Elena est la mise en scène d’une réflexion métaphysique ancrée dans une réalité sociale, celle du peuple russe aujourd’hui.

Le peuple russe, dans ce film, est divisé entre des citoyens aisés qui jouissent d’une calme légèreté existentielle, et le reste de la société chargé du poids des laissés pour compte. L’histoire est celle d’une femme, Elena, mariée à un vieil homme riche, qui cherche à aider son fils issu d’un premier mariage, et cette fissure au sein d’une même famille est emblématique de celle qui divise tout un peuple.

Victime d’un infarctus, Vladimir, le mari d’Elena, décide de rédiger son testament. Il entend privilégier sa fille, venue lui rendre visite  sur son lit d’hôpital, alors qu’elle ne lui avait guère donné signe de vie depuis des années, réveillant chez le vieil homme son instinct paternel. Elena, brutalement lésée, pour permettre à son petit-fils Sacha de faire des études, empoisonne son époux avant que le notaire ne consigne ses dernières volontés, sacrifiant ainsi son âme. Ce thème religieux hante le film. Seuls les riches ont accès à Dieu, à l’image de Vladimir qui, sur son lit de mort, fait sa cour à l’au-delà. Les autres, perdus dans le néant social, n’ont pas accès aux secours de la religion, alors qu’ils ne bénéficient plus des avantages que leur apportait jadis le communisme. Le sacrifice d’Elena, qui renonce au royaume des cieux en commettant son meurtre, n’a rien de saint. Il n’a de sens que matériel, pour que la génération suivante ait une vie meilleure. Vladimir, en revanche, passe d’une existence qui fut aisée, à un au-delà qu’il semble heureux de découvrir, comme s’il n’avait cessé de survoler sa propre existence, entrant dans la mort avec sérénité.

L’oligarque russe qu’il est est présenté comme un être léger, qui fait de la natation, écoute des chants religieux. À l’inverse, les petites gens subissent le poids d’une société qui, loin de les soutenir, les laisse s’enfoncer dans la misère. Illustrant cette métaphore, la fin du film voit un bébé se hisser sur ses membres, Sacha se relever péniblement après avoir été mis à mal dans une rixe. Ce n’est que par la force seule qu’humbles et petits êtres peuvent s’en sortir. Elena, forte, la première, de cette conviction, entreprend sans fard de changer le cours des choses. On assiste à une bataille entre la Loi et ceux qui la contournent, entre la justice et le pouvoir. Une loi, venue du communisme, dispose qu’en absence de testament, les biens seront partagés équitablement. La possibilité inverse, par le biais d’un testament, de déshériter des membres d’une même famille est le symbole du pouvoir des riches, qui ont désormais loisir de contourner la loi. Cette vision de la Russie, à l’heure de Vladimir Poutine, place l’héritage communiste en rempart ultime contre la montée des puissants.

L’esthétique du film d’Andrej Zviaguintsev met l’accent sur des couleurs qui, de ternes à première vue, deviennent peu à peu éclatantes, comme instruisant une beauté dans la laideur, transformant des lieux sordides en de beaux tableaux. En ressort le sentiment qu’une alchimie est possible : que le sacrifice d’Elena porte en lui la promesse d’un monde meilleur. De cette société pourrie de tristesse qu’est la société russe sous nos yeux, s’exhalent des teintes nouvelles. Le spectateur n’est pas immergé dans ce pays froid, mais contemple une composition picturale qui transcende l’aridité des paysages et la rudesse de la vie des personnages, qu’a déserté cette esthétique pour privilégiés de la légèreté.

Si chaque scène d’Elena engage une réflexion sur l’avenir de la Russie, la fin laisse le spectateur partagé quant à l’issue de l’histoire.  La dernière note, en effet, n’a pas été jouée. Pas encore.