Lars Von Trier est non seulement un nazi ou un crétin, ce qui est embêtant, mais il est en même temps un génie, ce qui l’est encore plus. J’avais vu Melancholia : formidable. Bravo. (Juste : mais pourquoi une Palme à Kirsten Dunst ? J’en suis amoureux, mais objectivement : est-ce que Charlotte Gainsbourg n’est pas mieux ? Et Kiefer Sutherland ? Et le cheval qui meurt si bien,  au début ? ) Bon. Il y a quelques temps, un ami très cher m’a dit : Vois donc Dogville. Et là, vrai choc.

Si vous m’aviez raconté le principe de Dogville, j’aurais probablement haussé un sourcil, et bafouillé ce que me bafouillent mes proches quand j’ai une idée absolument géniale : « Ouais. Bof. On comprendra pas. Trop compliqué ». Dogville est en effet ce drôle de film qui applique au cinéma les principes du théâtre de Brecht : il n’y a pas décors. Quand les gens rentrent dans leur maison, ils pénètrent dans un carré tracé à la craie, sur le sol, où c’est écrit : maison. Les personnages évoluent sur un plateau absolument plat et vide, comme le fond d’une caverne énorme, et très sombre. Et bien évidemment, pour figurer qu’ils passent de la salle de bains au salon, ils prennent un soin extrême à découvrir, comme si de rien n’était, l’endroit sur le sol où le réalisateur a marqué « porte », de peur de se cogner dans les murs du salon, murs qui n’existent pas.

Ce décor figure donc une ville, Dogville. L’histoire est pesamment racontée par une voix lourde, et sentencieuse, avec des chapitres à la Diderot  « Chapitre III, Où X tombe amoureux de Y, et comment Y en fait, n’a pas vraiment envie ». Avouez que ça commence déjà à être foncièrement horripilant. Il ne manquerait plus que Lambert Wilson, et personnellement, je pars en courant (rassurez-vous, il n’y est pas).

Or, Dogville est — il faut le dire — un des films les plus impressionnants qu’il m’ait été récemment donné à voir, non seulement par la pure force narrative, et la brillante maiëutique qu’elle entraîne, mais d’abord et surtout par sa beauté formelle. Lars Von Trier filme le mot « maison », et  se lève, idée même et suave, l’absente de tout décor.

J’en viens à l’histoire : Nicole Kidman (Grace), fugitive en cavale pour on ne sait quelle raison, débarque dans ce simili-village américain des Rocheuses, qui, perplexe, se demande s’il faut faire bon accueil à cette inconnue venue du lointain. Au départ, la réponse est  non. Puis Tom, un des villageois particulièrement tête-à-claques convainc ses riverains d’accepter. Ils maugréent, et cèdent. Grace reste, et pour mieux s’intégrer, en guise de remerciements, elle entreprend de se rendre utile. Oh ! Trois fois rien, des petits boulots, par ci, par là. Mais les gens de Dogville ont leur fierté : pas question. Notre générosité ne se monnaie pas, voyons. Nous le faisons par noblesse de cœur. Bon. Après tout, vous pourriez peut-être couper le jonc, là. Et puis ouvrir ma fenêtre, là, voilà, comme ça, vous serez bien brave. Et m’apporter un verre d’eau, oui, allez du nerf, jeune fille. Ainsi, se met en marche un engrenage atroce de servitude et d’aliénation. Prisonnière de leur bienveillance car sous la menace d’une arrestation, entre les mains des habitants de Dogville s’enivrant peu à peu du plaisir de la domination et du pouvoir, Grace va peu à peu passer par tous les cercles de l’Enfer, de l’humiliation à la claustration, du viol à la torture mentale.

Lars Von Trier applique au cinéma les principes du théâtre de Brecht : il n’y a pas décors.
Lars Von Trier applique au cinéma les principes du théâtre de Brecht : il n’y a pas décors.

C’est déjà — en soi —passionnant, mais le questionnement philosophique le plus aigu n’est pas là. La fin de Dogville, je vous la révèle : délivrée par son père qui, en fait, est un baron de la mafia, Grace se dispute avec lui, dans sa grande limousine. Et là, sous les saules en deuil, au milieu d’un brasier énorme, Nicole Kidman hésite : doit-elle laisser les hommes de main de son père égorger par vengeance tous les habitants de Dogville, ses anciens bourreaux ? Son ancien violeur doit-il mourir en voyant ses enfants tomber un à un sous les balles ? Elle pense que non, mais son Père dit : et le viol ? Et la muselière ? Ne sont-ce pas des salauds ? Est-ce qu’ils y pensaient, à toi, quand tu t’effondrais de fatigue et de honte ?

Eh bien je ne sais pas comment, mais cette scène de massacre à la mitraillette et d’égorgement dans les flammes de Dogville m’a semblé parfaitement résumer les dilemmes internes du Parti Socialiste.

Là, sur cette limousine, entre Nicole Kidman et son Père, se jouait exactement le duel entre Christiane Taubira et Manuel Valls, ce combat sans fin entre l’angélisme bienveillant et la fermeté à courte vue, la permission réparatrice versus l’ordre responsabilisant, le côté de Bourdieu contre le côté de Kant. Et comme souvent, la vérité est au milieu, c’est-à-dire, dans ce cas, sur l’accoudoir de la limousine.

Bien évidemment, par cette sagesse du cinéma, cette ironie du film, Lars Von Trier ne donne pas de réponse. À nous de choisir. Il aura le temps de délivrer un seul argument : ne pas punir, pardonner, revient à inverser ce sentiment d’inégalité entre moi et l’Autre, dont Grace a été victime. Si vraiment nous sommes semblables, je n’ai pas le droit de t’absoudre, et par respect envers ta liberté, je dois te considérer comme responsable, donc te punir. Je ne dis pas que Christiane Taubira doive égorger tous les délinquants de France. Il y a souvent des circonstances atténuantes ou un climat criminogène (le chômage, l’ignorance). Mais le passage à l’acte ressort du libre-arbitre, sinon, eh bien sinon, tout fout le camp, ma bonne dame…

Je dois dire que comme souvent, la ligne Hollande est empreinte d’une certaine subtilité en la matière. Oui à la répression du crime : il faut punir le Mal, pour faire société. Oui à la disparition du terreau fertile des futurs et potentiels délinquants : l’école, la prévention. À ce titre, la gestion du dossier marseillais est assez remarquable : 127 policiers en plus, et des places en crèche supplémentaires. Mais à vouloir sous-traiter chaque pan de sa pensée par chacun de ses ministres, la subtilité hollandaise produit des pantins mécaniques et caricaturaux : Valls le méchant, Taubira la gentille, Montebourg le pollueur, Duflot la Verte… Il faut qu’ils soient tous réunis en comités ministériels, pour reformer alors toute la raffinée idéologie du socialisme moderne.

À part ça, dans Dogville, vraiment, Nicole Kidman est très jolie.