Luc Bondy, pour sa venue au Théâtre de l’Odéon comme nouveau directeur, a repris sa mise en scène viennoise des Beaux jours d’Aranjuez, de Peter Handke, une pièce écrite en français. Ici, elle est jouée en allemand par deux excellents comédiens, Dörte Lyssewski et Jens Harzer. C’est un très beau texte et une mise en scène d’une rare subtilité.
Il s’agit d’un dialogue d’été entre deux amis, peut-être deux amants.
Ils n’ont pas de nom, ce sont die Frau et der Mann. À la fin, ce dernier est baptisé par elle “Fernando” et elle,“Soledad”, par lui. Deux noms fictifs, le second éminemment significatif. Et cette Soledad d’évoquer son premier orgasme, à dix ans, un jour d’été, en se laissant porter par une balançoire.

Rien d’aussi fondamental ne se passera par la suite dans la vie amoureuse de cette femme. Pourquoi ? Parce qu’en ce jour d’été, sur sa balançoire, elle aura fait la plus étrange des expériences : elle se sera adjointe à l’univers. Or, l’univers – le monde, le Tout, l’ordre comme tel, en un mot le kosmos où nous sommes – n’est-il pas cela même à quoi nul ne peut s’adjoindre, étant donné qu’on ne peut, au mieux, que l’intégrer ? L’univers est un Un, un Entier : c’est un ordre et une ordonnance déjà tout constitués. On peut juste en devenir une partie, qui serait admise dans le Tout qu’il est déjà, qui viendrait s’abriter et se fondre en son sein et constituer une parcelle de ce Tout.

Or die Frau, ce jour-là d’été, a fait quelque chose d’extraordinaire. Elle s’est additionnée au cosmos, au Tout, à l’Entier, s’est « frottée » à lui sans s’y fondre. Ce jour-là, elle a été jusqu’à toucher le Tout, s’additionner à lui, tout en restant au-dehors de lui. C’est ainsi que cette Frau a fait, à dix ans, quelque chose de fondamental et de subversif.
Par la suite, elle continuera à le rejoindre », puis, un beau jour, l’intégrera, deviendra alors une parcelle du cosmos, deviendra elle-même cosmique. Sauf une fois, où une « silhouette » lui fit l’amour. Ce fut la seule fois où elle connut l’amour. Le tout premier orgasme, sur la balançoire, n’avait pas fendu son hymen, aucun sang n’avait coulé. La seconde fois, elle réalisa que la silhouette et elle avaient couché sur une mare de sang humain, que la cabane qui les abritait avait protégé de l’effacement en le séchant. Le seul sang qui avait coulé était le sang de l’amant qu’une sangsue, pendant qu’ils faisaient l’amour, lui avait soutiré du mollet. Die Frau et la Silhouette vécurent des années ensemble, perdant chaque jour un peu plus leur « divinité ». Jusqu’à la séparation : la silhouette était devenu « l’Autre », avec un grand A.

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« Der Mann endosse un panama, puis le chapeau d’un chef indien, après, au début de la pièce, avoir endossé la robe d’un homme de loi. »

