1. Après la crise. Sommes-nous plus à gauche ou plus à droite ?

La renaissance de la gauche n’est ni un idéal abstrait, ni un pur et simple objectif électoral : c’est plutôt un but sensible au présent historique, c’est-à-dire qu’il se rapproche ou s’éloigne selon le moment depuis lequel on l’envisage. Par exemple, la Crise, cet effondrement catastrophique de la bourse qui a frappé le monde entier depuis 2008, nous a-t-elle amenés à être plus de droite ou plus de gauche[1] ?  Elle a conduit plusieurs pays à prendre des mesures qui sont, d’un certain point de vue, des mesures de gauche : ainsi, aux États-Unis, le gouvernement fédéral a été contraint de financer avec de l’argent public plusieurs institutions bancaires pour en éviter la banqueroute. Quoi de plus marqué à gauche que l’intervention publique dans le milieu bancaire ? Le gouvernement américain, dirigé alors par George W. Bush, fut en effet accusé de « socialisme », une accusation mortelle dans un tel pays …

Quant aux citoyens, c’est-à-dire ceux qui ont été lésés, la crise aurait dû les amener plus à gauche en leur insufflant une juste horreur à l’égard du capitalisme financier planétaire (l’ultracapitalisme dont parle Richard Reich[2] ) auquel on doit cette gigantesque crise. C’est ce capitalisme, en effet, qui n’a pas hésité un instant à renverser les équilibres financiers de la moitié du globe pour l’avantage de quelques milliers de personnes. Se déplacer plus à gauche après un accident de cette gravité aurait dû être une réponse spontanée pour se mettre à l’écart de cette catastrophe et chercher à en corriger les effets. Mais avons-nous vraiment glissé vers la gauche au juste ? Il suffit de considérer les résultats des élections politiques qui ont eu lieu depuis 2008 en Europe pour voir que la réponse est non : au contraire ! Nous ne nous sommes pas du tout déplacés vers la gauche : nous sommes revenus exactement sur nos anciennes positions (c’est-à-dire sur une attitude de vague propension pour la droite) avec de surcroît la terreur des événements que l’avenir nous réserve. En pratique, malgré la Grande Peur (qui dans certains pays, comme l’Espagne, continue encore), toutes les victimes se sont reprises à espérer à la fois qu’elles pourraient s’enrichir avec une relative facilité, qu’elles arriveraient à se divertir autant que possible et qu’elles pourraient retrouver un travail permettant ces deux buts ; le capitalisme financier planétaire a repris son business ; les managers des grandes sociétés financières continuent d’encaisser des bénéfices monstrueux ; l’exploitation de la division internationale du travail a affiné ses techniques ; et pour se sentir protégé des risques de la finance globale, on ne peut compter que sur le fait qu’un Madoff passera en prison plus d’un siècle.

Mais pourquoi la crise n’a-t-elle pas poussé le monde occidental à gauche, ou au moins un peu plus à gauche ? Dans mon livre Le Monstre doux[3] j’ai cherché à décrire la raison profonde de ce fait qui n’est pas politique mais qui relève de la tournure générale de l’époque : depuis vingt ans, l’axe idéologico-culturel du monde occidental incline vers la droite, à savoir vers un horizon fait de consommation et de loisir, d’égoïsme personnel et de confusion croissante entre la réalité et la fiction – trois marques distinctives cruciales de la modernité définie par la globalisation. On saisit mieux ces propriétés si on les lit dans l’autre sens : un horizon de consommation et de loisir, cela signifie que l’homme occidental éprouve toujours moins d’intérêt pour le régime d’austérité, de modération et d’épargne qui figurait parmi les idéaux socialistes classiques ; dans cet horizon la consommation ultra-intensive de l’énergie, de l’environnement et des ressources naturelles s’est ajoutée à la consommation de marchandises. Égoïsme personnel signifie que la sympathie et la compassion (deux « sentiments socialistes » fondamentaux) ne sont plus des conduites d’ordre personnel ; elles ont été déléguées au contraire à des organisations qui en font un job et qui agissent comme de véritables industries « industries du bien ». Confusion entre la réalité et la fiction signifie que la distinction nette entre réalité et imagination (une dure conquête de l’attitude scientifique à l’égard de la réalité) est inutile ou de toute manière peu appréciée : il ne faut pas fréquenter le réel, l’habiter et le transformer mais il faut l’éluder et le fuir.

