On ne trouve jamais ce qu’on cherche dans la caverne aux trésors des souvenirs alimentaires. Au moins aurais-je eu l’occasion de me remémorer le goût compoté des plats qui mijotaient dans la cuisine de Flavigny. C’était cela le plaisir de manger, ce rythme parfait entre le gluant, le craquant et la tendreté – chaque saveur en elle- même exquise mais dont le tuilage ou au contraire la confrontation ravissaient mes papilles d’enfant. Les boulettes de viande, grillées à point mais jamais sèches, explosaient sous mon coup de dent juvénile et me tapissaient le palais d’une onde chaude, juteuse, crémeuse comme une bonne chantilly grâce à la graisse d’oie qui les badigeonnait. Mais l’apothéose, c’étaient les repas de cochon dans le froid et la fumée des décembres vosgiens: le boudin, l’andouillette, le jambon de l’année dernière, les rognons cuits dans leur graisse et surtout les pieds à la Sainte-Menehould. Ces avalanches ordonnées de viande, de charcuteries, de grillades, de friture et de mitonné avaient sur moi l’étonnante propriété de réactiver le désir à chaque plat: cela commençait quand son odeur me passait sous le nez et cela s’achevait lorsque, du bout de la table où je me trou- vais, je voyais les grands, requinqués d’énergie une assiette après l’autre, faire déborder une bonne humeur non seulement constante mais grandissante, presque ravageuse. Je ne comprenais pas la moitié de ce qui se racontait, mais j’ai gardé le sentiment qu’en ces occasions-là j’étais enveloppé d’un halo chaud et odoriférant, comme si le parfum de la soupe au lard et celui de la peau caramélisée de l’animal infusaient dans la pièce.
J’ai gardé de ces années d’apprentissage olfactif un goût particulier pour les bas morceaux ; chez moi, le fameux triangle culinaire de Lévi-Strauss doit être « rectangle », tant ma préférence pour le mijoté, le bouilli, l’emporte sur le cru et le rôti. J’ignore si le plaisir à savourer des tripes de Caen, de Rome ou de Lisbonne traduit une fascination particulière pour l’intime, le caché, des corps ; en revanche, j’ai toujours été fasciné par le feu des cuisines. Il me semble que le temps de cuisson d’un pot-au-feu, le moment précis où il faut mettre la macreuse, celui approprié à la queue de bœuf, distingue l’individu de l’animal parce que la cuisson lente et sa maîtrise sont pro- messes d’une vie qui se prolonge du fait de l’intelligence et non au seul rythme cosmique des saisons. Je me souviens d’un dîner dans une des villas de Laurent de Médicis où notre hôte insistait pour manger le sugo di carne le plus chaud possible, même en été, et qu’il fallait ne pas avoir lu Bartolomeo Scappi et son Opera, traité culinaire, pour l’ignorer.
Cette maîtrise de la chaleur atteint son apogée dès lors qu’on entreprend de cuisiner des restes. De ce point de vue, je m’approprie volontiers la phrase définitive de « mon pays », Julien Freund, aussi bon gastronome que médiocre philosophe politique : « La choucroute accepte d’être réchauffée ! Que dis-je ? C’est alors qu’elle devient un mets royal. » Je dirais la même chose de l’épaule de mouton en hochepot, du parmentier de queue de bœuf ou du bœuf miroton : question de textures, de modes de cuisson, d’odeurs et de saveurs relevées. Un reste de pot-au-feu mélan- gé à un jus de viande crue, à des blancs de volaille et de la chair à saucisse en parts égales, le tout collé au jaune d’œuf et clouté à la mie de pain rassis: voilà une farce admirable qui donne envie d’accomplir un tour de France des « farcis ». On y repère à la fois une « signature » régionale et un sens du réemploi comme du maquillage tout à fait révélateurs des particularismes provinciaux : ici le piquant de la sauce rémoulade, ailleurs l’aigre de la sauce tomate ; la panoplie des boulettes, dans ma mémoire.
Les hasards de la vie ont pu me porter vers d’autres contrées culinaires, je n’ai jamais renié mes amours d’enfance, carnivores et sauceuses. Plutôt que la pré- tendue subtilité des sushis, je goûte la richesse chaleureuse d’un pot-au-feu à Kyoto ; pas la peine de me proposer toutes les variantes du couscous, elles n’atteindront jamais la subtilité d’un tajine de pieds de veau aux coings. Je me souviens encore de l’air effaré de Gabriel García-Márquez lorsque je l’ai prié de me conduire à travers les ruelles de Carthagène dans la gargotte où mitonnait le meilleur pot-au- feu colombien. À quinze mètres du repaire, j’avais deviné, grâce à ce qui venait flatter mes narines, en vagues successives, comme des notes. Pour un peu, j’aurais confondu la cuisinière avec cette fameuse concierge balzacienne dont le bœuf miroton « embaume l’escalier de son parfum et monte en ondes appétissantes » : question de « terroir mental ». D’un bout à l’autre de la planète culinaire, j’ai agrégé des souvenirs à proportion que la vie s’enfuyait, que mes curiosités évoluaient: au fond, je n’ai pas arrêté de « mijoter ».
Un grand cuisinier, Alain Passard, m’a proposé de fixer ces sensations, exactement comme un révélateur argentique fixe les creux et les lumières. Trois « épreuves » du même plat, comme on dirait trois tirages, autour de la tête de veau – bien sûr entière, évidemment cuite à l’os, naturellement remplie de son coffre-fort de textures, ris compris: la version « à la chinoise », laquée et caramélisée, joue sur le rapport dedans/dehors ; la version en croûte de sel qui constitue une variante diététique du fameux grenier médocain où la tête de cochon mijote dans son estomac, et qu’on doit manger froide comme la quintessence des restes ; enfin, la cuisson au foin, qui a ma préférence… parce que je ne l’ai pas encore goûtée et que l’amateur de viande est toujours en avance d’un plat.

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