La France, à ce jour, n’était pas une grande amante de Canaletto.

Historiquement, le pays de l’impressionnisme a préféré au maître de la transcription mimétique des canaux et des palais de Venise, qui partout ailleurs attire les foules, son jeune contemporain, Francesco Guardi, à la touche et au chromatisme plus vibrants et vivants.

Comme pour rattraper le temps perdu (cela faisait plus de cinquante ans qu’aucune manifestation n’avait été dédiée aux védutistes vénitiens en France), non pas une mais deux expositions sur Canaletto se tiennent à Paris jusqu’à janvier prochain de part et d’autre de notre Grand Canal à nous qu’est la Seine, l’une au musée Maillol, l’autre au musée Jacquemart-André.

Coïncidence, engouement soudain pour Venise ? Pas vraiment. Tout comme le fait que ces expositions sont organisées par deux musées privés et non par des musées publics, ce doublon sans précédent est révélateur des dérives contemporaines d’institutions motivées par la recherche à tout prix du succès et l’appât du gain, pour qui le choix d’une exposition est dicté par le nombre d’entrées escomptées. D’où la course aux grandes figures de l’histoire de l’art et cette compétition passablement absurde à propos d’un même peintre. Les musées publics (pas tous, hélas…) qui échappent (pour combien de temps encore ?) à cette logique marchande, se voient de plus en plus sommés de se « débrouiller » par eux-mêmes, et l’État et certaines grandes villes n’hésitent pas, ici ou là, à nommer des énarques plutôt que des conservateurs à leur tête.

Aucun de ces deux musées privés que sont la Fondation Maillol et Jacquemart-André, quand l’aubaine d’un partenariat avec les musées de Venise s’est présentée, n’a voulu laisser à son rival cette occasion d’attirer les foules, sur le seul nom d’un des plus célèbres représentants de l’art italien.

Car, à l’ère de la surmédiatisation généralisée, l’art aussi a ses superstars, ses icônes révérées du  public sous toutes les latitudes, et Canaletto, en Occident, au Japon, est l’un deux. Il est devenu un poncif international incarnant l’image de Venise, comme Caravage l’est pour le XVIIe siècle, Léonard pour la Renaissance et Monet et les impressionnistes pour le XIXe.

L’exposition du musée Maillol réunit une cinquantaine d’œuvres de Canaletto, provenant en grande part de collections particulières, dont la scansion vise à mettre en relief l’évolution stylistique de l’artiste jusqu’à sa toute fin. Si, comme s’en prévaut le musée, ce sont des tableaux rarement sinon jamais vus en France – et pour cause puisqu’ils sont en des mains privées, on reste quelque peu déçu par la sélection, qui ne fait pas vraiment honneur, à  quelques  belles  exceptions  près,  au   génie   de   l’artiste,   en    comparaison   des   œuvres « concurrentes » réunies à Jacquemart-André, dont bon nombre proviennent de grands musées étrangers ou de collections comme celle de la reine d’Angleterre.

Le propos du musée Jacquemart-André est également plus riche qu’au musée Maillol, tant la comparaison Canaletto-Guardi y fait sens. La confrontation des œuvres des deux maîtres vénitiens, notamment de tableaux représentant les mêmes vues de Venise, prises du même point, permet de mesurer ce que le second doit au premier mais également ce qui les différencie fondamentalement, peignaient-ils des sujets identiques.

Nous sommes au XVIIIe siècle à Venise. Naît un nouveau genre, la peinture de vues de la Cité des Doges, baptisée védutisme, qui va très vite connaître un grand succès auprès d’un public fortuné. Cette peinture de paysages urbains séduit les étrangers aisés qui accomplissent ce que l’on nomme désormais le Grand Tour, touristes éclairés voyageant en grand équipage à travers l’Italie pittoresque à la découverte des trésors artistiques de la Péninsule, tenue pour le berceau de la civilisation occidentale. Pour eux, avec Florence, Rome et Naples, Venise est l’une des étapes obligées. La veduta permet à l’aristocrate anglais, allemand ou français de ramener dans sa patrie un souvenir autant qu’une trace de son séjour à Venise. Elle concentre en elle le sentiment et la mémoire.

Bientôt, de nombreux peintres vénitiens se lancent dans ce nouveau genre, dont le succès ne se démentira pas de tout le XVIIIe siècle, et qui, aujourd’hui encore, brille d’un charme inégalé.

Pourquoi ces vedutisti continuent d’exercer, deux cents cinquante ans plus tard, pareille attraction sur le public occidental ?

