Paris est une ville sur laquelle veillent les trois religions du Livre, chacune sourcilleuse de son bon droit, ainsi que de nombreux païens. Comme Dieu est mort (sa mort est l’invention d’un esprit ultra-tourmenté, Nietzsche, qui, sur ce sujet de moins en moins controversé, aura fait assurément…un carton), ces religions et ces païens veillent sur une absence qui les exaspère à des titres différents, et suivant  les diverses modalités du “droit d’intervention” que tous s’arrogent plus ou moins à volonté.

Au Théâtre de la Ville, durant toute la seconde moitié d’octobre dernier, se déroula une cérémonie complexe,  dont l’empreinte chrétienne était inscrite dans son titre même, Le concept du visage du Fils de Dieu, un syntagme anathème chez les Juifs et les Musulmans (Dieu ne saurait avoir de fils ; il est, par essence, irreprésentable). Cette représentation, dont le concepteur se nomme Romeo Castellucci, fondateur d’une compagnie (la Societas Raffaello Sanzio) bien connue dans l’univers ardu des avant-gardes théâtrales (si j’ai compris, ce spectacle sera joué cette année en Sibérie, dans une ville aux loisirs culturels florissants, et c’est un industriel, actuellement en prison, qui paye les comptes), a mis en rage une formation catholique extrémiste et porté aux anges le peuple des appels et des tribunes dans les journaux et à la télé.

Le concept du visage du fils de Dieu ayant joui d’une vaste popularité dès sa présentation à Avignon en juillet dernier (Le Monde en avait donné une belle recension, que l’on retrouve sur Internet), j’en rappelle le cadre : le décor était – spectralement – un salon et une salle à coucher très design et blanc comme neige (pureté et clarté d’une clinique haut de gamme). Sur la droite, côté salle à coucher (un lit et une table de nuit également blancs), une gigantographie énorme du Salvator mundi d’Antonello da Messina, aussi équivoque et énigmatique que peut l’être le visage du Fils de Dieu (ce tableau est un chef d’œuvre). (A Rome, une clinique privée fort chère porte ce nom de Salvator Mundi…) Dans cette cérémonie, qui durait une bonne heure, haletante de la première à la dernière minute, il en allait, comme chacun, désormais, le sait, de la dysenterie d’un vieil homme, souvent presque nu, doué d’une prothèse, un faux cul, d’où, commandé à distance, tombe un caca liquide et horribile visu (pas d’odeur, tout de même ; nous sommes au théâtre), et d’un fils qui, avant de partir au travail, essaye avec presque bonne humeur puis avec lassitude (il y a quelque chose de kafkaïen dans tout cela) d’effacer le désastre, désastre qui se répète trois fois. Puis les deux acteurs se transfèrent dans la chambre à coucher. Le vieil homme va souiller son lit, sous le regard de son Fils, qui peut être cruel.

Bref, la dysenterie du Père rappelle la kénose du Fils, c’est-à-dire l’acte, chez le fils de Dieu, de se dépouiller de tout ce qui, en lui, rappellerait sa condition terrestre, l’acte de s’abstraire de sa nature humaine, pour ne plus se résumer qu’à sa seule essence divine. La dysenterie symbolise les entrailles humaines, trop humaines de Jésus, en un mot son humanité commune. Par inversion du Ciel et du Temps, c’est le Père, ici descendu sur terre, qui était fait faible et obscène. On sait que le caractère humain trop humain du Christ fut l’enjeu de moult disputes et hérésies parmi les Pères de l’Église. Bref, la pièce de Castellucci est une énième version de l’Incarnation du Fils de Dieu. La dysenterie du Père est la sensibilisation concrète, au sens kantien, de ce pur concept qu’est l’Incarnation.

La cérémonie que la pièce institue se passe au temps de la mort de Dieu, où le monothéisme est une mémoire qui ne veut pas mourir et reste encore un objet de foi, c’est-à-dire un phénomène plus certain que tous les phénomènes les plus assurés, et partageable, à ce titre, par des millions de gens). La pièce de Castellucci s’inscrit dans cette mémoire du monothéisme qui se refuse à mourir et qui, du coup, en devient un spectre culturel, une sorte de Golem.

