Catinat (Nicolas Catinat, maréchal de France) désapprouva la furie de ses soldats, qui criaient : « Traitons les Allemands à la tartare. » Cette recommandation, qui signifiait clairement : « coupons-les en morceaux », figure en toutes lettres dans les Mémoires du prince Eugène1. Où l’on voit que le mot « tartare » respire encore, au Grand Siècle, la sauvagerie de ses origines. Les Tartares (ou Tatars), nomades turcs incorporés par Gengis Khan à la Horde mongole vers l’an 1200, étaient les plus redoutables cavaliers de l’époque.
Au bruit grandissant de leurs chevaux, les sentinelles sonnaient l’alarme : « trr ! trr ! ». Leur nom est sorti de cette onomatopée redoublée et de la terreur qu’elle inspirait2.
Adeptes du mouvement permanent, les Tartares cuisinaient au galop : le filet chevalin, déposé sous la selle, s’attendrissait par le poids du combattant. La sueur de la monture faisait le reste, entendez la marinade. La viande ainsi apprêtée, il ne restait plus qu’à la découper à la pointe du sabre : voici le steak tartare originel. Feu Bernard Loiseau était, sur ce point, d’une grande fidélité : le hachoir, disait-il, fait perdre son sang à la viande et, plus grave encore, la réchauffe3. Un couteau ou la honte. En Allemagne, le Tartar Feinschmecker, le véritable amateur de tartare, dispose d’une lame dévolue à la seule découpe du boeuf cru.

On ne pouvait laisser prospérer sans correction des habitudes culinaires qui évoquaient par trop la grotte et le silex, l’aube de l’humanité, ou encore les âges les plus ténébreux de notre histoire. Il fallait aussi faire oublier les consonances maléfiques : « S’ils arrivent, ces Tartares, nous les ferons rentrer dans le Tartare d’où ils sont sortis » avait écrit Saint Louis, le Tartare étant ici l’Enfer des Anciens4. Il convenait également de dissocier « tartare » et « barbare », rime riche mais obsolète.

On n’est guère surpris de voir le XIXe siècle, celui de l’Europe impériale et de la « mission civilisatrice », entreprendre de civiliser le steak tartare ou, si l’on veut, d’atténuer sa sauvagerie, comme il le fit avec les enfants-loups. Considérez l’habileté de la méthode : sous la morsure du sel, du piment, des acides, le cru s’amenuise, la mortification progresse. L’oignon, le persil, les câpres, érodent la pureté du règne animal. Le jaune de l’oeuf, enfin, dont tous les gâte-sauce savent qu’il est par excellence un liant, met dans le tartare un peu de religion et rassemble en douceur les corps étrangers qu’on lui a imposés à dessein de le hisser dans le monde. Car vous avez déjà remarqué que le sel vient de Ré, le poivre de Malabar, le Tabasco des Amériques, la câpre de Sicile, le paprika de Hongrie, l’huile d’olive de Toscane, et l’on pourrait continuer : le tartare, à la fin, c’est la Société des Nations dans l’assiette et, si l’on va d’un tournant du siècle à l’autre, une parfaite incarnation de la fusion food.
On regrettera, cependant, que d’aucuns aient poussé trop loin la domestication du tartare. Joseph Niels, grand chef bruxellois passé par le Savoy de Londres, fut l’inventeur, en 1924, du fameux filet américain, devenu recette nationale belge5. La viande du tartare était finement broyée et Niels y incorporait une bonne quantité de mayonnaise fraîche : certes, la texture du plat est onctueuse, la saveur agréable, mais toute sauvagerie s’est perdue et jusqu’à la couleur rouge.

Je suis pour le cérémonial : il préserve avec bonheur la double nature du steak tartare, sauvage et civilisé, primitif et moderne. La viande écarlate est dans sa fraîcheur et dans sa nudité, brute ; les herbes et les condiments l’entourent, l’observent, l’assiègent. Elle aussi est sur le qui-vive : le jaune, encore intact, darde, tel l’oeil de Polyphème, le gourmet aventurier, l’Ulysse du menu, vous et moi. Comme dans tous les jeux, chacun a son ouverture favorite, ses armes de prédilection. J’ai un faible pour les câpres, qui font un petit plomb. D’autres tiennent pour la mitraille des oignons hachés ou la lance du Tabasco. Le ton monte, la fourchette travaille ; le jaune crevé panse les plaies ; le dressage touche à sa fin.
De l’autre côté de la Manche et sur l’autre rive de l’Atlantique, on tient encore le tartare en haute suspicion. Cela nous vaut l’un des meilleurs sketchs du célèbre Mr. Bean, Mr. Bean and The Steak Tartare, où le comédien britannique commence par sentir et par écouter la « chose » immonde6, comme si l’on venait de la dérober à un cavalier de la Horde d’Or. Que le tartare ait encore ses détracteurs, que dis-je, ses ennemis, abrités derrière le bouclier de la culture hygiéniste ou animés par le plus irrépressible des dégoûts, me donne toute confiance en la pérennité de sa face sauvage.

1. Prince Eugène de Savoie, Mémoires, (Éditions Anatolia, 2010)
2. Richard Wottrich, The History of Steak Tartare, (Knol online)
3. Jérôme Dumoulin & Nicolas Le Bec, Cuisine brute, (Flammarion, 2003)
4. Cité par Le Littré
5. Joseph Niels, article Wikipedia
6. Mr. Bean (Rowan Atkinson), disponible sur YouTube