Leurs tableaux, outre qu’ils constituent d’admirables morceaux de peinture, sont le signe en majesté que Venise est restée doublement figée dans le temps, le temps d’hier, le temps d’aujourd’hui. Canaletto et ses émules ont offert au monde l’image que l’on a encore et toujours de Venise : cette ville immobile sur les flots par-delà le tumulte des époques, souverainement insensible aux nouveautés depuis la fin de la Sérénissime en 1797, c’est-à-dire, précisément, la fin des Canaletto et des Guardi. C’est cela qui continue de fasciner le public des métropoles modernes : Venise, elle, est restée la même, et les toiles de Canaletto, Guardi et leurs suiveurs en sont la preuve absolue. On peut aisément retrouver, en déambulant d’un canal à l’autre, la même exacte vue qu’a peinte jadis le védutiste. Tout est là, « tel que l’éternité le change », le canal, l’église au campanile élancé, les petites maisons de brique, les palais nobiliaires et leurs hautes cheminées aux cônes inversés. Mais si l’ossature de la Cité lagunaire est demeurée inchangée, une chose s’est à jamais perdue. Les gondoles, aujourd’hui, faute d’emmener feu les patriciens de la République à leur prochaine fête, au Ridotto ou au Grand Conseil, promènent les touristes en short, armés de leur appareil photo. L’activité grouillante des quais a été remplacée par la même foule anonyme, qui, du Louvre aux pyramides de Gizeh, du Colisée aux canaux de Bruges, vient s’ébahir quelques rapides heures devant ces témoignages d’un autre temps, d’un monde plus beau, qui, ailleurs, n’existe plus, et que, bien souvent, elle ne comprend pas.

La place Saint Marc, de Guardi
La place Saint Marc, de Guardi

C’est là, dans le registre d’un passé aboli au sein d’un monde éternisé, que Guardi, le peintre de l’émotion, a joué un rôle qui n’appartient qu’à lui. A travers ses vues, il a noté comme nul autre, par de petites touches de couleur dansantes, la vie ; il a transcrit ce qu’était réellement Venise, c’est-à-dire son peuple, bien plus que l’architecture chère à Canaletto. Ce qui fait de lui le véritable dépositaire pour la postérité de ce qu’a été Venise un millénaire durant, avant qu’elle ne s’abandonne à l’orée du XIXe siècle aux pompes de la décadence, n’essuie, une fois défaite, les outrages de Napoléon puis des Autrichiens, se dissolve dans l’unité italienne en 1866, avant, enfin, de se convertir en plus belle ville musée du monde, défunte miraculeusement préservée par sa longue léthargie.

La Venise de Canaletto, celle des palais, vit toujours, celle de Guardi, du peuple, des marchands et des fêtes, est morte. Seul son souvenir survit encore, et peut se retrouver fugitivement au détour d’un petit canal, au coucher du soleil, dans les derniers quartiers populaires de la Sérénissime, au Castello, où l’on fait sécher le linge en travers des calle. Goldoni et Guardi y jouent là, deux siècles plus tard, leur ultime partition.

Revenons à la veduta. La paternité du genre ne revient pas à Canaletto. Elle se développe au tournant du XVIIIe siècle grâce à Gaspar van Wittel, peintre hollandais passé par Venise, qui importe dans ses vues de la Cité des Doges le réalisme des maîtres du Nord.

S’inspirant de cette manière, inédite à Venise, de rendre le réel au détail près, c’est un peintre frioulan, Luca Carlevarijs, actif dans les décennies 1710-1720, qui est considéré comme le véritable initiateur du genre. Des toiles de ces deux peintres sont exposées au musée Jacquemart-André, permettant de mieux saisir les influences du jeune Antonio Canal, dit bientôt Canaletto, et de le resituer dans le contexte de la peinture à Venise au début du XVIIIe siècle, ce que ne fait guère l’exposition de Maillol, malgré l’ambition affichée de retracer l’évolution du style de Canaletto.

Canaletto avait été formé par son père à la construction de décors de théâtre, et acquit, comme scénographe, une maîtrise parfaite de la perspective. Abandonnant l’univers du théâtre au retour d’un voyage à Rome en 1719-1721, avide de se faire un nom dans ce domaine en vogue qu’était devenue la veduta, Canaletto surpasse bientôt ses devanciers grâce à son talent unique. Emane de ses toiles une impression de réalité presque illusionniste. Théophile Gautier dira de ses œuvres dans Le guide de l’amateur au Musée du Louvre (1867) : « Si vous n’êtes pas allé à Venise, le voyage sera fait. La réalité ne vous en apprendra pas davantage. ».