Pour toutes ces raisons, c’est le peuple de gauche qui s’est désintégré, ces hommes et ces femmes socialistes, ces générations de personnes autrefois prêtes à se battre pour  affirmer leurs idées. Aujourd’hui, dans plusieurs pays, la classe ouvrière a perdu sa consistance et a commencé à voter à droite : gage certain de son espérance de se transformer, elle aussi, tôt ou tard, en bourgeoisie.

2. Les pas préliminaires

Devant un tel panorama, toute tentative, quelle qu’elle soit, de revenir à gauche me paraît aussi difficile qu’héroïque. On perçoit d’autant plus clairement à quel point cette tâche est ardue en examinant en quoi consistent les pas préliminaires, eux-mêmes très difficiles, qu’il faut faire avant de commencer.

Le premier pas consiste à comprendre qui compose aujourd’hui le peuple de gauche –  question fondamentale, puisque ce sera précisément ce peuple-ci qui votera pour la gauche ; si on se trompe de destinataire, le message se perdra dans le vide. À cet égard, il est essentiel de se rendre compte que de nos jours le peuple de gauche n’est constitué qu’en partie par la « classe ouvrière » : il comprend aussi plutôt une bourgeoisie déçue (typiquement des jeunes qui regardent avec inquiétude l’avenir et qui rêvent de transformer le monde, des enseignants ou en général des fonctionnaires), des intellectuels de diverses qualifications et de nature variée (parmi lesquels, bien sûr, certains qui voient les tenants et les aboutissants mieux que beaucoup d’autres), et des gens possédés par un esprit de justice tellement puissant qu’ils en arrivent même à sacrifier leur intérêt propre… Il faudra en somme se rendre compte que ce peuple de gauche est constitué aujourd’hui de « visionnaires » (de gens qui croient dans un avenir meilleur, même si on ne voit pas encore à quoi il ressemblera), d’ « humanitaires » (de gens qui arrivent à ignorer leurs propres intérêts) et de « mécontents ».

Est-ce un tel ensemble hétéroclite qu’il faut pour défendre la cause de la gauche ? Quelle que soit la réponse, nous n’avons pas le choix ; nous devons l’accepter tel quel et espérer que ce soit une base solide et durable parce que ce n’est pas seulement tel ou tel groupe social qui a besoin de la gauche : c’est la planète tout entière qui a besoin de la gauche.

Mais ces gens ne sont pas à effrayer avec les programmes de la gauche : au contraire, il faut les attirer, les convaincre, les amener à croire qu’une politique de gauche est indispensable. Et qu’est-ce qui pourrait les effrayer ? L’ombre du communisme, qui pour beaucoup remue encore derrière chaque revendication d’allure « socialiste » (c’est pour cela que le mot « socialisme » n’apparaît pas une seule fois dans le programme du Parti Démocratique italien !). En outre, ce qui pourrait également les épouvanter c’est l’idée que le socialisme consiste surtout dans la redistribution, leur faisant craindre ainsi qu’on pourrait leur demander tôt ou tard de renoncer au peu qu’ils possèdent au bénéfice des autres… Bref, il faut reformuler les objectifs de la gauche de manière à combattre et à supprimer progressivement « la peur de la gauche » qu’ils suscitent encore.

Un autre pas préliminaire, plus conséquent, consiste à rattraper les grands rendez-vous historiques que la gauche européenne a ratés, ce qui a eu de très graves conséquences. Comme elle les a ratés faute de leur donner l’importance qu’ils méritaient ou simplement parce qu’elle ne s’est pas rendue compte qu’ils étaient en train de se produire, la gauche ne dispose pas non plus de réponses politiques aux grandes questions que ces tournants historiques soulevaient.

