Pandore pointa sa langue dans la direction de Prométhée.

« Regarde mes papilles » dit-elle.

Le colis en provenance du laboratoire de Californie venait juste d’être livré chez Prométhée. Il contenait une boîte en caoutchouc transparent dans laquelle étaient placés les trois bâtonnets que Prométhée allait utiliser pour obtenir des échantillons d’ADN sur les prélèvements effectués sur sa muqueuse buccale. Posés avec précaution comme des œufs prêts à être couvés. Ou brisés.

« Regarde ! » Pandore faisait tourner sa langue en regardant Prométhée d’une façon qu’elle voulait lascive. « Tu veux mon ADN ? Viens donc et prends-le tout ! »

Ils éclatèrent de rire.

Ils se laissèrent tomber sur le sol.

Puis, ils rampèrent tant bien que mal vers le lit. C’était plus moelleux. Pandore aurait moins mal.

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Av’ior Eli parlait d’holographie numérique à Francfort.

Et la foule buvait ses paroles.

Une foule d’hommes en costumes faits main et de femmes vêtues de créations haute couture d’une absurdité éthérée, prétendant ostensiblement être la tenue consacrée du monde des affaires. La foule avait atteint cet âge et ce niveau d’enrichissement galopant  qui donnent l’indéfinissable impression d’être jeune ET vieux à la fois,  avec une touche diffuse de sophistication cosmopolite et hyper-nationale.

Car, en effet, la richesse ne connaît ni frontières, ni  la paternité d’un quelconque état – du moins jusqu’à preuve du contraire.

Et le moment était venu. C’était l’instant précis où Av’ior se trouvait pour la première fois sous le feu des projecteurs et s’en délectait, à sa grande honte inavouée, pour parler du stockage et de la projection de la mémoire. Le stockage de la mémoire humaine.

« Pouvez-vous évoquer des souvenirs de choses que vous n’avez jamais connues ? » demandait-il à la foule. La question étant purement rhétorique, car il faisait entrer l’audience dans son jeu, comme si elle était la véritable vedette de son show.

« Certains scientifiques appellent Cryptamnésie le fait de se souvenir de ce que vous croyiez, à tort, n’avoir jamais connu ; c’est le cerveau qui joue des tours à la partie de lui-même qui se veut la plus sérieuse. Les charlatans se réfèrent à des expériences de la vie passée et certaines religions considèrent cela comme une manifestation de la réincarnation.

Ils se trompent tous, mais ils détiennent aussi une partie de vérité. En fait, ces souvenirs sont stockés dans les schémas de vie. Le matériel génétique. Celui-ci se reproduit indéfiniment à travers toute l’humanité.

Certains scientifiques ont suggéré – avec une certaine réticence, il est vrai et à mots couverts, pour ne pas être discrédités – que ces souvenirs de ce qu’on appelle la  « vie passée »,  proviennent vraisemblablement d’une source de la mémoire universelle qui se trouve à l’extérieur du corps humain. Des personnes, qui ont fait l’expérience d’un état de « mort imminente » parlent de l’existence « d’un espace intemporel de connaissance absolue et à travers lequel l’homme a accès à la mémoire ou à des « visions mystiques ».  Même d’éminents professeurs,  qui eux-mêmes avaient vécu une telle expérience, ont décrit des sensations semblables et ils étaient bien placés pour comprendre si leurs perceptions avaient été induites par certaines substances qu’on leur aurait administrées.

Alors, Mesdames et Messieurs, ce que je veux vous dire c’est que la source de la mémoire universelle se trouve non pas à l’extérieur du corps humain, mais à l’intérieur. Dans chaque particule de nos corps. Dirigée par l’esprit, évidemment. De récentes études scientifiques relatives à l’holographie quantique suggèrent que le corps humain est un hologramme à l’intérieur d’un univers holographique. Un hologramme est une partie qui contient l’information du tout. Cela signifie que chaque cellule humaine contient toute l’information ADN du corps humain, ainsi que toute l’information de l’univers. Par conséquent, chaque individu a la possibilité d’accéder à l’information à partir de tous les domaines informationnels de l’univers.  L’idée du souvenir holographique est relativement récente ; elle se réfère aux immenses ressources de la conscience universelle à laquelle l’homme contemporain, avec son esprit scientifique, commence seulement à avoir accès. La propriété intellectuelle : le patrimoine, l’esprit du monde, la conscience collective.