Pour autant, le second orgasme avait été quelque chose, lui aussi, de subversif : le sang de die Frau n’avait pas davantage coulé que la première fois. Cet orgasme sans sang, de nouveau contraire à toutes les lois du monde, fut donc, à son tour, anti-cosmique, anté-cosmique, c’est-à-dire d’avant que le monde soit monde. D’être d’avant le monde avait confirmé die Frau dans l’idée qu’elle était une « reine ».
Par la suite (et toute sa vie durant), die Frau aura fait l’amour pour, dit le texte, « se diriger contre », agresser « un certain ordre dans le monde », « se venger » de lui. Se venger tout d’abord de la perte de son état de reine, à l’inverse de ces « poupées », les femmes telles qu’elles sont dans « le monde-internat, le monde-prison », entendez le monde réel, l’univers, le cosmos. Elle en vint à voir dans le visage de ses « complices » (« Jamais à cette époque, dit-elle, je n’ai considéré un homme comme mon amant ») un aveu silencieux : « Cette femme est pour moi inaccessible. Cette femme est, ô malheur, hors d’atteinte. Qu’elle devienne la mienne : impensable, impossible ! ». La Reine déchue ne lisait sur aucun de ces visages (des « figures », dit-elle ) « le regard qui dit : « Je veux t’avoir. Je peux t’avoir. Je peux les avoir toutes. Toi aussi !» « Il leur manquait profondément les yeux qu’ont les chasseurs de gibier. »
Bref, pas d’homme-Roi dans le monde réel, dans le monde tel qu’il est, dans le cosmos, dans ce Tout déjà là, fait pour que die Frau ne puisse rester en dehors de lui (« le monde-prison »), alors qu’elle entendait seulement se « frotter » à lui, sans se confondre avec lui. À l’intérieur de ce Tout, après qu’elle ait accepté par devers elle d’en devenir une parcelle, ce que die Frau, désormais à jamais mûre, peut au mieux prétendre (et il se peut qu’elle en soit à ce stade, ce jour d’été, avec der Mann), c’est la compréhension qu’« aimer est être ému par ces hommes fragiles, par eux tous ». Die Frau, une fois dans le monde facticiel, aura fait tout son possible pour en rester en dehors. Elle aura fait en sorte de répéter sa toute première expérience. A negativo, évidemment. Avec une conscience malheureuse. Celle de la compréhension finale, que nous venons de rappeler.

Dès que le spectateur saisit l’Extraordinaire que représente cette femme, il est saisi d’un étonnement considérable. Il fait à son tour une expérience qui n’est pas de ce monde : l’expérience d’être sorti de tout ordre, de tout cosmos.
Face à cette femme a-cosmique, que fait der Mann ? Il fait le pitre. À fond. Alors que la femme fait tout pour échapper aux agitations du monde (s’en « exiler » dit le texte), neutraliser ce dedans du monde dont elle voudrait pouvoir s’exfiltrer afin de rejoindre, ne fût-que qu’une troisième et dernière fois, le dehors du monde comme tel, l’homme, lui, est un vrai homme, un homme réel, un homme “cosmique”.
Il vit “dans” le monde, accablé par les frustrations que lui inflige ce monde.
Être dans le monde, c’est être, en effet, dans la frustration. C’est vivre accablé. En quête du parfait été vacancier, der Mann a pas mal exploré notre univers. Il est, une fois, passé de la « Capitale » aux bois d’Aranjuez, qui  furent la résidence d’été des souverains espagnols, près de Madrid et de Tolède. Au milieu de ces bois, se dresse, toujours impressionnant, leur château. Qu’a fait der Mann ?
N’ayant cure de la résidence royale, il prit le chemin de ces bois, informé que s’y trouvait La Casa del Labrador, la maison du laboureur.
Il espérait faire l’expérience de ce qu’était jadis et peut-être encore de nos jours un laboureur, sa maison et ses outils, afin de faire du passé symbolisé par ce laboureur la promesse d’une agriculture à venir. Il confie à die Frau avoir espéré trouver dans cette Casa de Labrador des outils afin de s’en servir à son tour, qu’il aurait « volé » pour son propre usage… Mais il s’avère que la Casa del Labrador était un second château royal, en plus petit et plus somptueux encore que le grand. Elle porte son nom d’après les fresques qui illustraient la vie des champs. Der Mann revint bredouille de son expérience : ces lieux que le Roi a abandonné, ne furent jamais habité par un Laboureur. Les bois eux-mêmes étaient retournés à l’état sauvage. Cela aura été , ici aussi, une sorte de vengeance, ici de la nature, où, pêle-mêle, les fruits et les couleurs, la végétation, les plus forts, les plus immaîtrisables anticipaient ce que le vacancier permanent que der Mann entendait être, rencontrerait sur ses chemins à venir : détritus,
préservatifs usés, saletés en tous genres…

