J’avais toujours voulu fêter ça au Fouquet’s. Mais mon frère m’a dit : allons à la Bastille. Personnellement, je suis plus risotto de Saint-Jacques que merguez CGT : cependant, je m’exécute. La Bastille, donc. Il fait beau, la foule se ramifie en des multitudes de serpentins rougeoyants. C’est bien simple : je n’avais pas vu ça depuis les dernières soldes au Bon Marché. La Place de la Bastille avec sa colonne centrale enroule la masse, la déroule, lui fait dévaler son diamètre, la reprend, la relâche, comme une boule perdue dans une roulette de casino monégasque. Le peuple de France, le peuple de gauche est là, bande d’ados rigolards, Perfecto aux cheveux gras, barbes de trois jours et Libé sous le bras, canettes de bière, Sarkozy-t’es-fini, vous me marchez sur le pied madame, t’as pas une clope, putain qui fait un ton-car ? : c’est la France de Bref et du Petit Journal, des Licences d’Histoire qui se géolocalisent « Place de la Bastille » sur Facebook, vas-y, like mec !  A vrai dire, j’avais l’étrange sensation d’assister par un beau samedi de Juin au concert des Kooks, et pas tellement à Octobre 17 ; la seule chose que l’on partage en mode kolkhoze, Place de la Bastille, ce sont bien les joints. Pas le Président normal, le Président Norman (fait des vidéos !). On est socialiste, intrépide, inrockuptible. Je me retourne, et derrière, il y a encore des bobos du Marais, des touristes incrédules, Jean-Pierre Elkabbach qui vient s’acheter une virginité corrézienne en applaudissant les Rouges, une mélopée Zadig et Voltaire de chevelures trop bien peignées, des profs en retraite, tout France Inter, vas-y je viens d’acheter un paquet mec, des jeunes de cités, des sourires d’ébène et des visages sirocco, tout ce monde pressé, multicolore et gai, cuisant en tajine entre les cafés bondés, et puis la foule boit, rit, bondit comme une mère juive, ça kronembourgue à tous vents, on se frotte ses Ray-Ban de pubeux, le champagne coule à flots, et je dis à une belle Montebourguiste : excuse-moi, Hollande est président, je te taxe à 75%, et s’il te plait, ça commence par une clope.

Ce n’est pas de l’euphorie, ce n’est pas de l’exubérance ; « profitez » dit Martine Aubry ou Camelia Jordana, je les confonds toujours, et effectivement, ces centaines de milliers de jeunes gens, cette cohorte rastaquouère et jean Levis, bataillons ricaneurs de pommes d’Adam et de pommes d’Apple, tous ont l’air intensément absorbés, pénétrés de ce sentiment : pro-fi-ter. On est là, mais mon Dieu, c’est génial, ça fait trente ans qu’on attend ça, dingue, non ? Du coup, c’est aussi réfrigérant que ces soirées d’anniversaire, où tout le monde vous dit « T’es content, hein ? », alors que vous, vous pensez à vos quarante ans passés, vos points-retraite pas terribles, et cette gueule de bois qui vient. Voilà, la différence entre Mai 81 et Mai 2012 : l’insouciance, la spontanéité. Le même gouffre qu’entre Jurassick Park 1, et Jurassic Park 2.

Il faut dire que ce n’était pas vraiment une surprise. Je veux dire : même les Belges le savaient, et dès 18h, alors bon. Les journalistes sur les plateaux télé, ah non il reste une heure et on ne connait pas les résultats,  m’évoquaient étrangement  tous les patriarches et mères de famille qui nient fermement la non-existence du Père Noël. Désolé : on EST au courant. Un grand moment de bonheur : Jean-François Copé, à 20h04 : « Ça a été un grand président ». Savourons-le : « ça ». Dégustons le  passé simple. Merci, l’artiste.

Pour le reste, honnêtement, j’ai vraiment regretté le Fouquet’s. La foule nous concasse, nous mouline menu, face à la scène, Manuel Valls, déjà à l’Intérieur, organise une brigade spéciale de « reculez, reculez faut laisser de la place au premier rang ». Moi-même, je n’ai pas la tête à la fête, perturbé par ce songe soudain, cet hommage silencieux, mutique, cierge vespéral brûlé en mon cœur pour toutes les victimes de cinq ans de sarkozysme : Khadafi, le pouvoir d’achat, Faudel. Petite distraction : ricaner avec mes voisins Seine-Saint-Denis du défilé d’apparatchiks de la chanson, et de vieilles gloires de la politique. Jean-Michel Baylet, ce Jaurès du cannabis arrive ? « Baylet à la Justice ! ». Axel Bauer qui chante ? « Ha ha, et pourquoi pas Jean-Jacques Goldman ? ». Delanoë ? « Les Vélib avec nous ! ».  François Hollande est un homme raisonnable, compétent et avisé : il n’a pas fait chanter Zaz.

