Nul aujourd’hui ne prendrait pour argent comptant les écrits de Sainte Thérèse s’il n’était convaincu de l’existence Dieu. De même, on ne peut aborder la Société du Spectacle de Guy Debord sans avaliser les thèses de Marx et Engels quant à la lutte des classes et la philosophie de l’Histoire de Friedrich Hegel. Le jargon hégéliano-marxiste qui caractérise l’ouvrage est en soi un assez bon préambule aux présupposés philosophiques de l’auteur. Sans la philosophie de l’Histoire dont il est héritier, la révolution en tant que phénomène politique n’aurait pu se muer en Esprit de la révolution, entendu que c’est par la philosophie de l’Histoire que le mouvement révolutionnaire prit conscience de lui-même et se dota d’une théorie. Si l’ingénierie conceptuelle qui lui est nécessaire confine parfois au ridicule tant elle est complexe, son but en revanche est très clair : décrypter, au travers les évènements historiques, la dynamique globale sous-jacente qui est à l’oeuvre dans nos sociétés ; débusquer l’Esprit du Temps ; unifier ce que l’Histoire a dispersé ; dissoudre dialectiquement toute séparation.

Pour autant, si la métaphysique de Hegel s’avère décisive pour Debord, elle n’en reste pas moins insuffisante et ce pour deux raisons. Primo, Hegel ne parvient à dégager la Pensée du monde qu’une fois les évènements accomplis, la métaphysique hégélienne est, en ce sens, crépusculaire. (En tant que constat a posteriori, elle n’affronte pas le monde mais se réconcilie en quelque sorte avec lui). Deusio, elle considère l’Histoire non tant comme l’oeuvre des hommes mais de l’Esprit (De Maistre eut dit de la Providence comme nous l’avons vu dans une chronique précédente).
C’est donc ici que Hegel le bourgeois se voit contraint de passer le flambeau au camarade Marx. Il fallait en effet que le matérialisme dialectique se télescope à l’idéalisme hégélien pour qu’une pratique de la théorie et une transformation concrète du monde deviennent envisageables. Ce qui représente une révolution en soi. Une révolution en ceci que le matérialisme historique pose  désormais l’Histoire comme essence de l’homme et champ immanent à partir duquel la ré-appropriation de son être est possible.

Sans l’apport conjoint, et lui-même dialectique, de Marx et Hegel, Debord n’aurait donc jamais conçu la critique du monde existant telle qu’elle se développe dans la Société du Spectacle.

La Société du Spectacle se place dans la critique simultanée du Pouvoir (de la domination marchande) tel qu’il s’impose dans nos sociétés modernes, et des moyens mis en place pour y aliéner l’individu : empêcher la conscience de soi, tuer dans l’oeuf toute velléité émancipatrice. Le Spectacle est une forme de domination aliénante : elle soumet les individus à ne désirer qu’elle-même. Il est d’ailleurs moins une accumulation d’images que l’Esprit du capitalisme qui ne veut en venir qu’à lui-même. Il est par conséquent la négation objective du matérialisme dialectique. Entrave à toute émancipation réelle, individuelle ou collective, il est l’ennemi absolu.

La fabrication de l’ennemi absolu ne pouvait être envisagée qu’au partir d’une pensée de la totalité à laquelle rien n’échappe. Ainsi le spectateur ne peut se sentir chez lui nulle part puisque le spectacle est partout. La pensée de la totalité contraint en quelque sorte à prendre la partie pour le tout. A considérer les imperfections du capitalisme comme les métastases d’un cancer qui finira par l’emporter inéluctablement. La fabrication de l’ennemi absolu ne pouvait naître qu’en inversant la proposition de Clausewitz, de sorte que désormais ça n’est plus la guerre qui est la continuation de la politique par d’autres moyens ; mais la politique qui serait la continuation de la guerre par d’autres moyens.
La politique entendue comme guerre signe en réalité sa propre mort. Dès lors où l’on admettait que l’Histoire était l’histoire de la lutte des classes, la politique devenait un moyen pour renverser l’ennemi, non le lieu de dialogue où se déploie la pluralité humaine.
La réalité n’était plus négociable.