L’Allemagne était vaincue, épuisée. Mon père revint de la guerre. Nous étions pauvres, comme tous les gens de notre village dans la campagne souabe, entre Munich et Ulm. Nous mangions des plats simples, à base de pommes de terre et de saucisses. Parfois, on se régalait d’un pâté de foie, le Leberkäse. On le faisait poêler avec un œuf au plat et une salade de pommes de terre. La viande, elle, était une denrée inconnue. On mangeait parfois des bas morceaux de troisième choix extrêmement bouillis, indistincts, dans une sorte de goulasch. On courait chez le paysan quand il tuait le cochon, et on récupérait le bouillon. Si l’on excepte le cochon cuit, servi lors de la fête du village, c’est à quatorze ans que j’ai mangé de la vraie viande pour la première fois. Cela s’appelait une roulade, fine tranche de viande de bœuf moutardée, avec du bacon et un cornichon, qu’on roulait sur elle-même, farcie d’oignon et de tomate hachés. Mais la grande découverte de la viande, ce fut, à dix-huit ans, quand j’arrivais en France.

La France, pour moi, c’est la viande, et, bien sûr, quantité d’autres choses tout aussi merveilleuses, mais c’est d’abord la viande. Le premier contact fut brutal. Ce fut avec des viandes rouges. Ces viandes me sidéraient, au même titre, d’ailleurs, que les huîtres. Comment peut-on manger une viande dont le sang reste dans l’assiette ? s’interrogeait avec un haut-le-cœur le jeune Souabe que j’étais.  Même chose au sujet de la moutarde. En Allemagne, on la réservait pour les saucisses. Là, on en mettait sur ces viandes toutes rouges. Puis ce furent les côtes d’agneau. Comment peut-on manger de si petites choses ? Quant au steak tartare, cela me semblait une hérésie totale, une pure absurdité ! J’avais atterri sur la planète Mars !

Aujourd’hui, je mange la viande presque crue, le porc et le veau rosés, le bœuf entre saignant et bleu. Bref, je suis devenu presque plus français que les Français. Mais l’apprentissage fut long, l’acclimatation progressive. Et je garde toujours la nostalgie des plats de mon enfance, de la cuisine de terroir, cette cuisine bavaroise qui a résisté à la révolution de la belle viande, qui, après la France, a gagné l’Allemagne, et à laquelle, d’ailleurs, je contribue moi-même en tant qu’ambassadeur des viandes rouges en Souabe, face aux rôtis et aux viandes sautées à la poêle et nappées de sauce que proposent encore et toujours maints restaurateurs locaux. À qui, systématiquement, j’impose de cuire à peine mon morceau, à la française.

Après quarante ans en France et autant au Relais Plaza, je suis devenu, une fois directeur des lieux, l’homme-lige du poulet rôti, à la requête expresse d’une Parisienne d’exception, à laquelle on ne saurait rien refuser, et qui, nos blancs de poulet ayant eu   l’heur de lui plaire, voulut un beau jour le poulet tout entier, découpage devant elle compris : Valérie Solvit, pour ne pas la nommer. C’était un poulet jaune des Landes, cuit à la broche en cinquante minutes. En Souabe, chaque paysan élevait ses poulets avec une nourriture dont il gardait jalousement le secret, et le servait à la ferme aux amateurs de passage, avec une garniture propre. Nous le présentons entier, enveloppé dans sa peau croustillante, presque frite. Nous le préparons, le découpons devant son commanditaire.
Ce spectacle est devenu un rituel, renouant avec la tradition de la préparation en salle, éclipsée par le service à l’assiette et non plus dans un plat, qui signa, au tournant des années soixante-dix, la prise de pouvoir des chefs de cuisine sur les directeurs de salle et leur équipe, réduits à de simples passeurs d’assiettes.

Outre le poulet en majesté, je pense renouer bientôt avec le faisan, les produits de la chasse, voire le steak au poivre que l’on flambe devant ses hôtes, ou encore le steak tartare haché et apprêté en public.

Cela s’appelle mettre de l’art dans le service. Car celui-ci est un spectacle. Que ce soit au restaurant ou à domicile, la viande, ce produit noble, suppose un minimum de cérémonial. Le palais, la bouche, les yeux, les gestes pour préparer, découper, servir, tout cela va de pair. Qu’il manque un élément et l’ensemble est gâché, la viande sera moins bonne, le goût moins subtil, le plaisir moindre.

Considérez l’escalope viennoise. Vous apportez à vos convives des câpres dans un petit pot à part, un blanc d’œuf cuit que vous allez hacher le moment venu, un jaune d’œuf de même, plus du cerfeuil, lui-même finement ciselé. Arrive la Viennoise, dame solitaire, trop solitaire dans son assiette. Vous prenez vos petits pots, et vous l’apprêtez « à la Sissi », avec tous ses assaisonnements, plus un filet de citron. Arrangez-vous pour faire un peu de bruit avec la porcelaine. Vous parsemez l’escalope de toutes ces couleurs. Et vous concluez la petite cérémonie par trois tours de moulin à poivre. Observez alors les autres convives. On vous interroge : « Qu’avez-vous servi à ce monsieur ? » Vous répondez. Et on vous demande la même chose une fois sur deux. Le mimétisme est identique avec le poulet. Le geste de découper est un beau geste. Toute la salle ou presque vous regarde. Vous êtes, pendant quelques secondes, un artiste. Dans la foulée, manger son poulet ou son escalope viennoise, pour votre convive, devient peu ou prou un art. Un art mineur, mais un art. Il mangera « mieux », ses gestes seront plus précis, plus harmonieux, se succéderont plus tranquillement.

Le crime, à mes yeux, c’est de manger le poulet sans sa peau. Quand un morceau de ce merveilleux volatile pénètre dans ma bouche, le jus coule, et je dois me servir de ma serviette pour m’éponger les lèvres. A contrario, je tiens en suspicion une viande qui n’imposerait pas de s’essuyer la bouche. De même en ce qui concerne le gras. Une côte de bœuf ou de veau est vraiment bonne quand je suis capable de manger le gras qui est autour. Là, elle est formidable. On fait un très mauvais procès aux viandes grasses. Il suffit de les accompagner d’une garniture légère, d’un légume juste cuit ou d’une salade, et le tour est joué. On profite ainsi de la viande et de sa graisse savoureuse, sans risquer de cholestérol.

Je suis un passionné de vélo (encore la France, direz-vous). J’alterne chaque année la route des Alpes, qui va d’Évian à Nice par les grands cols, avec la traversée d’est en ouest des États-Unis par la fameuse Route 66. Neuf heures de rang sur mon vélo. À l’arrivée, j’ai brûlé neuf mille calories. Il n’y a plus rien en vous. Vous vous installez et vous écoutez votre corps. Il crie famine par tous ses pores. Si vous devez continuer le lendemain, vous avez besoin de protéines, de viandes maigres, veau, poulet, jambon cuit. Si vous préparez un contre-la-montre, offrez-vous une bonne viande rouge. Pour un effort intense et court, elle est, par-delà son acidité, un adjuvant formidable. Pour la course par étapes, en revanche, évitez la viande de bœuf et préférez l’agneau.

Mais le plaisir suprême, à vélo, c’est de partir avec du jambon cru de pays dans sa poche arrière et de le déguster au centième kilomètre ou en haut d’un col. En général je n‘aime pas le sel. Celui du jambon me régénère.

Manger, en hommage au savoir-faire français, du jambon de pays du haut de son vélo, devant de grands paysages, c’est être pleinement heureux. Heureux, oui, comme Dieu en France