Vous pouvez à votre aise vérifier les dates, tous les chefs de fil du mouvement surréaliste avaient entre 14 et 18 ans lorsqu’éclata le premier obus de la première guerre mondiale. Leur pacifisme, leur mépris de la culture occidentale, leur haine du nationalisme ne descendent évidement pas du Saint-Esprit. Dada, mouvement de la tabula rasa, comme le surréalisme sont nés d’un éclat d’obus fichés dans le crâne d’un innocent en 1914. Du sang sur les mains d’une civilisation avancée, de la raison, du patriotisme et de l’union nationale. C’est là une évidence. Dada renvoie au monde son insignifiance, la démolition artistique et littéraire à la démolition meurtrière qui vient de s’achever. Près de 9 millions de morts et 8 millions d’invalides. Un carnage total, absolu, qui pis est sans cause immédiatement saisissable. Crise du capitalisme (version marxiste-léniniste) ? Rivalités entre nations européennes ? Citoyens d’un autre temps capables de mettre entre parenthèses leurs idées politiques au nom de leur ferveur patriotique ? Soumission à la fatalité ? Test ultime de la vertu civique ? Serait-ce là les progrès de la science, de la technique et de la civilisation ? N’avait-on pas cru avec Benjamin Constant que le but unique des nations modernes était la paix, le repos et l’aisance ? Qu’eu égard à cet objectif, la guerre se trouvait à rebours improductive, inefficace et extrêmement coûteuse ? Et pourtant voici 14. Et son non-sens apparent. Déflagrant. On en oublie les vieilles querelles de partis. On range pour un temps la lutte ouvrière et l’Internationale. La machine patriotique turbine à plein régime…

Plus de 9 millions de morts, près de 8 millions d’invalides. Où est-on, que fait-on ? On se bat, on soigne, on se prépare à partir au front. Guerre absurde, interminable. Au surplus, minable. Aucune issue stratégique durant des mois. Des morts pour rien. Aucune avancée décisive. Toute offensive, d’un côté comme de l’autre, s’avérant impossible. L’Enfer existe, il est ici palpable et semble sans fin. Aux yeux de ces jeunes gens qui bientôt formeront le groupe surréaliste, c’en est assez (et on le comprend volontiers) pour que soit décrédibilisée la civilisation occidentale en matière de progrès, de science, de valeur, de morale. Elle encensait le patriotisme ? Ils se proclameront citoyens du monde. Elle se flattait d’apporter le bonheur pour tous par la technique, l’éducation et la science ? Ils magnifieront la folie, l’anarchie, l’occultisme. Le mot d’ordre dada et surréaliste ? Abattre, par tous les moyens possibles, les valeurs de ceux qui permirent cet abattage de masse dont ils viennent de ramasser la réalité de plein fouet.

Et puis, bien sûr, l’événement – pour le coup – décisif qui jouera à plein sur l’imaginaire et l’engagement politique ultérieur des tenants de la révolution surréaliste, à savoir : la révolution russe, qui se traduit dans les faits non seulement par la chute du Tsar Nicolas II mais aussi et peut-être surtout par la prise du pouvoir des Bolcheviks en octobre 1917. Révolution triplement considérable : héritière de 1789, elle se débarrasse de la dernière monarchie d’Europe ; internationaliste et “pacifiste”, elle couronne l’élan collectif des soldats russes contre la guerre ;  marxiste, elle préfigure l’émancipation inéluctable des peuples et la dictature du prolétariat. En gros, elle semble devoir présider aux obsèques du vieux monde. Avec la révolution d’Octobre, c’est la volonté des peuples dans l’Histoire qui se fait jour. C’est le front contre la fatalité des massacres. C’est, comme l’écrit François Furet, le pays le plus primitif de l’Europe qui montre la voie aux pays les plus civilisés de l’Europe, et qui vient comme signer la paix internationale à laquelle personne ne s’était résigné… La révolution d’Octobre c’est la Terreur à visage humain, l’accomplissement heureux de 1789. Signe et symbole avant-coureur d’une révolution internationale. Sans ces deux tournants du début du 20ème siècle : l’atrocité de la guerre de 14 et la révolution russe de février-octobre 1917, on ne comprend rigoureusement rien aux avant-gardistes artistiques, littéraires et intellectuelles que furent Dada et le Surréalisme.

Tout le reste en découle : révolte visant rien de moins que la libération du langage et de la logique ; tentative de recouvrer le Graal de la sensibilité perdue dans les méandres méphitiques de la civilisation ; haro sur les moeurs, les curés, le colonialisme, l’argent, la spéculation, les lois, la religion ; démocratisation de la fonction artistique (Beuys avant l’heure : tout le monde est un artiste) ; fascination pour l’anarchisme, la Bande à Bonnot, les attentats anarchistes d’Emile Henry, de Germaine Berton laquelle assassine en 1923 Maurice Plateau, secrétaire de rédaction à l’Action française d’un coup de revolver ; les slogans du genre : la liberté ou la mort (qui se traduira quelques fois dans les faits par la liberté et la mort).

La révolte surréaliste ne fait donc jamais uniquement ni spécifiquement artistique et littéraire. “Transformer le monde” et “changer la vie” devinrent aussitôt indissociables. Avec en toile de fond, Octobre 1917, l’aria qui faisait teinter les premiers accords d’une société sans classes et sans frontières, où régnerait la liberté.

Le rapprochement avec le tout jeune PCF semblait donc aller de soi. De 1925 à 1935, les surréalistes bataillèrent au sein du parti convaincus qu’ils étaient à même d’élaborer la ligne culturelle du parti communiste. Ne se sont-ils pas définis, eux-mêmes, comme des intellectuels révolutionnaires capables de définir et d’orienter fondamentalement la politique culturelle du mouvement révolutionnaire ? Dix ans d’opiniâtreté qui se solderont, bien entendu, par un échec (et pour cause : à cette avant-garde littéraire et poétique à laquelle le parti ne comprend rien ou au contraire ne comprend que trop bien la dangerosité révolutionnaire, Moscou lui préféra la littérature prolétarienne et le réalisme socialiste). Dix ans au cours desquels, il faudrait fermer les yeux sur le caractère foncièrement dictatorial du stalinisme. Jusqu’en 1935, époque où le groupe débarque du bateau communiste, pas une déclaration contre la dictature du prolétariat, nul émoi public face aux répressions qui s’abattent sur les opposants au régime. Rien. Nothing. Nada. Nitchevo. Les critiques à l’encontre du parti ne commenceront à fuser qu’une fois tout espoir perdu d’infléchir la ligne du parti en matière culturelle et en un sens qu’ils leur agréent.

André Breton, à cet égard plus lucide qu’un Eluard et qu’un Aragon, eut beau tourner casaque, participer dès 1936 à divers meetings sur les procès de Moscou, rencontrer Trotsky au Mexique et élaborer avec lui Pour un art révolutionnaire indépendant, l’espoir qu’était contenu dans la révolution d’Octobre s’est méchamment racorni. Force est de constater que le parti cassa l’élan révolutionnaire (au sens politique) du mouvement surréaliste. Et qu’à tout prendre, pour un homme tel que Breton et un mouvement qui revendiqua jusqu’au bout une liberté absolue, c’est sans doute ce qui pouvait leur arriver de mieux, de plus juste et de plus salutaire.

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