Rithy Panh dans L’Élimination et Esther Mujawayo dans SurVivantes, écrit avec Souâd Belhaddad, sont les témoins directs et les survivants de deux des plus hallucinants génocides de la seconde moitié du 20e siècle.

Rithy Panh, connu pour ses films sur la tragédie cambodgienne, rapporte ici ses dialogues avec Duch (ou Douch, de son vrai nom Kaing Guek Eav), qui dirigea le centre de torture et de mise à mort de Tuol Sleng, plus connu comme S21 entre 1975 et 1979. Quelques semaines plus tôt, Esther Mujawayo et Souâd Belhaddad publiaient en Suisse la seconde édition augmentée de leur livre consacré au génocide des Tutsis qui fit, « en cent jours seulement », entre 800 000 et un million de morts. Ouvrage où Esther Mujawayo, qui a perdu 293 personnes de sa propre famille et celle de son mari, lui-même assassiné, fait revivre les témoignages des rescapés « en reconnaissant les violences qu’ils ont subies, en instaurant un vrai dialogue », comme l’écrit dans son avant-propos David Collin, directeur de la collection. Dans sa dernière partie, Esther Mujawayo nous offre son poignant dialogue avec Simone Veil.

Rithy Panh, à peine adolescent au début du Kampuchea démocratique, est sorti du cauchemar en 1979 en ayant perdu ses êtres les plus chers, toute sa famille, dont la plus grande partie est morte littéralement de faim. Il réalisa trois films avant celui-ci Duch, le maître des forges de l’enfer : Les gens des rizières, Bophana, S21. Il a entrepris l’écriture de L’Élimination avec le romancier Christophe Bataille, un peu à la manière dont Antelme écrivit L’Espèce humaine, Wiesel, La Nuit, Primo Levi Si c’est un homme, à cette différence qu’aucun de ces trois chefs-d’œuvre n’est construit autour d’entretiens avec un bourreau, l’un des grands meurtriers du siècle dernier, même s’il dit n’avoir pas de sang sur les mains. Himmler et Eichmann non plus. Staline, Mao, Pol Pot, non plus.

Le génocide khmer fit en moins de quatre ans 1,7 millions de morts, soit un tiers de la population nationale au début du massacre.

Nous sommes à l’heure de la publication des derniers entretiens avec ces criminels sans nom. J’en veux pour preuve la sortie d’un témoignage aussi stupéfiant sous le titre : Entretiens avec le bourreau de Kazimierz Moczarski, résistant de l’Armée de l’Intérieur (A.K.) qui partagea après sa propre arrestation par les Soviétiques, la cellule du général SS Jürgen Stroop, le liquidateur du ghetto de Varsovie, 225 jours durant. Sarcasme ou sadisme de la part de la police politique communiste ? Malgré sa condamnation à mort et les séances de torture auxquelles il est soumis, Morzarski obtient de la part du criminel nazi des révélations sur lui-même autant que sur sa responsabilité dans l’extermination des Juifs de Varsovie.

9782246772811Dans L’Élimination, Rithy Panh relate ses conversations filmées avec Duch, qui eurent lieu durant son procès à Phnom Penh à partir de l’automne 2009. « À S21, c’est la fin. Plus la peine de prier, ce sont déjà des cadavres. Sont-ils hommes ou animaux ? C’est une autre histoire.» C’est ainsi que parle Duch. Ou ces autres paroles : « Les prisonniers n’ont aucun droit. Ils sont moitié homme, moitié cadavre. Ce ne sont pas des hommes. Ce ne sont pas des cadavres. Ce sont comme des animaux sans âme. On n’a pas peur de leur faire du mal. On n’a pas peur pour notre karma. » Ces paroles-ci sont celles d’un des tortionnaires du Duch interrogé sur les lieux du crime à S21. Cet homme est libre comme la majorité des tortionnaires, des bourreaux khmers.

Combien d’assassins, de génocidaires rwandais furent jugés, condamnés, emprisonnés ? Esther Mujawayo parle de sa confrontation avec « les génocidaires de ma sœur Stéphanie et de ses enfants. Je vois face à moi les tueurs de ma famille […] et je ne peux même pas les pointer du doigt. »

Au milieu de son récit et de ses dialogues qui se compénètrent, Rithy Panh dissèque trois phrases de Duch. Dans la première, il indique avoir été de la police du Kampuchea démocratique qui siégea à l’ONU jusqu’en 1991. Dans la deuxième, il avoue avoir été l’otage du régime de Pol Pot. Facile ! Dans sa troisième petite affirmation, il reconnaît qu’alors le problème fut « le même pour tous : vivre ou mourir » (p. 200). Sauf que ceux qui avaient entre leurs mains la vie et la mort de leurs congénères pouvaient encore choisir entre être tortionnaires ou risquer d’être tués. Les victimes, elles, n’avaient plus aucun choix.