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« Die Frau, une fois « jetée » dans le monde facticiel, aura fait tout son possible pour en rester en dehors. »

En quête de « moments » parfaits, der Mann revient à des souvenirs qui massacrent ces mêmes moments parfaits, ces « instants ». C’est l’écrasante banalité estivale qui domine dans ses souvenirs. Der Mann, habillé en homme d’été, endosse un panama, puis le chapeau d’un chef indien, après, au début de la pièce, avoir endossé la robe d’un homme de loi.
Due à Amina Handke, la scénographie reproduit le vaste avant-scène, vide, d’un théâtre.  Ce qu’on voit est la scène derrière le rideau de scène quand celui-ci est fermé, et qui, ici, par un effet d’inversion, devient  l’avant-scène avec le rideau, cette fois, derrière cet avant-scène… Ce qui, dans tout théâtre, est derrière le rideau de scène, à savoir la scène, est ici mis devant.  La scène, ici, est mise devant le rideau. Dans un angle, une inscription Bitte Ruhe (Silence s’il vous plaît), destinée, dans tout théâtre “à l’endroit”, aux comédiens et au personnel dans les coulisses, est allumée. Dans un recoin à côté de cette inscription, quelques outils de scène. C’est là que der Mann va prendre sa robe puis ses chapeaux. Cette scène à l’envers du rideau de scène est, en quelque sorte, comme ces miroirs truqués, où l’avers devient le revers, le devant l’arrière, et le bas le haut. L’effet est ici celui d’une anamorphose inquiétante. Il n’y a plus ni scène ni avant-scène. Ce rideau à l’envers a l’effet qu’avait dans le théâtre grec la bâtisse en arrière de l’“orchestre”, qui faisait office tantôt de Palais Royal, tantôt de temple. “Grec” également le tableau assez grand, du côté du recoin, représentant une nature d’été. Sur la scène grecque, il y avait parfois des peintures “symboliques”. Cette nature symbolisée ici n’est pas sans rappeler la Casa del Labrador, outre que nos deux “héros” sont entourés de chants d’oiseau (mais aussi de bruits modernes, un avion, une ambulance), comme pour nous rappeler que les Rois et les Reines sont partis.

De temps à autre, ce rideau ici d’arrière-scène s’entrouvre un instant (tel l’hymen de la Femme ?). Sur l’avant-scène, il n’y a de réel que cette Femme. Elle est belle et comme nue, bien qu’habillée d’une robe estivale.
Die Frau et der Mann dialoguent, tout en restant « en parallèle » l’un par rapport à l’autre. (Luc Bondy, dans sa présentation, insiste sur ce parallélisme.) Au fond, ce sont deux coriphées de théâtre grec, ces membres de l’orchestre qui n’étaient pas les acteurs mais les commentateurs de l’action.
Seule la Femme est pleinement là. Ô combien désirable, elle semble, sous l’effet de sa non-appartenance au monde, de son a-cosmisme, renversée, tels ces piétons renversés par une voiture. Il se peut que Peter Handke n’ait écrit ce texte que sur le désir féminin.

Mais quelle merveille ! Et quelle merveille que la mise en scène de Bondy, qui ne pouvait mieux inaugurer sa direction de l’Odéon qu’en y important une profondeur venue de la Mitteleuropa. En Parisien d’adoption, je me sens honoré par cette arrivée dans la ville de Jean Vilar du seul ailleurs profond qui subsiste encore en Europe, le monde germanophone.
Le rideau de fond ne s’ouvre complètement qu’à la fin de la représentation. Pointe un ciel étoilé. Il n’est pas trop brillant.
C’est le ciel de l’anti-univers, que cette Femme connut une seule fois, à l’age de dix ans, sur une balançoire. Ce ciel est comme “jeté” sur la scène de l’Odéon. C’est un ciel rendu tel par l’équivalent du tain of the mirror, de cet étain au dos des miroirs cher à Derrida, qu’est ce rideau de scène derrière la scène. Un monde à l’envers.