Pour aboutir à un tel résultat, le peintre avait élaboré un modus operandi implacable. Première étape : le travail face au motif qu’il voulait peindre, grâce à la camera obscura, un instrument optique confiné jusque-là dans les ateliers. Reprenant Carlevarijs qui, le premier, l’avait transporté en extérieur, Canaletto s’accompagne partout, sur les quais, à bord de sa gondole, de cette petite boîte noire magique, passe la tête sous le rideau de la chambre de vue, cadre par un double renvoi de miroirs le monde extérieur, prend, dans un carnet exposé au musée Maillol, des relevés rapides au crayon, qu’il enrichit d’inscriptions indiquant les couleurs, l’emplacement des ombres, le nombre de colonnes ou de fenêtres des palais et des maisons. La phase suivante consiste à réaliser un dessin d’ensemble à partir de la pléthore de croquis issus de la chambre noire, qui, mis bout à bout, recréent ainsi une vue globale des lieux. Enfin, recopiant fidèlement ce dessin aux parfaites ordonnances, Canaletto peint l’œuvre finale, la veduta.

On a souvent reproché à Canaletto d’être plus un photographe en peinture, un recopieur de la réalité, un artisan qui doit tout à la camera obscura, qu’un vrai peintre, un topographe s’en remettant au procédé mécanique de la chambre noire plutôt qu’à son génie propre. En vérité, l’utilisation de la camera obscura requiert un grand sens du dessin car elle a tendance à étirer les dimensions.

L'entrée de l'arsenal, de Canaletto, 1732
L’entrée de l’arsenal, de Canaletto, 1732

Canaletto répète donc un procédé, toujours le même, cadrant, jour après jour, les canaux et monuments de Venise avec sa camera obscura. Mais s’il y a procédé, celui-ci, pour autant, n’enferme pas l’artiste dans le carcan de la reproduction. Sa vision de Venise est une vision essentiellement architecturale. Baignées d’une admirable lumière diffuse qui magnifie son sens du dessin et de la perspective, ses toiles sont le plus souvent construites selon une oblique qui témoigne de sa constante recherche de profondeur. Il émane une impression de mystère de ces tableaux à la géométrie si précise, aux grandes perspectives figées dans le temps, illuminés d’une lueur fraîche. A observer ses toiles innombrables représentant la Cité des Doges, on a l’impression que Canaletto a cherché à capter quelque chose de Venise de l’ordre d’un ineffable, d’une essence, qu’il y a derrière ces tableaux bien plus qu’un recopiage parfait destiné à satisfaire une clientèle étrangère avide de réalisme grandiose, que se cache là une quête personnelle. Souvent sur ses toiles du Grand Canal vu du Rialto, « la plus belle rue du monde » est étirée en largeur plus qu’elle ne l’est en réalité, permettant à notre regard de s’engouffrer dans une perspective délimitée par les deux rangées de façades des palais qui s’étendent jusqu’au point de fuite au fond de la toile. Et de fait, on voit dans les tableaux de Canaletto plus que notre œil n’en saisit en face du motif véritable.

Ses architectures sont froides, parfaites, dessinées d’une main pour qui la silhouette des bâtiments vénitiens n’a plus de secrets tant elle les a tous peints et repeints. Canaletto est le maître de l’angle droit, de la ligne, des grandes perspectives obliques. Mais l’on ne sent pas de vie dans la ville admirable qu’il décrit. Les figures qu’il place dans ses tableaux sont plus des figurines que de vrais personnages. Elles servent à signifier le réel. Notations quasi-anecdotiques, sans valeur propre, elles ajoutent à l’hyper-réalisme de l’ensemble. Il ressort cette même impression lorsque Canaletto représente – il y est bien obligé, pour faire réaliste et local – les gondoles qui peuplent les canaux, alignées sur ses toiles comme de grands cercueils le long des palais, ou bien occupant à l’horizontale tout le premier plan du tableau, étrangement immobiles, sans nul mouvement. Chez Guardi, au contraire, on perçoit d’emblée le joyeux ballet que devait être la navigation sur le Grand Canal et le bassin de Saint-Marc, avec des embarcations, gondoles, gabarres, navires de toutes sortes se croisant en tous sens, de travers, amarrés, avec, à leur bord, les gondoliers et les mariniers, chacun saisi sur le vif, d’où il ressort une impression de danse aquatique générale d’une constante et rare élégance. Chez Canaletto, l’humain meuble l’espace comme pur signe. Espace qui, à défaut, serait trop vide, désincarné, sans échelle.

Une myriade d’imitateurs, plus ou moins doués, certains carrément plats, se lanceront dans son sillage, le pasticheront, le copieront, s’inspireront de lui. Aucun n’aura son suprême talent, n’atteindra un tel degré de vérisme, de réalisme, dans l’éternisation patricienne de la Sérénissime à la veille de sa chute, en 1797.

