On ne verra jamais Lucia. Le film commence après sa mort, et elle ne l’habitera pas. La vie y bat à vide et s’acharne cruellement sur un père et sa fille. Puis c’est déjà la fin.

Après la mort de Lucia, sa fille Alejandra et son époux déménagent. Alejandra intègre un nouveau lycée. A son arrivée, on impose à l’adolescente un test de dépistage des drogues. Il révèle qu’Alejandra a consommé du cannabis. Premier sujet tabou entre le père et sa fille. Première cause d’éloignement. Puis Alejandra se fait des copines, ou plutôt tente de s’intégrer, ce qui n’est pas la même chose. Elle est invitée à une soirée, des garçons sont présents. Elle saute une étape et se donne à un jeune homme dans la salle de bains. Il pose son téléphone portable sur un rebord du lavabo, filme la scène. Le lendemain, tout le lycée a vu la vidéo : Alejandra est la putain. La « nouvelle » sera la victime. Le crescendo commence. Deux garçons la coincent dans les toilettes, exhibent leur sexe, mais la jeune fille n’en parlera ni au proviseur ni à son père. Un voyage scolaire est organisé, Alejandra sait parfaitement ce qu’elle va subir, mais son mutisme l’oblige de s’y rendre. Elle fait sa valise, la bourre des vêtements qui l’accompagneront dans son calvaire. C’est au bord de la mer. Elle s’y fait violer, insulter, dominer, victime à la fois des garçons et des filles. Le soir, elle disparaît dans les vagues. Tout le monde la croit morte. Son père arrive en catastrophe sur les lieux. Alejandra est en vie, elle a sauté dans un car pour retourner à la maison. Le père et la fille se sont croisés. L’avis de recherche est lancé, mais le père décide de venger sa fille, kidnappe le garçon qu’il soupçonne d’être le bourreau de sa fille. Il le noie. La suite, nous pouvons tenter de l’imaginer, si l’on suit l’absurdité du destin.

Car les événements se succèdent en mépris total de la vérité, celle qui siège à l’intérieur des personnages, et qui jamais n’éclot. L’âme est prisonnière. Sans aucune pitié et dès les premières images du film, un vide est présent qui n’empêche pas la vie d’aller sans se soucier de rien. Elle prend une tournure fausse, biaisée, agressive, comme si elle reprenait ses droits envers et contre tout. La vérité est que Lucia est morte, et qu’Alejandra garde cette mort secrète, fait de sa mère un être invisible. Lorsque ses amies lui demandent où est sa mère, elle répond qu’elle vit dans une autre ville. On lui pardonnerait d’avoir couché trop vite avec ce garçon si l’on savait. Mais elle ne dira jamais rien, car ce fait est presque enterré. Au bout d’un certain temps, il n’a plus aucune raison d’exister, plus aucune matérialité. La machine est déjà en marche. Ce vide est présent, mais ne s’installe pas pour autant, est immédiatement comblé par quelque chose qui est extérieur à Alejandra, qui ignore sa douleur. Le vide se remplit de petits faits arbitraires et inhumains, d’événements qui s’enchaînent par défaut. La vie avance comme un aveugle dont la canne bute partout, avec violence.

Une sorte d’opacité imprègne les images. Ce que l’on voit n’est qu’à demi réel, car on sait qu’il y a autre chose derrière, de plus important, mais peut-être moins grave, au fur et à mesure que le destin se précise. Peut-être, se dit-on, vaut-il mieux que cela n’apparaisse pas. On se résigne. Une fois que le mal est fait, rien ne le réparera. Cette chose sous-jacente, l’excuse absolue, l’argument du film, on la connaît, mais la douleur vient du fait qu’on ne sait pas si elle doit remonter en surface, s’il ne vaut pas mieux, effectivement, la taire. Mérite-t-elle d’exister, cette chose, alors que c’est justement un décès, celui de la mère, que c’est une disparition ? De longs plans fixes laissent la vie s’écouler en leur sein, ils sont moins au service d’une narration que soumis à l’arbitraire. Ce qui les met en mouvement, c’est la violence du monde dont est exclue l’âme de l’adolescente. La longueur des plans laisse entrer l’immonde ; ils se laissent pénétrer par toutes les interprétations, sans en privilégier aucune.
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Michel Franco a obtenu pour ce film le prix Un certain regard au festival de Cannes. Son aspect brancusien s’allie à une focalisation externe par laquelle tout se résout, à la fin du crescendo, quand l’image s’éteint sans nous donner de conclusion.
Nous ne saurions imaginer une suite, faute de trouver nous-mêmes la forme juste. Celle, énigmatique, qui nous a portés jusqu’aux confins du destin.