1939. De nouveau le vent tourne à la guerre. La plupart des surréalistes, Breton en tête, se réfugient en zone libre, prennent le temps d’inventer un jeu de cartes inspiré du Tarot de Marseille en attendant leur visa pour les États-Unis. Une fois de plus, c’est le surréel qui doit avoir le dernier mot. Il n’en sera rien, bien sûr. À Paris, un groupe de jeunes surréalistes vient de se former autour de la publication semi-clandestine de « La Main à Plume » (on y découvrira, entre autres, les signatures d’Achille Chavée et de Christian Dotremont). Notez que, durant l’occupation, ce furent les seuls surréalistes actifs au sein de la résistance. Huit d’entre eux tomberont sous les balles nationale-socialistes, les uns en plein Paris, les autres dans des camps d’extermination.

La fin de la guerre semble sonner la fin d’une époque. Breton, qui a définitivement tourné le dos au PCF, se replie un moment du côté de l’anarchisme libertaire, mais grosso modo, le goût n’y est plus, il a fini par prendre ses distances vis-à-vis de tout parti politique. La révolution surréaliste est-elle toujours d’actualité ? Il vous répondra que oui. Bien qu’il sente que son magistère dans le milieu littéraire s’effrite. L’existentialisme a le vent en poupe et le PCF est plus puissant que jamais. Avec ça voici Camus et son homme Révolté. Et l’ensemble du panthéon surréaliste d’un seul coup dynamité, démystifié : Sade, Baudelaire, Lautréamont, Rimbaud appréhendés sous un angle que Breton n’aurait jamais osé considérer. Du coup, polémique et de nouveau, rupture.

Or, exceptés quelques traits polémiques, rien d’outrancier dans ce que vient d’écrire Camus.  Faut-il prendre le surréalisme au sérieux lorsqu’il nous exhorte à la révolution ? Bonne question. Pour Camus, à moins de se laisser subjuguer par les mots et oublier qu’ils ont un sens, la réponse est non. La révolution surréaliste n’aura pas lieu et elle n’aura pas lieu pour la simple et bonne raison qu’à l’instar de tout idéal, elle doit demeurer hors d’atteinte. C’est le mystère, l’occulte, le merveilleux, le surréel, mais en aucun cas le réel, qui doivent avoir le dernier mot. Dans la nuit surréaliste, le réel, le social, le politique ne sont que secondaires. Le reste ? L’engagement, le mot de révolution employé à tout bout de champ ? Dandysme littéraire, engagement de salon. Le surréalisme vise l’ascèse et l’expérience spirituelle, non l’action. Breton rêve de réconcilier les contraire, de retrouver l’Unité perdue. Peine perdue. Rimbaud ne marchera jamais main dans la main avec Marx (comment concilier matérialisme historique et surréalité ?!). D’ailleurs, Breton qui, s’il rêve, ne sait pas mentir, finit par choisir Rimbaud contre Marx, c’est tout dire…

En réalité, Camus voit mieux pour n’y être pas directement impliqué, le nihilisme dont Breton et les surréalistes se sont faits les héritiers. Chercha-t-on à dépasser ce fameux nihilisme ? Bien au contraire, nos parangons de la tabula rasa et de la table tournante le portèrent au nue à travers l’éloge du crime et du suicide, la haine de soi (ou de l’Occident, en l’occurrence, c’est du pareil au même), de la raison, de la science, la volonté d’être mais, dans le même élan, le désir d’anéantissement, l’acte gratuit érigé en liberté absolue, le romantisme, l’occultisme, et la pulsion de mort… Pour ces mystiques sans Dieu, pas de place pour le monde présent. Là encore, c’est Rimbaud, et non Marx, qui définit la métaphysique de la maison : « La vraie vie est absente. Nous ne sommes pas au monde ».

Je repense à mon adolescence et ne puis que donner raison à Camus. Les surréalistes furent avant tout des insurgés pur jus, des apatrides sans Dieu, que rien ne pouvait réellement contenter, adolescents rescapés du néant et ne parvenant jamais à le dépasser. Je me reconnais en eux. Voilà en somme ce que fut l’expérience surréaliste, une expérience ontologique du négatif, une pensée de minuit dans la nuit du 20è siècle. À BAS TOUT ! hurlait Dada. Rien à sauver. À l’exception notable de l’amour, ajoutera Breton quelque temps plus tard. Et c’est finalement, ce qui aux yeux de Camus sauve tout  : Dans la chiennerie de son temps, et ceci ne peut s’oublier, André Breton est le seul à avoir parlé profondément de l’amour.

 

Camus et Breton se serrent la main en ce moment quelque part.

Où ça ?

Ici-même.