Si l’offensive des contre-révolutionnaires, et celle Joseph de Maistre (1753-1821) en particulier, n’influença que très peu – sinon en creux – notre conception de l’engagement, son impact pour l’esprit et la compréhension du phénomène révolutionnaire n’en demeure pas moins décisive. Vous avez beau vous situer à des années-lumière de l’homme, le diable de Maistre vous touche du seul fait de s’être engagé pour une cause perdue. Pour s’être tenu à ses principes contre vents et marées révolutionnaires. Parce qu’au milieu des meutes qui se formaient à droite, à gauche, il sut devenir un parti à lui seul.

Réactionnaire ? Sans aucun doute. Donc monarchiste mais pas au point de souhaiter une restauration, pas au point de prêcher l’immobilisme. Joseph de Maistre fut un contre-révolutionnaire extrême et par là même ambigu. Une dimension de l’engagement, à nos yeux étrange, voire totalement exotique, mais qui est pourtant à placer en face des Lumières, en face du rationalisme à visage humain de Voltaire, de la religion rousseauiste des jacobins, et, plus tard, aux côtés du pragmatisme éclairé de Tocqueville.

En réalité, Maistre se distingue des philosophes qui influencèrent la Révolution à peu près sur tous les points. D’abord, il fut contemporain de cette Révolution, il put donc en juger sur les faits non dans l’abstrait. Il s’en distingue également de par son expérience concrète de la politique (Maistre fut nommé sénateur de Savoie à l’âge de 35 ans). Enfin, de par son scepticisme profond à l’égard de la nouvelle religion. Car si chacun s’accorde sur la nécessité de réformer le système, les points de vues divergent – et le mot est faible ! – quant à la manière de le réformer. A rebrousse-poil de tout ce qui se pense – ou à peu près – à l’époque, De Maistre est un athée du volontarisme humain. Abandonner l’Etat et la Constitution au consentement volontaire, c’est s’assurer les bâtir sur le sable de nos caprices. Selon lui, seul ce qui est ancien – ce qui a fait ses preuves – soumis à la nécessité et non à la volonté peut prétendre à la pérennité. Autrement dit : nous sommes les jouets de la Providence. C’est elle, et elle seule, qui crée le cadre dans lequel les hommes s’agitent. “L’homme ne peut faire un arbre ; en revanche, il peut “planter un pépin, élever un arbre, le perfectionner par la greffe, et le tailler en cent manières.” Aller à l’encontre de ce cadre providentiel conduit aux crimes de la Révolution. La Révolution est donc une espèce de châtiment derrière lequel Maistre voit la main de Dieu. De là, le fait qu’il la loue. Car en effet Maistre loue la Terreur au même moment où il la condamne. Il la loue parce qu’elle prouve l’échec de la Révolution. Il la condamne parce qu’elle participe de la croyance dans la toute-puissance de la volonté humaine.  Mais au final, il la considère comme un mal nécessaire à la régénération de la France. En parfait catholique, avec ce sens aigu tragique qui les caractérise, Maistre nous rejoue en fait l’histoire de l’arbre de la connaissance et corollairement du péché originel :

“Lorsqu’on donne à un enfant un de ces jouets qui exécutent des mouvements incompréhensibles pour lui, au moyen d’un mécanisme intérieur, après s’en être amusé un moment, il le brise pour voir dedans. C’est ainsi que les Français ont traité le gouvernement ; ils ont voulu voir dedans ; ils ont mis à découvert les principes politiques, ils ont ouvert l’oeil de la foule sur des objets qu’elle ne s’était jamais avisée d’examiner, sans réfléchir qu’il y a des choses qu’on détruit en les montrant.”

En réalité, pour Maistre, chacun porte une part de responsabilité dans l’avènement révolutionnaire, et de son échec : les philosophes, et Rousseau le premier ; les révolutionnaires qui l’ont faite ; le peuple qui l’a soutenue ; la monarchie par ses abus ; le clergé par son laxisme (moral) ; la noblesse par sa légèreté. Mais soyons clairs, Maistre milite moins en faveur d’un retour à l’ordre ancien qu’il ne dénonce l’arrogance des Lumières. S’il attaque la Révolution sur le terrain de la croyance, c’est qu’il a bien perçu en elle son caractère fondamentalement religieux. Il dénonce plutôt qu’il n’espère. Il sent pertinemment que ce qui se produit est irréversible. C’est un fieffé pessimiste qui préfigure le romantisme, et qui nous avertit que l’idéal du bonheur pour tous pourrait bien être une idée du diable.

L’Histoire lui a-t-elle donné raison ? Oui et non. Certes, la foi en la raison a montré – et ô combien ! – ses limites. Et que de sang versé au nom du volontarisme humain ! Pour autant, le consentement volontaire (le désir qu’ont les hommes de décider librement de leur constitution) se révéla-t-il si improbable et si néfaste qu’il le dit ?