« Août est enfin arrivé » écrivait Prométhée sur le  « Centaure » ; il n’y a pas si longtemps on se serait retrouvés sur une île, dans une station balnéaire, dans la maison familiale du village d’origine ou, faute d’argent, on serait resté en ville. Il n’y a pas de grande différence, finalement. Cette année, nous sommes tous plus ou moins au même endroit. Mentalement, du moins, car on ne vit pas de la même façon son angoisse et ses impasses avec une plage idyllique en toile de fond ou, en plein mois d’Août, quand on fait la navette entre un appartement climatisé et un lieu de travail également climatisé, mais quasiment vide avec, en toile de fond,  une ville désertée.

Nous sommes tous au même endroit. Peut-être ne savons-nous pas ce qui doit ou ne doit pas être fait (l’avons-nous jamais su d’ailleurs), mais nous savons tous ce qui se passe ou ne se passe pas. Pour survivre, vous devez connaître et suivre les règles – dans notre cas, les règles de la folie. Les règles de la paranoïa. Pas la version « agréable » de la paranoïa, « la folie douce », mais la pire version possible, celle à laquelle nous pensons –si nous n’essayons pas de chasser cette image – quand nous regardons derrière les barreaux de l’annexe psychiatrique d’une prison hautement sécurisée, comme Alcatraz, les plus dangereux et les plus hargneux des condamnés à de lourdes peines.

Les règles sont claires et simples : regarde, écoute et parle. Beaucoup. Horriblement trop. Au sujet de tout et de chacun. Jure, grogne, conseille, fabrique tes propres théories, parle des théories des autres, organise des petits débats. Beaucoup de débats. Sur tout ce que tu veux, tout et n’importe quoi. De l’avenir du pays et des mystères de l’économie nationale, jusqu’à la meilleure destination pour les prochaines vacances et la taverne la plus « authentique » du bord de mer, en passant par les routiers, la Vierge de Tinos, les partis politiques, les émissions matinales, les problèmes psychologiques de ton meilleur ami, j’en passe et des meilleures…

Parle, écoute, accepte n’importe quoi. Au moment voulu, tu peux faire ce que tu veux. Et après, quand… le prochain moment voulu arrive, fais encore ce que tu veux. A ce moment précis. Indépendamment de l’accord, de la discussion, du moment voulu précédent. Comme si ce moment n’avait jamais existé.

Bien sûr, il est évident que les autres feront de même. Tous les autres. Il n’y a plus que l’Ici et le Maintenant. Le passé, l’aboutissement logique n’est plus qu’un décor, s’il n’a pas été entièrement effacé. Comme s’il n’avait pas existé. Comme s’il n’avait jamais existé. C’est ça ! La fin ! Avez-vous une preuve quelconque qu’il n’ait jamais existé ? Tant pis pour vous ou pour moi. Les plus puissants, les plus faibles, les plus fous d’entre nous vont survivre. Le « plus » gagne. Et s’il y a ex aequo entre plusieurs superlatifs, qui gagne ? Qui sait ? Un autre à chaque fois. C’est la chance pure et dure. Selon les cas, on peut être ruiné ou s’enrichir, ou s’offrir  un moment emprunté d’insouciance et d’irresponsabilité avec de l’argent volé, mais « c’est Ok, c’est la même chose si vous regardez l’image dans sa totalité.»

Si vous avez constamment à l’esprit que  « nous faisons tous ce que nous avons envie de faire au moment voulu et  que « tout est possible », tout devient plus facile. Et plus simple. Vous n’avez plus besoin de vous demander si « vous avez le cran » de faire ce que vous voulez, si vous voulez réellement ce que vous faites ou si vous le faites au moment voulu, « d’un claquement de doigts ».  Comme si la vie, c’était comme un coup de dés au backgammon.

