Or donc l’art moderne se serait engagé à corps et à cri – ou plutôt à corps perdu – dans la démesure, la monstruosité, l’évacuation du faciès. Et nous ne voyons rien à y redire. Jamais ne nous viendrait à l’esprit de remettre en cause l’hubris tant la monstruosité en art nous est devenue familière. Le figuratif ? Vieillerie vulgaire ! La difformité ? Aimable, désirable, normal. Certes, la modernité n’a pas inventé la monstruosité (pensons à Bosch et à ses petits, pensez aux gargouilles qui ornaient nos églises), elle en fit néanmoins la projection normative de l’homme moderne. D’où question : par quelles voies, la démesure – en art (mais pas seulement) – parvint-elle à tracer ses sillons jusqu’à nous ? Le dernier ouvrage de Jean Clair paru récemment chez Gallimard et que j’ai sous les yeux réussira peut-être à éclairer ma lanterne…

Primo, une évidence : par-delà toute considération morale ou esthétique, l’art dit moderne fabriqua, en effet, du monstre en série, de Goya à Redon, de Redon à Masson en passant par Brauner et Grosz, Dali, Schlichter et Zeller… Du géant au cyclope, de l’homoncule au spectre, du spectre à l’acéphale, tout y passe. C’est le retour en force de la nef des fous (et des folles). C’est la revanche du cavalier sans tête. Le sacre de l’hystérie. Le carnaval des golems. La foire aux goules et aux ectoplasmes ! Deuzio, ce retour du refoulé peut s’expliquer par au moins trois phénomènes : le divorce consommé entre l’art et la science (finie l’époque où Rembrandt peignait sa leçon d’anatomie, participant pinceau à la main à une dissection, désormais l’anomalie est étude réservée à la science et objet de fascination pour l’artiste) ; la poussée de fièvre de la psychiatrie (et le bouleversement épistémologique qu’elle allait induire) ; et enfin, la machine à Terreur, j’ai nommé la guillotine.

Découverte du rayon X par Wilhem Röntgen en 1895, présentation, la même année, du cinématographe par Louis Lumière, nouvelle topographie psychique proposée par Freud, la science vient tout à coup rebattre les cartes du moi, de la représentation, de la captation de l’image, et de l’ancien schéma corporel. Par ces trois révolutions, le peinture se fait gentiment brûler la politesse. En effet, comment son œil pourrait-il rivaliser avec le rayon X ? Comment rendre et donner à voir l’intériorité de l’individu ? Qu’en est-il désormais du mouvement et de son découpage dans le temps ? Le Grand verre de Duchamp n’est-il pas, pour partie, réponse à ce malaise dans la figuration perçue comme impossible : la projection en trois dimensions d’une scène en quatre dimensions, par définition invisible ?

Plongée irrémédiable dans l’occulte…

Encore faut-il ajouter à cela, la nouvelle projection architecturale du psychisme proposée par Freud. Nouvelle topographie et nouveau morcellement. Nos pulsions archaïques, nos satisfactions narcissiques et l’auto-censure autoritaire – ça – moi – sur-moi – sont-ils représentables ? Et si oui, comment ? « La beauté sera convulsive ou ne sera pas”, écrira Breton à la fin de son livre Nadja. On devine aisément pourquoi. Dans ce bestiaire, on ne trouve pas uniquement (et malheureusement) de belles patientes “convulsées”, on y trouve aussi des Géants malfaisants qui, jusqu’à un certain point seulement, font écho aux Géants de Goya, les “Ogres philanthropiques”, Hilter en enfer vu par Grosz ou Staline par Kubin. Figures “paternelles” destructrices et auto-destructrices. Les anges du foyer. Pseudo-Géants croulant pathétiquement sous leur propre masse mégalomaniaque.

Et enfin, dans l’ordre de la précellence monstrueuse, la Géante, la chattière, la petite fenêtre, mademoiselle la guillotine. Une machine à représenter qui fonctionne à l’envers de l’art de la peinture, comme l’écrit ici Jean Clair. Parce qu’elle décapite, décompose le visage, fragmente et disperse le corps. Et d’abord et avant tout celui du roi, donc du père, reine de la ruche, organe fédérateur… Dans l’espoir utopique du rite qui consiste à recoller les morceaux et de récréer un corps que rien désormais ne pourra plus entamer. La figure du héros. Figure sans tête imposée par Breton (« Une tête, mais on sait bien ce que c’est qu’une tête ! »), imaginée par Bataille et illustrée par Masson, celle du Titan qui a fini par vaincre – du moins le croit-il – les dieux anciens, tout en conservant – ce qui là encore n’est pas sûr – le sens du sacré : l’Acéphale.

Telle est la représentation du corps rendu à sa dislocation et à son morcellement ontologique. Telle est l’image anthropomorphique qui se construit désormais en-dehors de la norme et valorisée comme telle. D’exception, le monstre devient norme. Et l’anomalie, richesse. De là l’on comprend que la Beauté, au sens classique, y ait perdu sa place centrale, au profit – si profit il y a – d’une esthétique des sensations, des intensités, et des impressions extrêmes. Incontestablement signe d’un malaise dans la figuration, le monstre n’en reste pas moins le symbole de l’individu libéré de la morale, de ses “aliénations”, des chaînes de la raison. Une nouvelle forme canonique auto-référentielle, autonome et autojustificative.

La résurgence du monstre et de la démesure qui le caractérise dans l’imaginaire des modernes – tel un débordement de sauvagerie et d’orgueil de l’homme livré à lui-même, hanté par la culpabilité, aiguillé par ses pulsions archaïques – serait-elle le signe d’une société en crise, d’une société au bord du gouffre comme le laisse entendre Jean Clair, ou bien, au contraire, une représentation transitoire, un miroir qui déjà se fend de toute part, un simple avertissement : homme, es-tu condamné à vivre sans visage ? Acéphale, pourras-tu encore te regarder en face ?  Et te satisfaire longtemps de cet absence de face à face ?

hubris Jean Clair, Hubris, la fabrique du monstre dans l’Art moderne : Homoncules, Géants et Acéphales, Gallimard, 2012, 208 pages, ISBN : 207013668X, 28,50 euros