Je suis sévère : la soirée s’étiolait, on s’ennuyait devant Yannick Noah et son révolutionnarisme de bisournous, quand, avec du retard, comme toujours, François Hollande arriva. Ce n’était pas le souffle de l’Histoire, seulement le crachotement un peu afghan de la foule fatiguée. Alors, tous, Marocains, Comoriens, Sénégalais, Noirs, Jaunes, Rouges, vieux,  les i-Pod et les Pléiade, les fils du RER, les frères de l’Autolib’, et même Jean-Pierre Elkabbach, oui, tous, tout à coup, en entamant ce jour de gloire enfin arrivé, cette Marseillaise à tue-tête, tout à coup, les drapeaux étrangers, les zouks, les chants berbères, les haines, les désespoirs, les ressentiments, tout cela se fondait en un creuset nouveau, aux couleurs de la République Française. Et là, pour une génération comme la mienne, à l’âge où Rimbaud ou Justin Bieber ont déjà tout vécu, nous qui n’avons rien connu comme moment d’espoir collectif si ce n’est la Coupe du Monde 98, en cet instant, il y eut un frisson, un beau frisson.

A la fin, déjà, les premiers déçus du hollandisme : François de Corrèze n’avait pas pu retarder l’heure de fin du métro, fermé à une heure. Le président normal ne peut décidément pas tout.

11 Commentaires

  1. Merci Baptiste pour cette aventure…parisienne…on s’y croirait….moi j ai fais mai 1981…et je t avoue… c’était ma foi fort bon…j en rêve encore!!!!
    Par contre, dans notre 3 eme circonscription du Var…. c’était d’une tristesse…aux Bormettes (chez les bulgares), seules 2 voitures klacsonnaient, la mienne et celle de ma voisine….
    A la salle de Fontenay, face à Mauvanne….on a eu droit au buffet froid froid froid de Familly Bimbo party…désespérées, nous avons filé sur Hyères… »au moins yaura qque chose au PS »….personne Avenue Gambetta!(débaptisée pour ce soir là).
    il aurait fallu aller à Toulon…C….
    Encore eut il fallu que je le s…
    Je pouvais pas deviner que là où le vilain Sarko avait fait son dernier Meeting de campagne….on oserait sortir ce soir là, sous le feu des caméras de surveillance…..
    BREF….vous avez eu raison, jeunesse, de quitter notre douce Provence où il fait bon vivre…(on tient encore le coups sans vous), mais pas un soir de 6 mai!
    MOUKIE

  2. C’est au moins la troisième fois que je vous lis, monsieur Rossi.
    Je ne vous connaissais pas avant. J’aime votre humour.
    Pourquoi n’avez-vous pas un blog comme les autres auteurs de ce site?

