Quel artiste contemporain a-t-il peint, jusqu’au jour de sa mort, une toile où se succèdent – courbes et bâtons blancs sur fond noir – des nombres à l’infini?
Et si la vie humaine était sur le point d’être utilisée, au même titre que le pétrole ou le charbon, comme source d’énergie quantifiable, quantifiée?
Quel rapport entre la saignée d’Hiroshima et le principe d’incertitude de Heisenberg?
D’où vient que, dans les mégalopoles, les rues n’aient plus de nom mais des chiffres?
Le matricule est-il devenu, pour les êtres parlants, le baptême des âges hyperdémocratiques?
Majorité… Égalité… Suffrages… Sondages… Élections… Pièges à cons… Règne, multiforme, du nombre.
Que veut dire Lacan quand il suggère de mathématiser (nœuds borroméens, mathèmes…) jusqu’aux pénombres du désir?
Que veut dire Schelling quand il écrit : « la nature doit être l’esprit visible, et l’esprit la nature invisible »?
Quelle place, déjà, pour les automates dans l’œuvre et la vie de l’inventeur de la modernité, René Descartes?
Que dit, à Pompéi déjà, la main, à jamais anonyme, qui, sur un mur, écrit : « j’aime celle dont le nom est 545»?
Que la plante, et la plante seule, est programmée pour réaliser le rêve d’immortalité qui est le propre des humains.
Que l’art, irréductible à la quantité, sans prix, a fini par faire alliance avec son contraire (cotes, ventes) et, ainsi, à se nier.
Le lifting, calcul du visage, est-il un révisionnisme?
L’évaluation généralisée, une forme hystérisée de pythagorisme?
Quand on voit régner ainsi le nombre froid, sans affect, n’y a-t-il pas lieu de regretter le nombre inspiré (dont on s’est tant moqué! où l’on a vu une source d’inspiration pour ce que le XXe siècle a fait de pire!) de l’occultisme?
Que préférez-vous, au bout du compte: l’arasement par la statistique de toute singularité, l’universalisme devenu fou, façon penchant criminel des Lumières – ou la bonne vieille numérologie?
Que vaut-il mieux, s’il fallait absolument choisir : l’assujettissement à la logique sans appel du chiffre – ou la superstition Rose-Croix?
Ou faut-il ne pas choisir, ne surtout pas choisir, et se souvenir que, de surcroît, lorsque les kabbalistes disent « le monde est l’œuvre des nombres », c’est parce que le nombre c’est la lettre et la lettre c’est Dieu?
Fonction du chiffre 7, dans l’œuvre de Mallarmé?
Du 2 dans celle de Sartre?
Du 3 dans celle de Raymond Roussel, s’en remettant aux Arsène Lupin de la textualité pour violer, casser, le code d’« Impressions d’Afrique »?
Lautréamont encore. Tout le monde cite toujours, dans la strophe 10 du chant II des « Chants de Maldoro r», l’apostrophe : « ô mathématiques sévères ». Mais pourquoi ne dit-on jamais que c’est un fils de Satan qui parle ?
Dit autrement : si le verbe est divin, ne faut-il pas conclure que le nombre est diabolique – et, si l’on ne s’y résout pas, pourquoi?
Ou : le nombre succède-t-il au verbe, l’enterre-t-il – ou l’a-t-il secrètement conservé, mais de part en part corrompu?
Ou : le règne du nombre correspond-il à une déroute du langage, à sa suffocation, son asphyxie – ou est-ce juste, pour la langue, une manière de se dire autrement, un cryptage?
En quel sens faut-il entendre l’interdit biblique : « vous ne dénombrerez pas »?
Que dit Rimbaud quand il s’écrie : « la science est trop lente »?
Et pourquoi, dans ce cas, finit-il marchand d’armes ?
Qu’est-ce que le fonctionnement?
La biosophie?
Passons-nous de l’âge de la métamorphose à celui de la technosmose?
Et qu’est-ce que la technosmose, cette loi des temps modernes, sinon une forme d’apocalypse?
Qui a, vraiment, inventé le zéro?
Qui, l’infini?
Le zéro? L’infini? Le nombre, ou sa pointe métaphysique.
Se faire à l’idée qu’à l’âge de la pierre, du bronze et de l’atome succède l’âge du gène, c’est-à-dire du vivant quantifié.
Envisager que le nouveau paradigme, avec son aversion nouvelle pour la métaphysique et l’art, nous prépare une déconstruction de l’humain tel que nous l’avons connu.
Ce ne sont là que quelques-unes des questions posées par l’un des livres les plus stimulants de la saison : « Le devenir du nombre » (Stock) d’un jeune essayiste, poète et romancier, presque inconnu, qui s’appelle Mathieu Terence et que je veux, ici, saluer.
Un anti-Muray. Un Baudrillard avec souffle. Un philosophe qui a pris ses leçons chez Borges, Joyce ou Edgar Poe autant que dans Spinoza et Heidegger. Et cette hypothèse métaphysique, déployée tout au long de 120 pages étincelantes qui sont comme les 120 journées d’une descente aux enfers méthodique et glacée (il fait, dans « L’Enfer » de Dante comme dans celui de « L’Odyssée », terriblement froid) : le règne sans partage de la technique invente un vivant d’un nouveau genre – voici lequel.