Si tu n’as pas d’assurance privée, tu peux mourir devant l’hôpital, en attendant la fin de la grève ou que le médecin puisse rentrer de l’île où il a passé son weekend.  Parce que le bateau est tombé en panne, et peut-être à cause de ces émeutes sur le port…

Tu peux aussi te présenter comme un entrepreneur sérieux appartenant au statu quo traditionnel ou comme un militant de la vérité, tout en vendant des armes, des bébés, des diamants, des secrets d’état, tout ce que tu veux et sans jamais apparaître sur le « radar rouge » de la police ou des terroristes, personne ne s’occupe de toi. Tout le monde le sait, mais…OK. Rien n’a d’importance. Au moment voulu. Parce que quelque chose peut se produire à un autre moment. Tout cela dépend des accords, des intérêts communs, de la bêtise commune ou des coïncidences.

Si tu dois de l’argent au fisc, peut-être ne reverras-tu jamais la lumière du jour. Mais tu peux aussi être incriminé pour le pire des crimes et… ni vu, ni connu… Cela dépend de ton niveau de pouvoir, de richesse, ou de malhonnêteté. De tes connexions et du nombre « d’affaires et d’intérêts communs » partagés avec des gens de ton espèce ou des politiciens. Si tu es licencié, tu peux – littéralement – finir dans la rue. Mais tu peux aussi te procurer un fusil (« grâce à l’ami d’un ami » – tous les réseaux ont leurs « indicateurs » – ou simplement sur la place Kaningos auprès d’un immigré clandestin encore vêtu de l’uniforme blanc de la milice somalienne), et braquer une bijouterie dans une Athènes désertée et… disparaître. Tout dépend de ton niveau de désespoir, de ton manque de scrupules, de ta faim et de tes exigences ou de ton instinct prédateur. Ou de ce qui te reste encore à perdre.

Ou de ce que tu crois avoir déjà perdu à ce moment voulu. Tu penses à ce moment voulu – la phrase clé. Cette clarification est nécessaire. Cruciale même. Car toute la structure est échafaudée là-dessus : sur le raisonnement insensé, imbécile, douteux, loufoque, simpliste de n’importe qui. Car celui qui est « plus » quelque chose, gagne. Il fixe les règles du jeu. C’est lui qui peut analyser notre réalité en utilisant l’opération adéquate (addition, soustraction, multiplication, division ou quelque chose de plus complexe) à la paranoïa, à la stupidité, à l’intérêt évident ou quasi-évident, à l’imprévisible, à calcul conscient et ingénieux et à la (l’in)cohérence de tout facteur déterminant de notre vie.

Le plus malin, le plus perfide, le plus habile ou le plus satanique ne survit que dans les séries télévisées avec des policiers ou des espions. Dans la vie réelle, c’est la règle absolue de Darwin, selon laquelle « survit celui qui s’adapte le mieux », qui prévaut. Celui qui peut aller où bon lui semble en rencontrant le moins d’obstacles possible. Celui qui fait ce qu’il veut, au moment voulu, en totale harmonie avec la règle générale de la folie environnante. Qui d’ailleurs, sur le fond,  ne l’atteint pas.

Qui est-ce ? L’idiot. Il sera le seul à survivre. Il existe, certes, des idiots « utiles » et des idiots dangereux (pour le système). Mais leur coexistence crée un équilibre entre les choses et fixe le cadre du jeu pour les gros joueurs. Tôt ou tard,  pratiquement chacun d’entre nous peut s’avérer utile au système. Des idiots, c’est ça. Ou peut-être des insignifiants. Dans un certain sens, des « non-existants. »

C’était étrange, pensa Prométhée, un peu plus tard dans la nuit, alors qu’il surfait nonchalamment sur le Net, tout en gardant un œil sur l’écran allumé de la télé qui projetait la série « Portés disparus » (8ème saison) en haute définition, ce jour-là  on avait fait plusieurs tentatives de piratage de son blog, ce qui était très rare.

Phaedon lui avait dit que les attaques provenaient d’une connexion internet très puissante, appartenant vraisemblablement à une société située à Athènes.

Comment Phaedon l’avait-il appris ? Prométhée n’en avait pas la moindre idée, il ne savait pas, il ne voulait pas le savoir.

Du moins, pas pour l’instant.