A Avignon un groupe d’enfants détruisait à l’aide de jouets ressemblant à des grenades cette demi-toile de fond qu’est la gigantographie d’Antonello. À Paris, au Théâtre de la Ville, celle-ci implosait, par de brusques et violentes cassures émanant de l’intérieur. S’y infiltraient, venant recouvrir le haut du visage, les liquides rougeâtres du Père, puis transparaissait et s’affirmait peu à peu (tout le visage s’étant peu à peu comme massacré lui-même) l’inscription en lettres lumineuses dans la lingua franca d’aujourd’hui : « I am not your shepherd », dans la lettre la plus littérale possible : je ne suis pas ton berger—le not, le ne pas, restant peu allumé par rapport aux autres luminaires.

C’était une sorte de cérémonie démocratique : tout le monde, croyants et incroyants, pouvait être d’accord avec cette proposition. Castellucci fit savoir, dans les colonnes du Monde, que sa mise en scène pouvait être tenue pour chrétienne ; La Croix recensa très favorablement ce spectacle. Où le not, le pas, était fait pour complaire à l’agnostique, à l’athée et au païen, non moins qu’au croyant.

Les extrémistes qui ont attaqué en France ce spectacle (pas en Italie, où certaines fresques païennes, berlusconiennes, intéressent bien davantage), y ont vu quelque chose d’invisible : on s’attaquerait à leurs certitudes (dont l’inébranlabilité doit être catégorique). Ce que ce spectacle démocratique ne visait nullement. Ce qui a eu pour effet que les attaques qu’ils ont portées — j’ai assisté à l’une —,  ont fini par intégrer le spectacle lui-même. C’était étrange, le dimanche 23 octobre 2011, d’assister, c’est-à-dire de donner son assistance (celle du spectateur) à l’irruption sur la scène du Théâtre de la Ville d’un ou deux malabars, assez bien habillés, cheveux courts, hurlant, tandis que des malabars opposés les plaquaient sur scène : « C’est un spectacle christianophobe ». Leurs opposants étaient des  policiers en civils. Le directeur du théâtre se précipitait au beau milieu, criant dans un microphone : « Nous sommes en train de défendre la liberté de parole ». Bref, un reality show en bonne et due forme.

Si la mise en scène de Castellucci vira au reality, à quoi peut donc tenir une telle fragilité de la pièce, de cette part d’art théâtral qu’est ce même spectacle ? Mais était-elle si fragile, tout compte fait ? Il semblerait plutôt que cet événement théâtral constitue tout à la fois un événement fragile -il vire au reality et n’est pas, en ce sens, un acte de théâtre- et tout-puissant. Autant sa fragilité que sa force (la pièce est une réussite majeure) ont trait à des concepts, l’Incarnation, la filiation de Dieu, la kénose, qui, de par leur nature, attentent le plus au sens commun tant ils excèdent notre entendement ordinaire (ce qui les rend dénués de toute limite). On pouvait perturber la représentation, son contenu (les concepts en question) n’en résiste pas moins, car ces concepts sont les plus impérieux (imposés depuis deux mille ans par le dogme,) et les plus articulés (ils ont été l’objet d’une glose infinie) de tout l’imaginaire occidental.

Admettons-le, des concepts tels que le Fils de Dieu (une créature dont la question du visage est décisive), l’Incarnation ou la kénose, ne se trouvent pas tous les jours au marché du quartier. Ils sont extraordinaires. Cet extraordinaire est la res de qua agitur, la chose qui est agie, c’est-à-dire l’argument de la pièce de Castellucci, et rien ne peut le détruire. La pièce peut tout intégrer, y compris sa propre contestation par les manifestants intégristes. Intégration des intégristes ! C’est de par la force et la faiblesse, à la fois, de ses contenus que Le concept du visage du fils de Dieu en vient à être une grande cérémonie de théâtre. Quelque chose de spectral, certes. Mais ne vivons-nous pas à un âge de spectres, de fantômes ?

Le spectateur qui se rendait par un dimanche fort ensoleillé d’octobre dernier à la matinée du Théâtre de la Ville, se retrouvait dans une queue particulièrement asthmatique et précaire, entouré de CRS en tenue anti-émeute…

2 Commentaires

  1. Le Christ aux outrages*
    Le Christ aux outrages **
    Le Christ aux outrages ***
    Le Christ aux outrages ****
    Le Christ aux outrages *****
    Le Christ aux outrages ******
    Le Christ aux outrages *******
    Le Christ aux outrages ********
    Le Christ aux outrages *********
    Le Christ aux outrages **********

    Si Dieu n’avait pas voulu qu’on Lui crachât à la gueule, Il aurait continué éternellement à rester sans visage. En somme, Il a souhaité prendre sur «l»ui tous les péchés du monde. Du point de vue des sectateurs de Christus, le fait que les crachats de ceux qui crachent sur le Pater atteignent le Filius est une démonstration tangible de la sainteté du Spiritus dont les adorateurs de l’Adversaire ne se sont pas mépris sur la nature adverse.

