L’acuité politique de Tocqueville m’étonnera toujours. Dans un milieu (politique) où le déni de réalité est la norme, où refouler les faits encombrants est monnaie commune, où, l’intérêt personnel prévaut le plus souvent sur l’intérêt général, le moins qu’on puisse dire est que cet homme fait figure d’exception. Sans doute, Tocqueville ne souhaitait-il pas la révolution qui couvait en ce début d’année 1848. Cela ne l’empêcha pas d’en déceler les signes avant-coureurs. Et ceux-ci ne manquaient pas : conditions de travail épouvantables dans la capitale, disette, crise financière et inflation due – tenez-vous bien – à la spéculation boursière, endémie du chômage touchant près des deux tiers des ouvriers du bâtiment, restriction de droits sociaux (tels le droit de grève et d’association), autant de raisons objectives qui incitait le peuple à remettre le couvert de 1789. L’inertie de la bourgeoisie assise sur la monarchie de Juillet et s’imaginant indéboulonnable finit, sans s’en rendre compte, par enclencher une dynamique irréversible. Entre 1847 et 48, plus de 70 réunions où, sous la forme de banquets, on discutait politique et militait pour une réforme du régime censitaire, furent organisées dans toute la France par les réformateurs libéraux et démocrates. On fit taire pour un moment les haines intestines pour se liguer contre Guizot et la bourgeoisie qu’il représentait.

A cela, il faut encore ajouter la lame de fond peut-être moins visible mais tout aussi décisive dans la précipitation des évènements : la prolifération des idées socialistes fruits du désir d’égalité que l’on voit fleurir dans toute société démocratique. C’est le sens du discours de Tocqueville du 29 janvier 1848 à la Chambre des députés, moins d’un mois avant la Révolution dite de Février : les revendications d’ordre sociales se feront de plus en plus pressantes, qu’on le veuille ou non, le socialisme était en marche. L’on s’était battu pour changer les institutions politiques, et l’on se rendit compte qu’il ne suffisait pas de changer la forme pour qu’une transformation du fond se fisse réellement sentir. La monarchie constitutionnelle avait succédé à l’ancien régime ; la république, à la monarchie ; à la république, l’empire ; à l’empire, la restauration. Puis était venue la monarchie de Juillet. Après chacune de ces mutations successives on avait dit que la Révolution française, ayant achevé ce qu’on appelait présomptueusement son oeuvre, était finie. C’était évidemment se mettre le doigt dans l’oeil jusqu’au coude.

Le but de la politique avait donc sensiblement changé. La république n’apparaissait déjà plus comme un but mais un moyen. Un moyen par lequel s’assurer égalité et bien-être. De sorte que l’infra-politique (les besoins de premières nécessités : se nourrir, se loger) se superposa à la politique (c’est-à-dire à l’organisation du vivre ensemble). L’une et l’autre désormais inextricables dans l’esprit des divers gouvernements qui allaient se succéder. L’égalité passait devant la liberté dans l’ordre de la précellence. Au point que l’on crut, et que l’on croit encore parfois, à tort, que l’égalité puisse s’acheter au prix du sacrifice de la liberté. Cette liberté, Tocqueville la défendit durant la Constituante dans un projet, non chimérique celui-là, plaidant pour la décentralisation et un statut des communes. Droite réactionnaire et radicaux de gauche s’y opposèrent au nom de l’Etat sacro-saint. Sentence définitive de Tocqueville : “En France, il n’y a guère qu’une seule chose qu’on ne puisse faire : c’est un gouvernement libre, et qu’une seule institution qu’on ne puisse détruire : la centralisation.”

Aujourd’hui, à l’instar d’hier, l’équilibre entre le pouvoir nécessaire du local et un pouvoir centralisateur tout aussi nécessaire demeure un enjeu dont les modalités ne sont encore trop souvent envisagés que dans un cadre d’exclusion mutuelle. Etat tout puissant hier confisquant l’autonomie (toute relative) des communes ; Etat tout puissant présenté comme rempart à l’Europe et à la mondialisation. Sont-ce là de réelles perspectives d’avenir ?