Canaletto semblait avoir épuisé le genre, en donnant ses lettres de noblesse à une peinture de paysage tenue jusqu’à lui pour mineure par rapport aux grandes « machines » religieuses, mythologiques et historiques incarnées dans la Venise d’alors par Tiepolo, aux plafonds des palais patriciens, sous la coupole des églises et les caissons sculptés des Scuole.

Canaletto ayant rallié l’Angleterre et abreuvé huit ans durant ses clients de l’aristocratie anglaise d’incroyables vedute de Londres, Guardi, son cadet, va, à quarante ans, instillant un parfum d’émotion et d’humanité nostalgique dans la Venise architecturée de son prestigieux prédécesseur, réussir à magnifier le genre qui allait s’exténuant, en repousser les limites, jusqu’à ouvrir la voie aux peintres de la modernité, ces «Vénitiens» d’adoption et de cœur que seront Turner, Bonnington, Monet et Signac.

Guardi est, lui aussi, un homme de théâtre. Mais là où Canaletto ne serait que scénographe, lui se fait metteur en scène. Il peint des scènes vivantes, où la place accordée au décor, à l’arrière-plan, aux palais et aux maisons de Venise, se réduit sensiblement par rapport aux compositions de Canaletto. Chez Guardi, l’architecture est comme mangée, grignotée par le ciel et les eaux de la lagune. Pressée entre ces deux espaces, on a l’impression que la ville flotte en apesanteur, entre deux atmosphères. Incomparablement, Guardi a mieux rendu que son illustre prédécesseur ce qui fait ici la magie unique de Venise : quand Canaletto, pressé par ses commanditaires étrangers insatiables, se contente de peindre l’eau comme une étendue homogène à peine troublée par quelques vaguelettes qu’il souligne à la hâte d’un simple trait blanc, là où il néglige le socle mouvant d’où émerge Venise, Guardi, lui, traite la surface irisée des eaux de la Sérénissime comme le miroir du ciel, où se projettent poétiquement zones d’ombres, nuages dorés ou brumeux et reflets brouillés. « Ce n’est plus le paysage comme veduta exacte, mais comme expérience subjective liée au temps et à l’état d’âme du peintre, non moins qu’au lieu lui-même. C’est le prélude au paysage romantique » écrivit l’historien d’art Giulio Carlo Argan. Et, surtout, sur le parquet liquide ou de pierres de Dalmatie de cette scène de théâtre qui s’étend au premier plan, Guardi place ses acteurs, ses premiers rôles, qui sont, pour le coup, de vrais personnages et non de simples figurants. Ce sont les Vénitiens eux-mêmes auxquels il s’attache, qui incarnent et font Venise, autant que les façades de pierre et de brique qui s’alignent le long des canaux. D’une toile à l’autre, gondoliers, marchands, commis, aristocrates dans leurs parements pourpres, passants tenant leur enfant de la main, marins, portefaix et travailleurs du port, petit peuple de la rue, ramoneurs juchés sur une cheminée, lavandières étendant le linge, vendeurs ambulants, tous se côtoient, se croisent et animent joyeusement l’espace de la veduta. On l’aura compris, pour Guardi, ils sont, avec le ciel et la Lagune qui lui sert de miroir, les vrais protagonistes, l’essence même de ce qu’est Venise. Dans plusieurs œuvres exposées à Jacquemart-André, les bateaux, les gondoles et autres embarcations occupent bien plus l’espace que l’architecture, au point, presque, de la masquer et qu’elle en devienne secondaire, ce qui n’arrive jamais chez Canaletto, même quand – ainsi dans une toile exposée au musée Maillol – il dépeint les festivités sur le Grand Canal, où ce sont toujours les palais, les maisons, la majestueuse perspective qu’offre ce boulevard aquatique qui tiennent le premier rôle.

Si, depuis toujours, Canaletto est le plus célèbre, c’est Guardi qui a gagné la bataille picturale. C’est sa manière, plus moderne, qui l’a emporté chez les peintres du XIXe siècle amoureux de Venise, tous étrangers. Il leur a ouvert la voie et ils ont cherché à transcrire à travers leur style, aussi opposé soit-il au réalisme de la veduta, cette même vision de Venise que Guardi fut le premier à exprimer : une ville entre deux mondes, flottant entre ciel et mer, où, au gré des heures et du temps, l’air et l’eau se confondent, jouant d’effets mystérieux ; une ville qui convoque les sens, la sensibilité, comme aucune autre.

Depuis dix ans, les expositions Canaletto se succèdent aux États-Unis et en Europe.

La seule exposition Guardi a lieu en ce moment à Venise, au musée Correr, pour le trois-centième anniversaire de la naissance du peintre-poète.

Guardi en sa demeure.