    Alors, ils lui crachent aux faces, le soufflettent, le giflent et disent :
    «Fais l’inspiré pour nous, messie! Qui est-ce qui t’a frappé? (Matyah 26, 67-68)»

    2) Dénonciation de la façon dont ont traité Rabbi Iéshoua‘, d’abord les Juifs à travers le Sanhédrin, ensuite les Romains à travers le préfet Pontius Pilatus, les uns pour profanation commise par l’un des leurs du Premier Commandement de la Loi de ses pairs, les autres pour trouble à l’ordre public et appel à l’insurrection lancé par les indigènes du royaume de Judée occupé.

    Quelques-uns commencent à cracher sur lui; ils lui voilent les faces, le soufflettent et disent : «Fais l’inspiré!»
    Les gardes le reçoivent avec des gifles (Marcos 15, 65).

    1) Dénonciation de la façon dont les Évangélistes, puis les Pères de l’Église ont fait traiter, à la place du Iéshoua‘ eucharistique, le Sanhédrin à travers les Juifs par le «Ponce Pilate» tel qu’ils l’auraient rêvé à travers les Romains, sans chercher à leur faire déceler leurs raisons respectives de s’opposer à (C?)e qui (S?)’était opposé à eux.

    Les hommes qui le détiennent le bafouent et le battent.
    Ils le couvrent d’un voile et l’interrogent pour dire :
    «Sois inspiré! Qui t’a frappé?»
    Et ils disent contre lui de nombreux autres blasphèmes (Loucas 22, 63-65).

    Comment dire quelque chose sur le visage du Fils de Dieu sans dire quelque chose sur le visage du fils de l’homme?

    YOU ARE MY SHEPHERD

    Il y a tous ceux qui après la Shoah se sont dit : «Dieu n’aurait jamais laissé faire cela, donc, Dieu n’existe pas.»

    YOU ARE MY SHEPHERD

    Hitler n’est pas Dieu c’est pourquoi il se laisse faire cela.

    YOU ARE NOT MY SHEPHERD

    La kénose n’épargne pas le visage. La substantifique moelle de l’homme ne s’emportera pas au paradis avant que d’être transsubstantiée. Le visage c’est ce par quoi l’altérité se manifeste. Or avant que la Séparation par le Découvrement ne se soit soldée, le Tout doit disparaître.

    * Fra Angelico. Le Christ aux outrages, 1440.
    ** Hieronymus Bosch. Le Christ aux outrages, 1490-1500.
    *** Matthias Grünewald. Le Christ aux outrages, 1503-05.
    **** Jan Sanders van Hemessen. Le Christ aux outrages, 1560.
    ***** Philippe de Champaigne. Le Christ aux outrages, 1655.
    ****** Gerrit van Honthorst. Le Christ aux outrages, 1617.
    ******* Antoon van Dijk. Le Christ aux outrages, 1620.
    ******** Édouard Manet. Le Christ aux outrages, 1864.
    ********* Henry De Groux. Le Christ aux outrages, 1889.
    ********** Georges Rouault. Le Christ aux outrages, 1942-43.

  2. Si j’ai bien compris, j’ai, au nom de la liberté d’expression, le droit inaliénable de cracher sur les tombes juives, niquer ta mère, chier sur Mahomet (le frère de Jésus) et puisqu’il en reste un peu, me finir sur ta tronche de cake. (L’utilisation de ce vocabulaire très vulgaire pour pimenter la mise en bouche et voir jusqu’à quel point d’inconscience vous êtes capables de mener le débat). Je vous en supplie, dites moi que je cauchemarde. Dites moi qu’il n’est pas de bon ton ni de bonne augure de ne pas respecter l’autre (le chrétien est un autre, aussi). Putain de bordel de merde, qu’est ce pays ou on respecte plus le chien que l’homme ????