Pour éclaircir ce point, quelques exemples suffiront. La gauche n’a pas compris que la révolution numérique, commencée dans les années quatre-vingts et maintenant en plein triomphe, n’était pas une simple innovation technologique mais une mutation infiniment plus profonde et radicale, destinée à modifier l’économie mondiale (toute innovation informatique réelle supprime une figure professionnelle), à changer l’esprit et la mentalité des personnes (surtout chez les jeunes), à favoriser la naissance et la mort d’entiers secteurs de l’économie etc. Un autre rendez-vous raté a été celui de l’immigration clandestine qui a suivi la chute du Mur et des régimes communistes : même si les premières immigrations venant du monde communiste remontent aux années quatre-vingts environ, aucun parti de gauche n’a élaboré d’idée claire sur ce phénomène ni de prévisions sur son évolution ni, encore moins, de solutions sérieuses pour y faire face. La réponse européenne a toujours été : « Laissez-les venir chez nous, on verra ensuite » ! De même, personne à gauche ne s’est interrogé sur la nature et l’avenir de la mondialisation, en particulier dans le domaine économique et financier. Personne n’a compris qu’avec la globalisation une nouvelle échelle, cette fois planétaire, s’ajoutait aux autres échelles sur lesquelles s’exerce l’action politique. Y a-t-il jamais eu quelqu’un pour évaluer les conséquences de cette nouveauté spectaculaire ? Quelqu’un pour se rendre compte qu’à cette échelle il n’était plus possible d’établir un quelconque type de gouvernement et de contrôle et que l’on était en train de créer des groupes de gouvernance planétaires tout à fait différents des gouvernements des États ? Là encore, on a laissé les choses aller à vau-l’eau ; tôt ou tard, pensait-on, la question sera réglée ! Maintenant que les dégâts de la globalisation dans le domaine de l’économie et du travail sont sous les yeux de tous, la gauche n’est pas même en mesure de reconstruire l’histoire de ce processus.

La liste de ces rendez-vous ratés pourrait être longue. À chaque fois qu’elle n’a pas vu un problème, qu’elle est restée aveugle face à un sujet important ou qu’elle a ignoré un dossier, la gauche a fini par faire un gros cadeau aux droites, particulièrement aux plus dures d’entre elles, et ce d’autant plus que maintenant les réponses, ce sont ces dernières qui les élaborent ! Ce n’est pas par hasard si c’est surtout la droite qui a les idées les plus claires sur l’immigration alors que la gauche hésite à proposer quoi que ce soit.

Certes, aujourd’hui pour beaucoup de ces rendez-vous, l’échéance est passée ; mais si on veut vraiment que la gauche revienne à l’existence, il est indispensable de les assumer pour en comprendre les implications et les conséquences, en analyser les dimensions et trouver des solutions.

3. La planète a besoin d’idées de gauche

J’ai dit auparavant que ce n’était pas tel ou tel pays qui avait besoin des idées de gauche, mais la planète entière. Elle en a besoin à tous les niveaux : sur le plan géologique et environnemental, au niveau de la biodiversité,  dans la dimension humaine et sociale, parce que désormais il est clair que la gestion de la planète consiste essentiellement à gérer des pénuries, parfois très graves, pour lesquelles il n’y a pas de gouvernement ou d’organisation supranationale qui puisse s’imposer.

N’ayant pas la place nécessaire pour aborder tous ces aspects, je me limiterai là-dessus à quelques considérations rapides. Que l’environnement soit exposé à des risques très graves,  c’est désormais une banalité. Mais le problème ne porte pas seulement sur la pollution et la désertification du sol résultant d’une exploitation inconsidérée et criminelle, dans laquelle le grand capital s’associe et se confond avec la grande éco-criminalité. Il porte aussi sur les conséquences de cette sorte d’anthropisation brutale que représente le tourisme de masse. De ce phénomène, on n’apprécie en général que les aspects économiques prometteurs (le low cost crée des entreprises et permet à tous de voir un monde qu’ils n’auraient jamais vu autrement), mais on en ignore les aspects environnementaux : or, là, le tourisme détruit l’environnement au moment même où on voudrait le mettre en valeur, il le dénature, il l’exploite outre mesure et il met en contact sans aucune gêne des cultures pauvres et pleines de pudeur avec des cultures riches et irrespectueuses.

En outre, l’énorme quantité de misère, de violence et d’oppression qui domine le monde interpelle encore une fois les idéaux de la gauche, parce qu’il n’existe pas d’autres philosophies qui puissent nous en guérir : l’exploitation du travail, l’exacerbation des écarts entre les très riches et les misérables, la pauvreté des pays du tiers monde, les mafias planétaires de la drogue et de la prostitution…, voilà autant de raisons cruciales pour réanimer, après un long sommeil, les idées de gauche. Autrement dit, le premier point d’un programme de gauche consiste à s’opposer à l’esprit du temps dans ses formes actuelles, à repenser la modernité marquée du sceau de la globalisation et à s’opposer à ses effets néfastes.

