaphore somme toute évangélique, sont très haut dans le ciel parce qu’ils sont très bas sur la terre ; par à-coups, coups de tonnerre, coups de mortier, coups de crosse, de cannes, de bâtons, de fouet ; coups de rires cruels et sadiques de tortionnaires ; coups de glottes de rires déchaînés, coups à l’âme qui soudain s’effondre, triste et plaintive, en sanglots – ; coup où une brise ultime, sur une plaine neigeuse, entre les bouleaux, redevient l’air, immobile, intranquille comme le temps.

C’était la quatrième symphonie de Chostakovitch, qui fut un ami de notre Rozhdestvensky, lequel fut aussi l’ami de Prokofiev, de Schnittke ; lequel Rozhd fut tant d’années durant le chef adoré de l’Orchestre de la radio de Moscou, avant d’en être éjecté, au prix de la révolte des musiciens, au profit d’un Fedosseiev, intrigant et joueur de balalaïka ; lequel Rozhd ouvragea la plus belle des intégrales des symphonies de Sibelius, enfin ramené à l’épique âpreté de ses forêts enchantées après et avant un passage émollient dans les bras de MM Bernstein et Davis. Un très grand chef, en somme ; de ceux qui seront un jour une légende, parce qu’il est en eux un je ne sais quoi qui lui empêche le plain-pied avec le grand public ; qui n’est pas un presque rien, mais au contraire un beaucoup trop dont on aurait cru la disparition achevée.

Un grand artiste (par là, j’entends une espèce aussi sûrement exterminée, par l’accord de la dévotion stérilisante et de l’hystérie narcissique, que, disons, les Indiens d’Amérique par les colons puritains) opère toujours un beaucoup trop, qui ne ressortit pas au nombre de ses œuvres ; non plus à quelque hybris, ou épanchement divin qu’on décrie aujourd’hui dans le mot de génie ; mais à l’infini sommeil des hommes, à la tuante agonie qui s’appelle leur vie, auxquels certains ont décidé de ne pas consentir.

Tel est Chostakovitch ; telle est cette œuvre, hénaurme, bouffonne, épouvantable, proprement, où la tragicomédie russe se déroule inexorablement, immense, infinie, car jamais l’auteur n’aurait écrit tant de notes si la Sibérie n’avait compté tant de kilomètres, ni les arbres, qui la picotent, tant de kilogrammes. Cela s’appelle la matière ; de l’artiste à l’Artiste, la forme forme de la matière.

Les Russes en ont reçu une grande part – de la matière ; il leur reste encore tant de formes à accomplir – heureux hommes !

Mais là, j’ai parlé d’une partition. On ne le sait que trop : aller au concert, c’est aller lire une partition. Autrement dit un projet de sons, l’agencement d’un projet ; le projet esthétique de Chostakovitch. Eh bien le bienfait que j’ai reçu, ce n’est pas que le projet a été servi par notre vieux chef ; non ; c’est que le vieux chef a été servi par le projet de Chostakovitch ; mieux, encore : c’est que la musique, oui, cette musique qu’il jouait, se mit à le commenter – notre saint Rozhd, comédien et témoin.

Ce soir-là, à Pleyel, il n’y avait pas un chef ; il y avait un aède muet. Ce décalage, ce temps d’avance qu’immanquablement gagne un chef sur son orchestre, fut l’occasion non de préparer les musiciens, mais d’appeler, comme un commentaire servi par des artistes en fusion, une musique au service d’un homme présent en son corps – un corps tantôt jouant, tantôt souffrant ; un corps presque immobile, mais si vivant ; sans ces déhanchements parfois somptueux que nous montrent un Salonen ou un Janssons, qui semblent supplier leur orchestre de donner vie à la musique qu’ils entendent en eux-mêmes… Eh bien ce soir, c’était la musique qui écoutait le chef. Rozhdestvensky, mi-comique, mi-tragique, était le lieu, l’épicentre d’un cyclone humain, d’un cyclone épique où l’âge stalinien hurlait sa terreur où passait, parfois, inquiétante et veloutée, une obscure fascination.

