Le “décor” est un thème fondamental de l’art contemporain. Ce n’était pas le cas dans le champ de l’art ancien, car il était évident qu’un tableau, une sculpture, avait, d’une façon ou d’une autre, une vocation décorative – rien là de bien problématique.

Or avec l’idée, développée par Hegel, que l’art est l’expression de “l’intériorité pour elle-même”, le fait, pour un artiste, de se livrer à une activité “décoratrice” est devenu au fond illégitime, ou à tout le moins difficile. Être décoratif, c’est mal, et, si tel est le cas, il faut racheter ce péché de décor par une révolution intérieure, d’autant plus retentissante qu’elle est silencieuse.

Le décor est indigne. Marcel Broodthaers l’a clairement énoncé. Et même récemment, quand l’artiste Adel Abdessemed a présenté, dans son exposition à la galerie David Zwirner de New York, une œuvre intitulée « Décor », le titre en était chargé d’une terrifiante ironie – car c’était le Christ même qui était devenu un “Décor”.

Aujourd’hui, alors que s’épuise l’avant-gardisme, qui faisait que le sublime était la beauté, et que la beauté elle-même était remise en cause, la question se repose. Devons-nous abandonner ce qui nous plaît, nous charme et séduit? Ou devons-nous revenir au décor?

C’est l’une des questions essentielles que pose l’exposition de Raqib Shaw à la galerie Thaddaeus Ropac, une exposition qui a beaucoup à voir, par la richesse des dessins, par les apprêts des dorures, avec la notion même de “décor” — qui en joue avec insolence, et en même temps délectation. Les dessins de cet artiste londonien originaire du Cachemire sont d’une incroyable précision, d’une sauvagerie dans le portrait des animaux représentés, dans le rendu du décor napoléonien, celui de Percier et Fontaine, les architectes de l’empereur, qui a constitué son inspiration pour cette exposition parisienne.

Du décor, assurément. Du kitsch, peut-être? Non, répond le légendaire Sir Norman Rosenthal, dans le texte qu’il a accordé au catalogue de l’exposition : il s’agirait “d’une luxuriance féerique que les puritains de l’art actuel confondent peut-être avec le kitsch, alors qu’elle présente à l’observateur dénué de préjugés un régal multicolore d’ornements nouveaux”.

Mais qu’est-ce donc qui fait de ces dessins suprêmement achevés autre chose qu’une magnifique réalisation visuelle? La faille. Dans ces œuvres, comme dans tout art de valeur, il y a une faille. Le décor est un mur, dont la solidité fait paraître encore plus destructrice la faille qui le zèbre.

Car dans ces dessins, il y a des souvenirs d’enfance – il y a cette culture du Cachemire, cet imaginaire qui a nourri l’artiste enfant.

On y trouve, aussi, une forme d’ironie, voire de jeu avec la perversion, avec la sexualité, l’animalité – bien évidemment –, l’humanité, qui sont au cœur du travail de Raqib Shaw.

Enfin, et surtout, on y perçoit un projet de civilisation: une réflexion aiguë sur ce qu’est le présent, ce qu’il n’est pas, surtout. Sur ce qu’est l’Occident, ce qu’est l’Orient, et les façons dont leur rencontre est possible. C’est chez un artiste, que peuvent se rencontrer et se réinventer le Cachemire, Percier, Fontaine et Napoléon. Dans l’œuvre de Raqib Shaw, la part du visuel et la part de l’invisible se contaminent, pour exprimer un discours silencieux, et offrir au spectateur des images qui parlent mieux que ne le pourraient les faibles mots.

Le décor n’a de sens que s’il se sonde de l’intérieur; ce faisant, il se dépasse, et se consolidant, offre à qui le regarde un feuilleté de langages.

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