Cet objectif fait appel à une capacité de projet qui sache opérer à plusieurs niveaux[4] : le niveau pratique (surtout local, relatif au care), le niveau stratégique et le niveau planétaire. Chacun d’eux est relié aux autres, et la sagesse pour les gauches dans l’avenir consistera à les faire interagir sans conflit. Mais tout en sachant qu’au niveau planétaire (le plus important, du point de vue de la mondialisation) il n’y a aucun gouvernement économico-politique réel!

4. Corrections

Les idées de gauche peuvent appartenir à deux catégories : les idées à visée correctrice, qui servent à corriger certaines distorsions historiques devenues insupportables et les idées de projet, qui servent à donner forme au monde du futur. Je laisserai les secondes à la sphère politique au sens propre ; l’analyste a plutôt le mieux pour tâche de proposer des corrections, même s’il s’agit de corrections « dramatiques », c’est-à-dire nécessitant une grande persévérance et de l’énergie.

Avant toute chose, je mentionnerai l’exigence de s’opposer au capitalisme globalisé, non plus par des idéologies abstraites mais par des mesures économiques et des normes concrètes qui puissent en limiter les prérogatives, en freiner les appétits, en circonscrire les champs d’activité, lui imposer des régimes fiscaux implacables etc. À cela s’ajoute l’exigence de freiner la consommation illimitée, individuelle et collective, de marchandises et de ressources : par exemple en posant une limite à la création de grandes surfaces, à l’acquisition de nouvelles marques et de compagnies, au remplacement du petit commerce par le commerce de grande ou de très grande échelle. Il est évident que l’idée qui anime ce projet consiste à dissocier finalement le progrès du développement et à viser comme objectif la « prospérité sans croissance » que certains préconisent[5].

Comme la globalisation s’appuie aussi sur la complaisance de ces groupes politiques qui constituent un establishment international, une autre correction consiste à combattre la professionnalisation de la politique avec des systèmes de renouvellement graduel des organes représentatifs qui limiteraient drastiquement la durée des mandats et introduiraient des systèmes de contrôle, de sorte que la politique redevienne une activité temporaire de personnes qui ont bien d’autres métiers. De même l’exploitation du sol devra être limitée si on ne veut pas que, dans les pays avancés, le sol disponible soit épuisé d’ici quelques générations, un risque qu’on observe clairement dans plusieurs pays d’Europe (l’Italie, l’Espagne, certaines régions de France), mais qui finira par concerner tout le monde développé.

La liste pourrait continuer. Mais, comme je l’ai dit au début, ce qui importe est que l’on se rende bien compte qu’un programme, aussi bon soit-il, n’est pas du tout suffisant pour revivifier la gauche : ce qui est essentiel c’est de faire les pas préliminaires pour rattraper le temps perdu et amener la gauche à la hauteur de son temps.

Raffaele SIMONE

Traduit de l’italien par Gérald Larché


[1] Voir Alain Touraine, Après la Crise, Seuil, Paris, 2010.

[2] Richard Reich, Supercapitalism. The Transformation of Business, Democracy, and Everyday Life, New York, Knopf, 2007.

[3] Le Monstre doux, Gallimard, Paris, 2010. Qu’il me soit permis de rappeler deux autres articles qui illustrent ma position sur le présent et l’avenir de la gauche : « Pourquoi l’Occident ne va pas à gauche », Le Débat, 156/2009, p. 4-17 et 30-34 ; « Repenser profondément la modernité », Revue socialiste, 41/2011, p. 139-144.

[4] Les trois lignes, pratique, stratégique et planétaire, se recoupent aussi dans l’intéressant volume paru aux éditions Odile Jacob, en 2011, dans lequel « cinquante chercheurs et citoyens » proposent autant de mesures pour « changer de civilisation » (c’est le titre du livre qui marque, comme on le voit, un engagement conséquent).

[5] Je fais allusion à Tim Jackson, Prospérité sans croissance. La transition vers une économie durable, De Boeck, Bruxelles, 2010 (Prosperity without Growth. The transition to a sustainable economy, Sustainable Development Commission UK, 2009).