Un livre peut en cacher un autre. L’autre jour, en fouillant dans ma bibliothèque, j’ai exhumé une somme désormais bien oubliée de Jeremy Rifkin : Le rêve européen (1). 400 pages dont la thèse tient en un tweet d’amour : Le rêve européen, c’est le « vive les Etats-Unis d’Europe » d’un des penseurs américains les plus influents, prophète d’une société post-industrielle très apprécié à la Maison Blanche. Huit ans après sa parution, cet ouvrage revêt, paradoxalement, sa pleine signification. En cette phase de stress où cinq cent millions d’Européens oscillent entre la relance keynésienne et l’austérité libérale, tout en s’évertuant de contenir la « crise grecque » et ses métastases irlandaise et portugaise, l’essai de Rifkin déconcerte : une telle confiance dans les vertus de l’utopie supranationale, une telle promptitude, aussi, à juger cette utopie-là beaucoup plus prometteuse, à tout prendre, que le rêve américain » lui-même, forment un paroxysme de postulat « contre-intuitif ».

Et pourtant… Le pari de Rifkin tient sans doute moins de l’élucubration que de la témérité visionnaire. Rifkin anticipe, il brûle les étapes et fait montre d’une impatience constructiviste – mais il ne divague pas. En nous aiguillonnant de son optimisme historique, il nous aide, peut-être, à deviner, dans le chaos présent de l’être-européen, les balbutiements d’un « devoir-être ».

Cela tombe bien : un autre virtuose du contre-cycle, un autre « alien » immunisé contre les modes, entonne aujourd’hui un péan qui rejoint, souvent, le sien, bien qu’il s’en distingue tant par le style que par l’idée : le Néerlandais Luuk van Middelaar, philosophe de formation et ancien chroniqueur du quotidien NRC Handelsblad, est, à juste 39 ans, un pur produit du noyau institutionnel communautaire. Ex-collaborateur d’un commissaire européen accusé d’avoir favorisé la carrière des plombiers polonais, van Middelaar exerce aujourd’hui ses talents aux côtés du président du Conseil européen Herman van Rompuy.

Or voilà : à l’heure où l’euroscepticisme vire, dans des secteurs entiers de l’opinion, à une « eurallergie » qui fait le choux gras des nouveaux populismes (2), van Middelaar ne se laisse pas démonter. Dans Le Passage à l’Europe. Histoire d’un commencement (3), cet anticonformiste ne dévie pas de ses « fondamentaux ». Avec une placide exhaustivité, il martèle des convictions à contretemps. Il a dû méditer la leçon de son compatriote et devancier, l’historien Johan Huizinga : « Toute histoire doit être narrative ». Son récit minutieux et haletant de la lente genèse d’un ordre politique européen porte la marque d’une rare audace : depuis Spinoza, les intellectuels de la libre Hollande en ont donné des preuves renouvelées. Au moyen d’une langue miraculeusement antitechnocratique, Le Passage à l’Europe se lit d’ailleurs comme un roman d’aventures. C’est le bon remède à l’envahissante, à l’omniprésente mauvaise humeur europhobe.

Premier enseignement à la fois « inactuel » et contre-intuitif de ce pavé surgi des entrailles du Conseil européen : c’est, envers et contre tout, la « résilience » de la construction européenne. Dans des pages tendues par la passion de convaincre, van Middelaar salue la plasticité de l’Europe, cette force de la souplesse qui a érigé cet objet politique non identifié, depuis les prodromes de la Communauté du charbon et de l’acier (CECA), en 1951, en ce qu’il appelle une « créature coriace et patiente ». « La puissance du telos européen est telle que chaque crise le réanime », n’hésite-t-il pas à affirmer. L’Europe, ou la « réinvention permanente » : moins froide que le moins froid des monstres froids, cette entité est « tiède », et cette température scelle son indestructibilité. L’auteur sait, bien sûr, plus que tout autre, que l’œuvre commune se situe at the turning point ; il n’ignore rien des dilemmes des dirigeants de l’Union, ou des débats internes à l’attelage emblématique, baptisé par certains « Merkollande », sur le caractère préalable ou non de l’intégration politique ; il ne méconnaît pas l’incapacité aggravée de l’Europe à indiquer son plan de vol, à vectoriser son déploiement historique : le basculement vers la « constellation post-nationale » (Jürgen Habermas) est-il pour demain ? Ou bien les rejets populaires des Traités constitutionnels, en 2005, en France et aux Pays-Bas, ont-il figé l’élan européen dans un ajournement éternel, aussi décourageant que «l’horizon clos de l’attente » ? Le vœu le plus cher des fédéralistes allemands depuis Adenauer a-t-il seulement une chance d’être exaucé, ou prend-il, au contraire, déjà place dans le cimetière des astres chus, des rêves foudroyés ?

Notre présent est trop indécidable : impossible, pour l’heure, de trancher. Mais l’analyse du rôle des Etats dans la construction de l’UE à laquelle se livre l’auteur du Passage à l’Europe lui fait entrevoir un « îlot de certitude dans un océan d’incertitude », pour reprendre une expression qu’il vole à Hannah Arendt. Une sphère des Etats membres, se réjouit van Middelaar, est bel et bien en train de prendre forme dans l’espace laissé ouvert entre la sphère communautaire interne (comprenant les institutions européennes et le Traité) et la sphère, externe, du concert des nations. Résilience européenne, alors ? Oui, assurément, car les ministres de la CEE, puis de l’Union, ont pris l’habitude d’agir ensemble « en tant que club », en s’affranchissant peu à peu des compétences limitées des traités initiaux.

