Mardi 21 août 2012 – Hôpital Z, Alep

J’ai pris la décision de rentrer demain, enfin dès que possible en fonction de la situation.

D’une part il est très difficile de travailler, les Syriens refusant toute photo par crainte d’être identifiés, d’autre part je tiens avec l’histoire de Yacine Benrabia, ce journaliste de France 24 blessé par un éclat d’obus et soigné par Jacques Bérès, quelques images fortes qui symbolisent l’anarchie ambiante et la sauvagerie aveugle, et enfin, enfin, je me rends compte, face au danger réel, permanent et imprévisible que je n’ai pas la vocation d’un reporter de guerre comme peuvent l’être Laurent Van der Stock, Noël Quidu ou Goran Tomasevic. Cela suppose une dose d’inconscience, d’esprit suicidaire ou de courage que je n’ai sans doute pas atteints. Malgré un chagrin d’amour qui m’a poussé à venir ici.

Hier midi encore, quelques heures avant Yacine, une journaliste japonaise a été tuée.

Ce qui terrifie à Alep aujourd’hui, plus qu’en Afghanistan, en Irak ou en Libye où j’ai quand même passé beaucoup de temps, c’est le sentiment de loterie de la mort. Tout peut arriver, personne n’est à l’abri, nulle part, tant le conflit oppose de parties radicales, multiples et dont la somme des intérêts ne peut conduire qu’à la barbarie sans distinction. Chacun, médecin, journaliste, civil, djihadiste ou révolutionnaire est engagé dans un compte à rebours inconnu par sa simple présence.

Je suis par ailleurs plus un poids et un motif d’inquiétude pour l’équipe de l’hôpital qu’un soutien quelconque.

Pour toutes ces raisons, je fais le choix d’abandonner Jacques et cette mission plus tôt que je ne l’avais imaginé. J’ai peu de culpabilité vis à vis de Jacques qui, comme les reporters de guerre, assume le risque pour des raisons personnelles, presque égoïstes. Il nous a confié préférer mourir brutalement en conflit plutôt que de se voir vieillir impotent. C’est un choix respectable, peut-être pas aussi héroïque qu’on veut bien le croire. Au moins, est-il utile. En revanche, j’avoue une part d’auto-déception quant à mon engagement dans ce reportage. Mais il faut se rendre à l’évidence : ici n’est pas ma place. Et je préfère vivre et témoigner du peu que mourir en ayant tout vu. On pourrait croire – et je l’ai cru moi-même – que je suis un reporter expérimenté, rompu au risque et aux dangers de la guerre, mais ici, dans ces murs de la douleur et de la mort, dans l’odeur du sang frais, j’admets non pas la peur, mais l’angoisse et le dégoût. On l’a souvent dit et je le répète : on ne s’habitue pas à l’horreur. Sauf à s’y noyer soi-même.

Alors je pars, avant que le ballet des tas de chair encore palpitants que je vois arriver ne devienne une habitude.

Je préfère rêver à la grâce de Shelley qu’aux mutilations des guerriers.

C’est ainsi.

2 Commentaires

  1. J’entendais il y a quelques mois, sur une grande chaîne d’information, un éminent géostratège et aventurier français d’origine arménienne, monsieur Gérard Chaliand, dont je goûte avec toujours une même attention la méticulosité avec laquelle il manie l’analyse, m’expliquer, à moi et à tous ceux qui avec moi ont besoin d’éclaircissements, comment les soutiens à l’opposition syrienne avaient vocation à servir les seuls intérêts d’Israël. À en juger les derniers messages en (morse si) savamment adressés aux Frères syriens, le Mossad a quelques soucis à se faire s’il souhaite conserver son rang parmi les outils stratégiques les plus puissants du monde. Rien ne fixe aucun après-Assad. La raison première et finalement, peut-être, la plus inavouable sous l’ère de notre cynisme dévoyé : la responsabilité de protéger, – le plus-jamais-ça donne à prendre tous les crimes contre l’humanité entre les bras indépassables du génocide le plus impensable dont le siècle où la majorité d’entre nous ont vu le jour ait lacéré le visage de l’Histoire; il résonne toujours là où il résonna un jour. – Je refuse de revivre la France de l’après-2001, qui avait ressenti au premier coup de tonnerre mondial du nouveau millénaire un tremblement de tourne-page, cette France à la récurrence incurable et sournoise, où un expert ès géopolitique spécialiste du conflit israélo-palestinien n’aurait pas le droit de se réjouir de ce que le Printemps arabe n’ait pas instrumentalisé la question palestinienne sans qu’un sourire d’ouvre-boîte à l’iris caché derrière un store de cils réclame sans même émettre un son qu’il dissipe aussitôt le malentendu sur l’intention qu’on pourrait lui prêter à l’endroit de tous ceux qui appelleraient de leurs vœux à la création d’un État palestinien. Souhaiter que les Palestiniens puissent vivre libres et égaux en droit tout en jouissant comme tout autre mythe national d’une souveraineté politique et territoriale est une chose. Lier cet horizon singulier à celui de toutes les populations à forte majorité arabe et/ou musulmane induit soit au totalitarisme laïc d’un impérialisme politique, soit au totalitarisme religieux d’un impérialisme islamique. Dans un cas comme dans l’autre, les otages de la terre sainte convoitée par ces prétendants au futur ordre mondial n’auront été que le cadet, j’allais dire le benjamin de leurs soucis.
    Je me refuse à vivre là où j’ai trop longtemps vécu. Ce pays où l’on peinait, quelle que soit la décade à dévaler, à prendre en considération les menaces qui pouvaient s’exercer contre l’un de mes peuples. On doit pouvoir s’allier aux proies d’un tueur sans mettre de côté une ou plusieurs colonnes crissant à son tableau de chasse. On doit, si l’on souhaite réellement rendre aux Syriens la liberté, vouloir dans le prolongement de ce mouvement humanisant de l’âme, libérer Israël de l’assassin qui passe.

    • P.-S. : Durant cinq années où le bien a côtoyé le mal, – faut-il s’en étonner? – cinq années où le bien pour les uns se fit aux dépens des autres, – faut-il que dure cette loi sauvage? – cinq années d’interventionnisme extérieur, mais aussi intérieur, – faut-il déplorer pour soi-même une efficacité que l’on loue pour autrui? – les antisionistes français ont dû faire profil bas, il serait fort regrettable qu’un simple changement de majorité soit interprété par eux comme un feu vert à leur volée de bois mort, cela pose-t-il un problème que les pays arabes souhaitent la fondation d’un État palestinien? si on me le demande, ne pas m’embarrasser de réponse en forme de justification, répondre en talmudiste, par une autre question posant une Super Glu-3 à l’interlopateur, ne laisser personne me plonger dans l’aquarium du doktor Panwitz, le sport favori de l’antisémite consiste à chatouiller le complexe de culpabilité de son ennemi n°1, or il m’est impossible de retourner ce type d’arme contre un tel type, il n’en ressent pas les effets, son authentique manichéisme identifie le mal à une catégorie naturelle tout comme il divinise la partie de la nature qui trouve grâce à ses yeux, – faut-il tenter de prouver ma bonne foi auprès de qui m’identifie au mal? – vous me trouvez digressif? je vais vous faire une confidence… de toutes les lettres que je viens d’assembler, il n’y en a pas une qui ne dégoulinât de l’étale du boucher de Damas.