Martin Quenehen : Bonsoir à tous. Philipe Sollers se targue d’être un fin bretteur, et Jacques-Alain Miller, tout en se présentant comme le Paul Léautaud du structuralisme, est aussi un bretteur. Je voudrais qu’on attaque in medias res. Philippe Sollers, vous avez confié, et on trouve cette phrase en exergue de Lacan Quotidien, que, pour rien au monde, vous n’auriez raté un séminaire de Lacan. Vous êtes là ce soir, est-ce une question de fidélité ?

Philippe Sollers : Je crois sans exagération que j’aurai été le seul écrivain français à entendre avec passion les séminaires de Lacan. Je vous raconte comment ça s’est passé. Je publie très jeune un livre qui s’appelle Drame, qui, je le définis à ce moment-là dans la presse, essaie d’amener l’écriture à l’écriture – c’est-à-dire, finalement, la parole à la parole. Donc, c’est une expérience sur le langage. Là-dessus, Lacan est intéressé, et m’invite à déjeuner. Je suis très surpris, je le connais à peine, il a lu mes propositions dans la presse : amener la parole à la parole en tant que parole. Moi, je dis : « amener l’écriture à l’écriture en tant qu’écriture ». Je suis très jeune, il m’invite à déjeuner, je suis surpris, je ne sais pas très bien de qui il s’agit, et il me dit tout de suite : « Sur quoi faites-vous votre thèse ? ». Là, nous sommes immédiatement dans le malentendu, un malentendu qui va être extraordinairement productif, car je ne fais pas de thèse, je suis un amateur, un amateur complètement non institutionnel, et c’est ce que je vais aimer de plus en plus chez Lacan, c’est-à-dire son côté politiquement incorrect, d’emblée. Je ne fais pas de thèse, je me fous éperdument de l’Université. Il me dit: « Venez parler à mon séminaire », mais je ne veux pas parler à son séminaire ! En revanche, ce type m’intrigue, et je vais aller écouter systématiquement son séminaire à partir de 1965, 1966.

J’assiste à l’École Normale à son séminaire, j’assiste à son renvoi de l’École Normale avec les CRS, armes aux pieds dans la rue. J’envahis à ce moment-là le bureau du directeur de l’École Normale, qui s’appelait Flacelière. Plus tard, je suis seul parce qu’il n’y a personne, et je porte ses valises, et Lacan est malheureux. Il est malheureux de cette histoire d’Université, il le sera toujours. Il sera malheureux de ne pas avoir obtenu une place au Collège de France. Il est malheureux de ne pas avoir été reconnu par l’institution. Il est malheureux que Lévi-Strauss lui envoie un jour une lettre — j’étais là — qui est : « Voilà, cher ami, ce qui vous arrive quand on ne respecte pas les usages. »

Lacan, je vais l’écouter. A partir de là, je me rends compte que ce qu’il est en train de dire me touche profondément. Qu’est-ce que j’ai en tête à ce moment-là ? Il y a le clergé philosophique. Le clergé philosophique n’a jamais supporté Lacan, jamais ! On peut raconter l’histoire comme on veut, mais ce n’est pas vrai ! Il a dérangé le clergé ! Et le clergé autrefois, parce que c’est fini maintenant, c’était le clergé philosophique. Il dérangeait ça ! Moi, ça m’intéressait beaucoup de déranger le clergé philosophique, parce que j’avais l’idée que la philosophie ne pensait pas au-delà de ce qu’elle pouvait penser, c’est-à-dire en fonction de la littérature et de la poésie, Derrida, Foucault, Barthes. Barthes, un ami… Enfin, j’ai fait tout ça.
Lacan est le seul qui m’a paru tenir le coup jusqu’au bout, jusqu’au bout de son désir, de sa liberté, de son insurrection permanente.

Voilà une Vie de Lacan racontée par Jacques-Alain Miller — on lui doit tout, on lui doit la pensée de Lacan mise en ordre dans des séminaires que je relis de temps en temps – il vient de se rendre compte que, en fait, Lacan, c’était aussi quelqu’un, c’était aussi un corps, un corps avec des affects, des gestes ! Il faut lire le début de Vie de Lacan de Miller. Il était là, il s’est dit : « Bon, je suis avec un personnage qui pense, je m’occupe de sa pensée, bon ! » Mais, au fait, qui était-ce, dans l’existence, dans la vie, quel corps ?

Moi, c’est ça qui m’intéressait. D’abord, je suis romancier, je ne suis pas dans le clergé intellectuel, qui n’a jamais rien compris à Lacan. Qu’un philosophe vienne ici et nous dise ! Il ne dira rien, c’est à côté de la plaque ! Aucun intellectuel non plus ! Comme c’est curieux ! Donc, il s’agirait d’autre chose. La vérité aurait structure de fiction. Ce serait plutôt du côté de la littérature que ça se passe, de la poésie. Ah ! Mais alors, à ce moment-là, le corps et la façon de vivre – poétique, bizarre, subversive, incongrue, incorrecte – selon la psychanalyse, et alors la psychanalyse, c’est quoi ? Eh bien ! c’est Lacan. C’est-à-dire quelque chose qui dérange et dérangera toujours et de plus en plus. C’est pour cela que c’est en cours, contrairement à tous ceux qui veulent calmer l’incendie. C’est pour cela qu’il faut parler d’une Vie de Lacan. C’est quelque chose qui va vous déranger fondamentalement, et qui va continuellement déranger tout le monde !

2 Commentaires

  1. Pas etonnant que les portes communiquent avec les fenetres ! Lacan et Sollers , deux iconoclastes qui savent combien les chemins de traverse nous reservent des trouvailles .
    Merci de nous rajeunir avec ces recits !
    Vanessa De Loya , psychanalyste

  2. Ca fait plaisir de retrouver la saveur du moment partagé ce soir-là avec ces deux figures incontournables de la vie lacanienne internationale que sont Jacques-Alain Miller et Philippe Sollers ! Et puisque nous pouvons maintenant lire l’ensemble des propos tenus ce jour-là, puisque retrancrits, dont le Règle du Jeu nous offre des extraits, sus à Soirée Lacan dans nos librairies de quartier !