À travers l’analyse de plusieurs crises résolutoires, l’auteur affirme que cette dynamique de club a engendré une avancée au terme de laquelle les Etats membres se sont soudés les uns aux autres, sans se renier. Pour rendre compte de cette étrange co-appartenance, qui n’est pas superposable aux « Etats-Unis d’Europe » exaltés par Victor Hugo, le philosophe convoque ce qu’il appelle « la dialectique de la règle et du mouvement ». Que faut-il entendre par là ? C’est, en fait, le schème explicatif qui lui permet de revisiter les soixante années de construction communautaire comme une alternance d’initiatives transgressives, souvent françaises (les polémiques récurrentes contre le pacte de stabilité budgétaire en font foi) et d’un attachement prudent aux règles juridiques, selon le voeu d’une Allemagne où l’horreur des déficits remonte à la République de Weimar. On est là, avouons-le, en présence de considérations bien plus élaborées que les creuses philippiques contre l’ « effet de cliquet » censé priver par étapes 27 peuples de la maîtrise de leur destin. Des lignes que devraient spécialement faire méditer ces formations politiques françaises qui, pendant de longs mois de campagne, ont brandi l’épouvantail bruxellois pour affoler les populations.

L’Europe, quel numéro de téléphone ?, a ironisé Henry Kissinger, un jour de 1970. Van Middelaar ne prend pas la boutade à la légère. Il sait, comme l’ancien secrétaire d’Etat américain, que la « question des limites », pour parler comme Alain Finkielkraut, est le défaut dans la cuirasse de l’UE : limites géographiques, limites anthropologiques, limites civilisationnelles – tout est à repenser. L’« image de soi » de l’Europe, longtemps stabilisée et réassurée par l’ « exercice d’auto-définition auquel s’étaient livrés les Neuf », a été remise en jeu par les élargissements successifs. Les derniers chapitres, consacrés au déficit de légitimation de l’unification européenne, forent les impasses actuelles. Tout en distinguant les stratégies pour légitimer l’Europe (légitimation allemande par le « peuple européen en construction » ; légitimation romaine par l’action et le « clientélisme » ; légitimation grecque par l’appel au dêmos et l’« art de séduire le chœur »), van Middelaar prend ses distances avec l’auteur d’une des principales théories contemporaines de légitimation de l’Union européenne, le philosophe Jürgen Habermas. Il bouscule discrètement ce « surmoi » vivant de tous les Européens ; il interroge, surtout, la validité du paradigme central de son axiomatique politique – le fameux « patriotisme constitutionnel » (4) ; il décèle, plus exactement, dans ce concept, un paroxysme de la stratégie allemande de fabrication d’une nation européenne. Stratégie caressée par les conservateurs de la CDU lorsqu’au début des années cinquante, ils ont préempté Charlemagne, au grand dam d’un SPD qui, par la voix de son dirigeant d’alors, Kurt Schumacher, récusa aussitôt «les principes de l’Empire de Charlemagne comme les fondements de la construction européenne du XXè siècle» . Stratégie prolongée, plus tard, par la « sphère interne bruxelloise » qui, d’Erasme à Comenius, a privilégié les hautes figures qui «ne peuvent pas être revendiquées par un seul Etat nation ». Sur ce qui l’éloigne de Habermas, Luuk van Middelaar a précisé sa pensée, lors d’un entretien récent :  « Tant que les gens ont la sensation que la porte de leur maison est ouverte, il leur est difficile de se sentir bien chez eux. C’est politiquement délicat mais il faudra tracer une ligne à l’avenir. On ne peut pas fonder l’Europe uniquement sur de grands principes. Le patriotisme constitutionnel d’Habermas n’a pas de chair et ne peut pas fonctionner. D’autant que les valeurs dont il est question ne sont pas européennes mais universelles. (…) Jusqu’à présent, l’assise identitaire de l’Europe n’a pas été explicitée, notre rapport au temps et à l’espace – la frontière – n’a pas été défini » (5).

En retrait sur le cosmopolitisme habermassien et et en déflation par rapport au rêve de Rifkin, Middelaar révise à la baisse ses idéaux, mais c’est justement son idéalisme tempéré, son optique en quelque sorte « post-postnationale », qui donnent à ses propos leur efficience.  Si le « nation building » d’un Homme européen désentravé de la « pesanteur des nations » est un horizon qui se dissipe, une tâche urgente, en attendant, échoit à 500 millions de citoyens : celle de faire croître la « sphère intermédiaire » où l’identité européenne s’épanouit à l’abri des Etats membres. Après tout, l’européanisation des espaces publics nationaux bat son plein. Le fil de la promesse européenne pourrait être renoué. À condition que, dans un avenir proche, nous sachions investir cette « sphère intermédiaire », la renforcer et la protéger des dévastations du nationalisme.

(1) Fayard, 2005.

(2) Le nouveau national-populisme, Pierre-André Taguieff, CNRS éditions, 2012.

(3) Le passage à l’Europe, Luuk van Middelaar, Gallimard, traduit du néerlandais par Daniel Cunin et Olivier Vanwersch-Cot, 27,90 euros, 482 p.

(4) Habermas défend l’attachement à la démocratie par-delà les Etats nations : c’est ce qu’il nomme « le patriotisme constitutionnel ». Inspiré par le cosmopolitisme de Kant, il propose d’ouvrir les frontières de la démocratie et de fonder une Europe « supranationale », véritable « communauté cosmopolitique ». Il défend à nouveau cette thèse dans son nouveau livre, La constitution de l’Europe (Gallimard), et en particulier dans l’un des articles « La crise de l’Union européenne à la lumière d’une constitutionnalisation du droit international. Nous y reviendrons prochainement.

(5) Propos recueillis par Olivier Guez, Huffington Post, 10.04.2012.