Tout le monde n’a pas eu la chance d’avoir un père ni commun ni communiste, et savant en toutes les choses de la vie.

C’était un éducateur dans l’âme. Tout, chez lui, reposait sur le savoir, la connaissance. C’est parce qu’on sait qu’on peut et qu’on fait bien les choses, de la cuisine et du métier que l’on s’est choisi aux affaires de la cité et au commerce des hommes, et qu’elles en deviennent belles. Être père était donc, à ses yeux, un vrai métier, et son autorité reposait sur son savoir, qu’il dispensait aux siens sans compter. Par ailleurs, pour lui qui avait connu, enfant, le pire durant la guerre, la vie était faite pour les forts. Je serai donc forte comme une lionne. Muni de ces deux principes, le savoir et la force, il nous élèverait en conséquence ; nous mangerions en conséquence. Et, en priorité absolue, de la viande.

Pas toutes les viandes, non. Des morceaux choisis : araignée, hampe, entrecôte, côtes d’agneau, exclusivement. Le reste, le filet, les rôtis, toutes ces choses de peu de goût, plus encore les ragoûts ou les saucisses, étaient bons pour les bourgeois et leurs plats du dimanche. La viande ? Toujours grillée, comme dans la Roumanie de nos ancêtres. Jamais à la poêle. Jamais au four. Le grill devait être en fonte, bien culotté, qu’on ne récurait jamais, au grand jamais comme un sou neuf, pour lui laisser, au contraire, toutes les petites particules qui bronzeraient et noirciraient la pièce de viande. Jamais d’huile ; la viande devait être persillée, pour que le gras, en fondant, enduise lui-même la pièce qui l’hébergeait. Jamais, on l’imagine, de sauce (excepté pour les spaghettis, dont mon père, abandonnant la cuisson à ma mère, se réservait, viande oblige, la confection de la bolognaise).

Bien entendu, tout se jouait en amont, chez le boucher, où il m’emmenait « à l’école de la viande », disait-il. Il regardait les morceaux de son choix, les pesait du regard, les humait des yeux. La viande devait être rassise. Pour autant, si mon père savait tout des viandes, sa science était prise chaque lundi en défaut par ma mère qui, les boucheries bovines fermées, achetait chez les dernières boucheries chevalines encore existantes du steak haché, qu’elle assaisonnait à plaisir pour en faire un tartare, de sorte qu’on ne puisse, les enfants et mon père, reconnaître le subterfuge. L’eût-il découvert, sa colère eut-elle été grande ?
Eut-il pris la chose avec humour et philosophie ? J’incline à 99% pour la seconde hypothèse, et à 1% pour un tartare finissant contre le mur de la salle à manger.

Deux fois par semaine, nous mangions du poisson. Pas, disait-il, parce que c’était bon, mais parce que c’était un médicament. Rien de moins, rien de plus. Nul mets, en effet, ne pouvait détrôner la viande. C’était, pour lui, du pur gâteau, et il nous la servait comme tel.

Ainsi qu’avec la viande, mon père procédait de même avec les plantes chez l’horticulteur, avec le café chez le torréfacteur, et mille autres choses chez tous les artisans, commerçants, fournisseurs, moi toujours collée à ses côtés. Faire apprendre, partager, toujours. Il fut mes Universités de la vie et du Beau.

Je nourris mes enfants, mes amis, aujourd’hui de la façon exacte, à l’identique absolu, dont mon père nous a nourris. Mêmes viandes, même cuisson, même cuisine. Même bouche, même palais aussi, peut-être. Allez savoir…

Toujours est-il que la transmission coule de source depuis lors. Avoir hérité de cela, quelle chance, quelle fête !

Plus encore que les viandes dont il nous instruisait et nous régalait, tendre était, tendre est mon père.