Langage, langage musical, articulation des moments, des phrases, des climats, des climax : toutes ces abstractions de la musique – du moins, si l’on y cherche une parole, ce qui est sans doute à la fois un impossible et une nécessité – devenaient, dans le corps, dans les yeux, dans les moues de Rozhdestvensky une évidence ; évidence nullement explicative, mais éprouvée, et communiquée ; spécialement à l’orchestre, et à nous autres, privilégiés qui avions payé moins cher pour nous retrouver à l’arrière-scène, tandis que, juste retour des choses, il tournait le dos au parterre.

Une main, celle du musicien, battait le temps avec la puissance contenue d’un maître zen qui s’exerce au combat ; l’autre était follement libre, inventant de nouvelles figures, de nouvelles chorégraphies, dont, cent fois, je découvris avec stupéfaction qu’elle disait exactement ce que la musique allait chanter. Miracle d’une science du geste où toute la gestique classique du chef était débordée par une surabondance de figures qui dansaient autant de passions musicales – et humaines.

Alors il m’en faut dire le bienfait.

On se déchaîna, dans le public, dans l’orchestre, ce soir-là. L’orchestre de Paris, si irrégulier, était devenu pour un jour, comme il sait aussi l’être, le meilleur orchestre du monde – c’est un vrai ami des grands orchestres qui me le souffla à l’oreille.

Le chef avait soufflé sur sa baguette comme sur un revolver, à la fin du premier mouvement. Ouf ! A la fin du troisième, exténué après cette monstrueuse musique, exténué après les interminables rappels, il brandit la partition de son ami, où s’étaient noués ses souvenirs, souvenirs de raideur bureaucratique, de fureur lyrique, de génie musical et de terre russe. D’aucuns crièrent, alors, car ils avaient lu tout cela dans le vieux chef.

On avait entendu, vécu, dans les rebondissements terrifiants et un suspense haletant, une musique, non pas à programme, mais une véritable musique de film – celle dont le film, à proprement parler, est l’âme ; et l’âme de Gennadi Rozhdestvensky était une bien belle chose.

Russe : granitique, froid, il était au bord des larmes comme un fragile enfant ; il avait convoqué devant nous une parade, une parade sauvage, qui nous avait paru plus pleine que celle, musculeuse et hargneuse, des mots de Rimbaud ; que celle, consciente et intelligente, des créatures si artistement païennes du Sacre du printemps ; que celle, troublée et inquiète, du Mandarin merveilleux ; eh bien cette parade avait pris corps – ; point besoin d’un Nijinsky ou d’une division de Panzer ; car notre parade n’était pas autre chose qu’un homme de quatre-vingts ans.

Nous, alors ; nous, spécialement, le public du jour, des Français, sinon éternels, ni même séculaires, mais, disons, générationnels, pour ne pas dire des Français mensuels ou des Français hebdomadaires ; nous !

Nous ne sommes plus au pays de Debussy, de Monet et de Clémenceau ; ni au pays de Mallarmé et de Bernard Lazare : nous sommes au pays de François Hollande, de Patrice Chéreau et de Michel Houellebecq ; nous sommes au pays de Bernard Arnault, de Bernard Pivot et de Bernard Hinault ; nous sommes au pays du général de Gaulle, et de la mémoire du général de Gaulle, et de la mémoire de Jacques Chirac ; nous sommes au pays de Michel Foucault et des héritiers de Michel Foucault, dont la liste précieuse et distinguée finit par devenir aussi commune que le vulgum pecus des Romains ; nous sommes au pays de Jacques Attali, de François Mitterrand et de Marguerite Duras ; nous sommes au pays d’Olivier Debré et de Gérard Garouste ; nous sommes au pays de Janvier, 55 rue Poliveau ;  toute une séquence, en somme !

Nous sommes au pays exténué, où les droits et les révoltes, et les conquêtes, dans les manifs, dans les tribunes des journaux progressistes, se thésaurisent comme des points de retraite, comme ces petites pilules qui tremblotent aux mains des cardiaques ; où les progrès se proclament en trousseaux de mariages bourgeois pour nos modernes bourgeois ; où les auteurs, dans les livres, se dépiautent, comme un vieillard gâteux épluche son grain de raisin pour en recracher au plus vite le pépin, et se défaire d’une peau trop substantielle pour ses dents épuisées ; et rêve pourtant d’un jus qui ne s’exprimera plus – la vigne a desséché.

Au royaume des morts, le temps d’un soir, une Vie est passée.