Nous sommes en France, plus précisément à Paris. Entre l’été 2006 et le printemps 2012, une caméra suit deux couples, qui sont aussi quatre amis :
– Chris Bailey, politologue, spécialiste de l’opinion, conseiller des principaux hommes politiques français.
– Judith Lazard, historienne, essayiste, l’épouse de Chris.
– Paul Adler, le meilleur ami de Chris, journaliste de gauche, dont les opinions politiques se sont toujours affichées.
– Albertine Langlois, comédienne et jeune compagne de Paul.
Doutes se présente dès l’abord comme un documentaire. C’est, en première instance, une chronique du sentiment de gauche entre 2006 et 2012, entre la primaire socialiste pour la Présidentielle 2007 et le scrutin de la Présidentielle 2012. Sentiment de gauche exprimé par quatre individualités, quatre singularités. Et nous nous apprêtons à les suivre au plus près de leurs actions, parfois de leurs corps. Au plus près, en tous cas, de leur intimité, qu’elle soit physique, psychique, familiale, amicale, ou intellectuelle. Et le code adopté est bien celui du reportage – plans-séquence, lieux, dates et heures en incruste pour chaque séquence.
Tout au long de ces six années donc, nous allons voir Chris, Judith, Paul et Albertine évoluer devant une caméra au mouvement très leste, qui traque les certitudes, les hésitations, les points de rencontre, les lignes de fuite, pendant que s’enregistrent des conversations denses sur la vie ou l’actualité politique, comme si les deux s’entrelaçaient, se rejoignaient jusqu’à se confondre. Nous pénétrons ainsi dans leurs appartements, dans des restaurants, dans des cafés, nous les retrouvons souvent autour de tables, en tous cas, dans des lieux supposés de l’échange amical, où ces personnages, comme chacun de nous, parlent de l’actualité, la commentent. A travers ces quatre personnes très éveillées à la politique, hyperinformées, c’est certes la question de la croyance qui se pose, dans un monde renseigné à l’excès, mais aussi, plus particulièrement et au gré d’une vie politique déconcertante, la question d’un avenir possible pour la gauche, depuis juillet 2006 jusqu’au soir du second tour de la Présidentielle 2012. Autant d’interrogations qui se mêlent aux aléas de leur existence et de leurs relations.
Or, dès la deuxième séquence, nous découvrons que le documentaire n’en est pas un, et que le drame qui se noue est abordé sur le mode du jeu : jeu de rôles, jeu d’acteurs (Benjamin Biolay, Lara Guirao, Suliane Brahim et Christophe Barbier), jeu de masques, jeu avec les conventions du film, jeu avec l’histoire récente, jeu sur les frontières entre fiction et réalité, jeu avec les codes de l’auto-fiction, et auto-dérision. C’est, au final, une forme de composition pour une décomposition de la gauche. Parallèlement, donc, aux scènes filmées dans des décors réels (deux appartements, le cabinet d’un psychanalyste, une loge de théâtre privé), nous observons les mêmes silhouettes, non plus personnages mais acteurs en lecture. Nous passons en quelque sorte d’un univers qui pourrait sembler proche de celui du Husbands and Wives de Woody Allen, à celui du Looking for Richard d’Al Pacino, qui introduisait le spectateur dans les coulisses du travail et montrait le film en train de se faire, à travers une alternance de répétitions, représentations, brainstormings, discussions dans la rue et interviews.
Aussi, retrouvons-nous Chris, Judith, Paul et Albertine en répétition ; nous verrons les acteurs au travail avec la réalisatrice s’interroger sur le texte, sur les personnages, mais nous les verrons aussi observer ce moment singulier et historique de la vie politique et médiatique française (2006-2012). Nous suivrons leurs doutes et leurs espoirs sur l’échéance présidentielle jusqu’au soir des résultats. Une perspective qui renforce en apparence l’optique documentaire, mais n’est en dernière ressort qu’un miroir aux alouettes, une ultime pirouette puisque toutes les scènes auront été tournées après le mois de mai 2012.
Il s’agira, pour autant, avec cette alternance de scènes jouées et de scènes répétées, de restituer la dramaturgie de l’histoire, de veiller à ne pas perdre le fil, mais aussi d’introduire le regard spécifique des acteurs sur les instants vécus collectivement par la gauche et sur l’intimité des personnages ainsi que l’intrigue. Le scénario, pour ces scènes de répétition, précise également les indications de tournage pour les scènes de « documentaire » afin de s’inscrire dans la continuité et de raconter l’histoire de bout en bout.
Un tel choix dramaturgique s’inscrit dans une volonté de brouiller les pistes, d’ajouter les masques aux masques et de nouvelles facettes à ce jeu de miroirs. Il s’agit d’abord d’introduire, par ce deuxième fil, un recul, une distance et de nourrir encore le débat sur la gauche, ses errements et ses doutes, en fuyant tout didactisme. C’est aussi un jeu sur les perspectives où le personnage laisse la place à l’acteur, le masque au vrai visage, sans que l’on sache bien s’il ne s’agit pas là d’un autre masque, d’un autre écran. C’est enfin une variation sur la comédie dramatique (le suspense intimiste) et le huis-clos (politico-sentimental), une façon d’interroger un genre et manier ses codes, de s’en jouer tout en y souscrivant.
Un film en somme qui n’est, à proprement parler, ni un documentaire, ni une fiction, ni un work in progress, mais tout cela à la fois, une œuvre hybride qui questionne l’actualité politique, l’avenir de la gauche, les codes de l’illusion cinématographique, les ficelles de la comédie dramatique, les relations de couple, les liens amicaux des hommes entre eux et des femmes entre elles, l’idée de transmission et met finalement en son cœur le doute.