La propriété intellectuelle, Mesdames et Messieurs, c’est la seule chose qui nous reste. Mais c’est la plus importante.

Par conséquent, et c’est l’hypothèse que j’avance, si nous parvenons à stocker cette information, telle que contenue dans toute personne individuellement, chaque fois selon une combinaison unique, nous serons en fait arrivés à emmagasiner et éventuellement à déchiffrer une partie considérable de l’univers – du moins de cet univers. Acquérir cette connaissance sera, de toute évidence, une découverte pour toutes les disciplines – de la médecine à la génétique, du voyage dans l’espace à la finance – et une avancée, je le répète, un grand pas en avant dans l’évolution de l’espèce humaine.

Voice ma ligne de raisonnement productif   :   de la plus petite à la plus grande image. Mais abordons le sujet de façon inductive et procédons à partir du tout, du collectif pour aller vers le plus petit ; car, c’est exactement la même chose. Tout est un. Que l’on observe une bactérie qui vit et évolue sous un microscope ou que l’on observe une galaxie qui naît et qui meurt, à travers un télescope si puissant qu’il n’existe pas encore,  l’image est la même. Ceci a été scientifiquement prouvé ! Impossible de trouver la différence.  Car la vie, qu’elle soit vécue à une petite échelle ou à l’échelle la plus grande possible, est invariablement la même.  Une improbabilité statistique de la génétique qui déjoue toutes les attentes pour … exister. Pour vivre ! Pour continuer à vivre pour toujours, même après ce que nous appelons « la mort ». Car, Mesdames et Messieurs, la science s’apprête à faire désormais de la mort une étape intermédiaire d’une vie sans fin.

J’irai droit au but ; à un certain moment, j’ai découvert que l’on pouvait créer la vie artificielle. Sur un ordinateur, nous avons rédigé le programme, puis nous avons utilisé quatre flacons de  produits chimiques pour transcrire un million de lettres du logiciel ADN et ensuite nous l’avons utilisé pour amorcer le processus dans un organisme vivant. Ce génome fabriqué par l’homme a été ensuite transplanté dans une entité biologique similaire, dont le noyau avait été prélevé. Ceci a « réamorcé » la cellule de sorte qu’elle était contrôlée par le génome artificiel, la transformant ainsi en une autre espèce. La cellule s’est divisée depuis lors plus d’un million de fois.

Holographie vient des mots grecs « holos » et « graphein » qui signifient tout représenter. C’est une technique basée sur le jeu entre la lumière et l’obscurité. L’holographie permet à la lumière diffractée à partir d’un objet d’être enregistrée et ultérieurement reconstruite de telle sorte qu’il semble que l’objet se trouve dans la position correspondante au support d’enregistrement au moment où il a été enregistré. L’image change au fur et à mesure que la position et l’orientation du système de lecture change, exactement comme si l’objet était encore présent, donnant ainsi l’impression que l’image enregistrée (hologramme) est tridimensionnelle.

Les hologrammes générés par ordinateur présentent un avantage car, en effet, il n’est pas nécessaire que les objets ou les sujets que l’on veut montrer aient la moindre réalité physique (génération des hologrammes totalement artificiels). La seule condition préalable à la reproduction holographique est que les données de l’organisme qui sera produit ou reproduit soient enregistrées et traitées numériquement.

Ainsi, je m’autorise une réflexion extravagante : imaginez que si nous stockions toute l’information de l’univers et de la vie,  nous pourrions  gérer la situation. Ceci pourrait être accompli en apprenant à déchiffrer le code ADN, à séparer le cosmique et l’infini de l’individuel et du fini. Nous n’aurions besoin que de la cellule d’une personne, une cellule individuelle. Comment pourrions-nous en discerner les différences ? En comparant le matériel génétique contenu dans la cellule à celui d’une autre personne. Car, dans chaque empreinte ADN, dans chaque mutation ou évolution du matériel génétique, il y a toujours quelque chose qui perdure à travers ces changements et qui est semblable chez toutes les créatures vivantes et quelque chose qui n’existait pas auparavant, mais dont l’existence résulte de ces mutations. Ce qui ne change pas, c’est l’infini.