« Pour tuer, ils utilisaient le mot kamtech, détruire. C’est très violent. Cela signifie un anéantissement total. […] c’est détruire en poussière. Rien ne repousse.
Le mot habituel est le mot samlap. Ce mot contient une notion du bien et du mal.
La force des Khmers rouges a été de modifier tous les sentiments et la compréhension autour de chaque mot. Nous dénoncions nous ne savions qui, pour des actes dont nous ne savions rien, mais il le fallait pour avoir un peu de répit. » (La machine khmer rouge, 2003, p 213)

De Duch, R. Panh dit encore dans L’Élimination : « Il rit comme un enfant. Non, vraiment, il n’a pas entendu qu’on électrocutait un homme sanglé à un lit de métal. Il travaillait. » (p. 171)

SurvivantesRithy Panh comme Esther Mujawayo racontent la mort de leurs parents avec une dignité extrême. Lui raconte à un certain moment la mort de sa mère, lorsqu’elle fut conduite à l’hôpital à la dernière extrémité de ses forces. Elle aperçut immédiatement sa fille de seize ans qui venait de mourir. « Ma mère s’est approchée, elle s’est assise auprès de son enfant chérie, brillante, tellement aimée. Elle n’a pas dit un mot. D’ailleurs, elle n’a plus rien dit à partir de cette heure. Mais elle a eu ce geste lointain, magnifique dans sa simplicité, un geste des campagnes de son enfance. Elle a épouillé sa fille morte. » Puis elle s’est allongée là même « où sa fille était morte, et elle a attendu son tour » (183).

Deux jours plus tôt, la dernière fois que Rithy a vu partir sa mère pour ne plus revenir, elle lui a encore dit ces paroles, qui lui furent un viatique pour la vie : « Il faut marcher dans la vie, Rithy, quoi qu’il arrive, tu dois marcher » (182). A cette époque le jeune garçon a failli mourir d’une très grave infection à la jambe qu’il ne parvenait à soigner faute de médicaments.

Parmi tant de scènes insupportables, qui vous poursuivent dans votre sommeil et vous font cauchemarder, il y a une page où Rithy Panh raconte cette scène qu’il a filmé, où un paysan Cham crie face à l’ancien directeur d’une prison khmer rouge :

« Pourquoi tu m’as torturé ? » Et l’ancien tortionnaire de lui rétorquer : « Ce n’est pas comme ça que la question doit être posée. C’est à toi de savoir pourquoi tu es emprisonné ici. Si tu es ici, c’est que tu es coupable ! » Le paysan : «  Mais tu vois bien qu’on était innocents ! Et qu’on était des humains ! »

L’ancien bourreau que R. Panh dépeint comme un notable, se fige, ses gestes deviennent mécaniques. Il se lève et hurle : « Camarade ! Tu ne dois pas tuer les punaises qui te piquent. Elles sont élevées au rang de gardiens. »

Ces quelques paroles échangées vingt-huit ans après le massacre nous glacent le sang aussi car elles sont dites au présent. Comme si rien n’était passé… Elles attestent que dans la tête de ces criminels, toutes ces années depuis la fin du Kampuchea démocratique et ses procès, ne sont qu’une simple parenthèse. Sans doute, cela se ressent-il encore au Rwanda. Tout peut-il recommencer demain ?

Aucune repentance, aucune conscience du mal commis, donc aucun pardon demandé. Non, rien que la folie d’un système, la bonne conscience de démons à deux jambes qui croient qu’ils sont, eux, dans leur droit et dans leur mission, quand leurs victimes innocentes sont, elles, coupables de vivre et d’être ce qu’elles sont.

Quelle arme reste-t-il face à l’oblitération sous toutes ses formes depuis les nazis qui clamaient « Nicht schuldig, non coupable », jusqu’aux Turcs d’aujourd’hui qui nient en bloc – sauf une minorité – le génocide arménien ?

Le témoignage, les preuves, la parole historique, le devoir de la justice sont les seules armes contre le négationnisme. L’infracassable douleur des survivants, des rescapés, doit pénétrer à jamais la mémoire humaine et être transmise inlassablement aux nouvelles générations à travers le travail de mémoire et le travail des historiens. C’est l’enseignement de Rithy Panh, d’Esther Mujawyo, Souâd Belhaddad et aussi, depuis soixante-cinq ans de Simone Veil, qui termine son dialogue avec cette si opiniâtre « Sur Vivante » du Rwanda, par ces mots : « Parce que c’est de la haine et qu’il n’y a pas d’explication à une telle haine. »

Longue vie aux témoins de la barbarie à l’heure où tant d’autres crimes d’État, qui ne sont sans doute pas des génocides, sont commis en Chine, en Russie, en Syrie et dans tant d’autres pays…

Michaël de Saint-Cheron

 

 

L’Élimination, Rithy Panh, en collaboration avec Christophe Bataille, Grasset, 2012.
SurVivantes, Esther Mujawayo, Souâd Belhaddad, nouvelle édition, collection « Imprescriptible », MétisPresses, 2011
Entretiens avec le bourreau, Kazimierz Moczarski, Folio, 2011