Prométhée était médusé : pourquoi une entreprise voudrait-elle créer des dégâts sur son blog ? Il n’avait pas révélé récemment de scandale majeur concernant une compagnie quelconque et, de toutes façons, il croyait savoir qu’en général les sociétés se vengent de manière plus simple et plus traditionnelle – sans avoir besoin de pirater un blog personnel !

Il supposait que Phaedon aurait pu découvrir la compagnie qui avait mené ces attaques contre lui, mais il ne voulait pas lui mettre la pression. Il respectait le soin quasi obsessionnel que Phaedon accordait à la protection de sa vie privée, et il ne voulait pas risquer de lui faire encourir le moindre danger en tentant d’obtenir une information qui, Prométhée le devinait, allait dépasser la marge de manœuvre d’un individu, voire même d’un gouvernement !

La question n’en demeurait pas moins ; quelle que fut la compagnie, pourquoi une société dotée d’un tel profil aurait-elle voulu pirater le blog de Prométhée ? C’était extrêmement étrange, songea-t-il.

Et ce ne serait pas la seule étrange coïncidence de la journée ; ce même soir, un peu avant neuf heures, Grand Z avait appelé Prométhée sur son portable ; chose également fort rare qui, en général, ne présageait rien de bon et survenait seulement quand Zeus avait besoin de quelque chose. Quand il voulait que quelque chose soit fait, quelque chose de personnel. C’était une injonction douce, presque tendre qui devait être exécutée. Illico presto.

Mais, en l’occurrence, ce ne fut pas le cas.

Zeus s’était enquis poliment de la santé de Prométhée, de celles de sa mère et d’Épiméthée ; il s’était mis à bavarder avec un Prométhée incrédule, jusqu’à ce qu’il largue doucement sa bombe sous la forme d’une question qui était, Prométhée l’avait compris, la véritable raison de cet appel urgent.

« Comment as-tu pu écrire tous ces trucs sur ton blog aujourd’hui ? »

Prométhée ne savait pas que Grand Z suivait son blog et n’y croyait toujours pas.

Zeus avait dû être informé de qu’il avait écrit ce jour-là. Par qui ? Qui avait pu considérer qu’il s’agissait de quelque chose de suffisamment important pour le porter à l’attention de Grand Z et pour justifier une réponse immédiate du grand patron, en personne ? »

« Quels trucs ? C’était un article d’opinion, comme tant d’autres que j’ai écrits » répondit Prométhée sur un ton qui ressemblait à une protestation, « pourquoi est-il différent des autres ? »

« Je ne sais pas s’il l’est, et c’est justement ce que je te demande » répondit Grand Z avec une certaine logique ; si l’on prenait les choses calmement, dans un premier temps, toute la situation semblait  ridiculement étrange et surréaliste.

« Bien, il ne l’est pas, c’est tout » rétorqua Prométhée.

« Donc, ce que tu as écrit n’était pas basé sur des faits ? »  insistait Grand Z.

« Quels faits ? Évidemment c’était basé sur des choses que je suis jour après jour » répondit Prométhée, déconcerté.

« Tu parlais d’entrepreneurs impliqués dans des transactions illégales que le système connaît aussi, et des terroristes et de ce genre de choses … » Grand Z n’avait pas eu besoin de terminer sa phrase.

« Je parlais en général », dit Prométhée à voix basse.

Grand Z insistait, « rien de précis en tête ? »

« OK, dommage », dit Zeus, « si tu pensais à quelque chose de concret, tu aurais pu approfondir et on aurait pu le publier dans le journal » – « on » c’était Prométhée,  bien sûr comme toujours – « mais c’était un bon article quand même »,  conclut-il aimablement. Avec une certaine majesté.

« Merci ». Prométhée pouvait à peine articuler la réponse

« Pas de problème. J’y vais. Passe une bonne nuit. Salut, Prométhée. »

Puis, il se tut.

Mon Dieu, à quoi Grand Z peut-il être mêlé ? se demanda Prométhée.

Il ne le savait pas. Il ne voulait pas le savoir.

Du moins, pas pour l’instant.

Bye bye Prométhée

Bye bye

Le salut de Zeus résonnait encore dans les oreilles de Prométhée.