Certes, croyez-moi, même si théoriquement parlant, on parvenait à rassembler l’ADN de toute la population du monde, et même de tous les défunts de longue date – chose pratiquement impossible bien évidemment, car il y aurait toujours quelqu’un pour nous échapper – il s’avèrerait que la totalité de notre évolution serait égale à l’immuable infini ! Telle l’image de la vie d’un microbe et celle de la vie d’une galaxie. Indiscernable à l’œil.

Mais revenons au possible. L’holographie peut servir à de multiples usages, autres que l’enregistrement d’images. Le stockage de données holographiques est une technique qui permet d’emmagasiner l’information à haute densité à l’intérieur de cristaux ou de photopolymères. La capacité de stockage d’une mémoire holographique est considérable : elle pourrait, littéralement parlant, contenir le logiciel de tout l’univers. Elle pourrait aussi, sans la moindre difficulté, contenir le « logiciel » d’un individu, sa séquence génomique totale. Et ce n’est pas tout ! Ce que j’ai l’intention de faire, c’est d’utiliser la mémoire holographique pour stocker et combiner les données génétiques avec les données personnelles que l’individu a générées. Car nous ne sommes pas seulement la totalité de notre ADN, mais ce que nous avons choisi d’en faire. Ce que nous faisons réellement.

Comment ai-je l’intention de saisir cette information ? Je ne citerai que quelques mots : Facebook. Blogs. Twitter. Des outils de repérage de données. Toutes nos vies  –  et ceci est d’autant plus vrai pour les jeunes –  sont aujourd’hui cartographiées et déclinées en « lifestreams ». Chaque mot ou chaque image créé ou envoyé pour nous ou sur nous est stocké dans notre « flux de vie ». Certains ont enregistré toute leur vie. D’autres « enregistrent » chaque instant de leur vie avec des caméras portables. Ils vont jusqu’à mesurer leur activité cérébrale pendant la nuit et retracent sur le Web les phases du sommeil le plus profond. Des sociétés offrent déjà ce type de services personnalisés basés sur le traitement de telles données. Prenez  iGoogle par exemple, ou xobni qui aident les usagers à gérer leur courrier électronique et leurs contacts, en les répertoriant plutôt selon leurs relations, que selon un ordre alphabétique ou hiérarchique.

Nous sommes ce que nous écrivons. Nous sommes ceux à qui nous écrivons. Nous sommes celui que nous écrivons. Nous sommes, donc nous écrivons.

Maintenant nous écrivons, donc nous sommes.

Donc, obtenir cette information est faisable, je l’ai prouvé. En combinant cette information avec l’empreinte génétique numérisée d’un individu, l’on est en droit de dire, sans exagération, que l’on détient le plan directeur de la personne concernée.

Il suffit ensuite de créer artificiellement la première cellule vivante de cette personne. Ce qui a d’ores et déjà été réalisé dans nombre de laboratoires de par le monde.

Les cellules vont automatiquement se multiplier.  Alors, en utilisant les techniques de clonage que nous connaissons bien,  voire l’insémination artificielle, l’on pourrait – théoriquement – recréer l’individu lui-même. Il renaîtrait ! La même personne. Pas seulement la totalité de son matériel génétique, mais toute sa vie, ses souvenirs, la personne qu’il est devenue. Il serait lui. Car ses gênes s’inscriraient sur le programme créé sur ordinateur holographique sur la base de l’information « lifestream » que nous y avions stockée.

Ainsi, nous avons tout : la personne, l’éternel, la vie. »

Dans la salle, au beau milieu du premier rang,  au-dessus de ce parterre d’hommes et de femmes  éminemment riches et puissants, une tête se détachait nettement de la foule.  Une superbe chevelure couleur platine. Bernhardt Christian Delhaize applaudissait avec le plus grand enthousiasme.

« Vous êtes trop modeste, murmura Bernhardt à un Av’ior Eli débordant de la joie provoquée par une telle ovation, alors qu’ils sortaient de la salle un peu plus tard. « Vous n’aviez jamais dit que vous suiviez des études en Californie quand vous avez créé votre toute première forme de vie artificielle, la première sans doute, mais la plus parfaite, si je ne m’abuse, n’est-ce pas ? »

Av’ior sentit le sang se retirer de ses veines. Il avait horriblement mal à la tête. Il  s’évanouit. Il  perdit connaissance.

L’argent claque, l’argent attrape

L’argent parle, l’argent passe.

L’argent vole, mais ne meurt jamais.

Tout le monde a besoin d’argent. C’est une sorte d’amour.

Un moment de gloire.