  3. Comment prouver son amour à la France tout en boutant hors d’elle ces Fous de France qui en la déifiant l’enterrent? Je m’interroge… Comment puis-je me montrer parfois si sévère à l’endroit d’un peuple à quatre vingt dix-neuf pour cent pétainisable dont j’invite les immigrés (moi compris) à s’imprégner de la culture avant qu’ils ne prétendent l’en imprégner de la leur? C’est que ce qui est pétainisable à quatre vingt dix-neuf pour cent est omniable à cent pour cent. C’est aussi que, si je me fais bien comprendre, l’exemplarité que je prône de la part des nouveaux Français ne prend pas pour modèle le comportement d’indigènes hexagonaux soumis eux-mêmes au challenge souvent au-dessus de leurs forces de constituer une nation, mais l’idée même de nation française, une idée à part taillée pour une nation à part, potentiellement à part des nations, celle d’une nation des Lumières sans la connaissance desquelles il est quasiment impossible de s’éclairer en elle, et par voie de conséquence, en soi.
    Je suis OK pour laisser s’affirmer la double identité nationale, l’appartenance à deux mémoires, la mémoire biologique (pour aller vite) et la mémoire adoptive. Chacun a des ancêtres auxquels rien ni personne ne réussira jamais à l’arracher. Et si certains sont tenaillés par un désir d’enlacement gigantesque, jeunes amoureux voulant propager le bonheur qui les étreint en ouvrant les fenêtres et crier à tue-tête, je veux bien moi aussi échanger un sourire contre cela. Mais permettez-moi, juste pour le plaisir d’éprouver une République dont quelques serviteurs rechignent à bouger une oreille, de douter qu’un drapeau du Parti Ba’as puisse intégrer l’idée d’une double allégeance. Reste aussi à savoir, pour ceux que cela intéresserait, par quel malentendu mal dissipé l’annonce de l’arrivée au pouvoir des socialistes a pu faire démarrer au quart de tour quelques jeunes brebis baasistes à l’instar d’un énorme feu vert?
    Alors, on peut décider de donner un peu de temps au temps du mal du pays. Cela me semble envisageable, efficace peut-être… Mais en contrepartie, ne pas laisser filer ces multiples retours sur soi-même des Sphériens sans réfléchir au processus d’assimilation foudroyant que l’on a savouré chez un petit Parigot dont le foyer ukraino-criméen ne fut pas un obstacle au fait qu’en une poignée d’années naisse en lui la vigueur et l’ardeur de composer Le rock de Nerval et d’ouvrir ses propres blessures au râle de ce génie bien pendu (langue comprise), le tout dans une diction à faire pâlir les sociétaires du théâtre le plus circonflexé. J’aime? Je cherche à apprendre sans m’arrêter à prendre ce que j’aime.
    Bien entendu, le nombre des nationalistes n’était pas si grand que cela en cette grande veille de petit matin. Très marginal comparé aux nombreux enfants accompagnés venus s’éclater devant l’interminable première partie du concert géant gratuit du Papa de tous les papas qui devait soudainement, j’allais dire orgasmiquement s’achever au bout de la première chanson.
    Question accessoire : Combien de temps le labrys du Parti solidaire français aurait-il flotté au pied de la colonne de la Bastille, entre un cadreur de France Télévisions et un président de la République française?
    Car si vous voulez, je ne vois pas bien par quelles arguties acrobatiques je vais pouvoir élever mon seuil de tolérance jusqu’au nationalisme en raison du seul fait que cette gale, reconnue comme telle et combattue pour telle dès lors qu’elle se francis)qu(e, aura la chance d’être née panarabe. En résumé, oui pour la double identité nationale, non au nationalisme dont ceux qui le voient double feraient mieux de dessoûler vite fait.

    • P.-S. : Je précise que ce n’est pas par erreur, mais à dessein, que j’ai appelées par leur nom les couleurs adoptées en 1964 par les Palestiniens, lors de la conférence de Jérusalem. La Palestine n’a jamais été une fin mais toujours un moyen, avec lequel les supporters inconscients du socialisme spécifiquement nationaliste dont on évite de qualifier l’impérialisme qu’est le panarabisme accordent l’instrument de leur indignation.

    • P.-S. du P.-S. : Je suis très conscient du fait que le moment est mal choisi à quelques jours de l’ouverture d’un festival international où sera abordée la question essentielle de la démocratie en terre d’islam pour éventer la formule de l’ADN spectral que les révolutions arabes se sont choisie pour identifiant, mais l’occultation de la véritable personnalité de Nasser et de ses liens avec qui l’on sait ne risque-t-elle pas d’être dommageable aux révolutionnaires qui en l’idéalisant se placent sous l’influence de ceux qui savent parfaitement ce qu’il était? Bon, j’arrête. Je me doute que cela ne chôme pas en haut lieu, que rien ne doit fuiter vers le bas, que cela pourrait tout faire foirer. Parlons donc d’autre chose, jusqu’à la prochaine fois…

    • P.-S. du P.-S. du P.-S. : Je n’arrive pas à me faire à l’idée que la démocratie puisse accueillir au sein des instances constituant son État des partis politiques s’arc-boutant sur des systèmes totalitaires laïques et/ou religieux, et par voie de conséquence, antidémocratiques. J’avais omis de rabâcher cela. Il faut dire qu’à force de chasser une bête qui se mord la queue, on se découvre un jour pris dans l’étau d’un acouphène qui n’est rien d’autre qu’une sifflante impression de tourner en rond. Il y a aussi que l’il-vaut-mieux-que-leur-colère-s’exprime-dans-les-urnes-que-dans-les-rues remporte un franc succès auprès du ménageur de moins de cinquante ans, mais bon… 6 (millions) 421 (mille) 802 (foies d’oies) + n (marmaille nourrie au même gras) pour la seule France : ON (U) attend quoi pour repenser le système?

  4. et les drapeaux palestiniens, algériens, turques etc. les avez -vous vu? comme le Président Normal vous les avez ignorés: on ne fâche pas « le peuple de gauche » n’est-ce pas?

  5. Ayant voté Nicolas Sarkozy et étant même membre de l’UMP, c’est avec tristesse et désespoir que je regardais de mon salon ce rassemblement à la Bastille mais je dois dire que votre texte m’a fais extrêmement rire et tant mieux si cette victoire a permis une telle emotion commune, aussi courte fût-elle, c’est deja ça 😉