En réponse au bloc-notes de Bernard-Henri Lévy dans Le Point de cette semaine.

Cher Bernard-Henri Lévy,

Je vous écris cette supplique sous forme de lettre ouverte, à vous, philosophe, écrivain, activiste ami du genre humain, qui s’intéresse suffisamment aux hommes pour donner voix à ceux qui en sont privés et accorder votre soutien aux faibles.
La lecture de votre article dans Le Point sur l’Europe, la crise et la Grèce, mon pays, m’a ému. Votre compréhension, votre compassion sont gravées dans mon esprit. Nous n’avons peut-être pas été totalement abandonnés…

Parce que, ici, nous sommes en train de mourir. Je suis en train de mourir. La mort d’Athènes est une tragédie devant le monde entier.
Au cœur du monde occidental, la Grèce a été mise au ban des nations, à commencer par l’Allemagne. Tous les projecteurs sont braqués sur nous comme autant de fusils, et nous faisons la Une chaque jour, telle une cible parfaite.

La Grèce ne sert plus maintenant qu’à cela : nourrir les flammes du bûcher qui embrase le monde entier. Car le monde brûle, il est en feu et ne cesse plus de se consumer ; et il faut sans arrêt ajouter du combustible. La Grèce est ce combustible tout trouvé.
Les Cassandre du défaut de paiement nous rayent de la carte, nous condamnent à l’inexistence. La crise s’est étendue,et cela n’a fait que renforcer le besoin de sacrifier un bouc émissaire pour apaiser les politiques, les grandes entreprises, les banquiers européens et du monde entier. Inextricablement enchaînés les uns aux autres, ils laissent tomber la Grèce, avec les obligations qu’ils sont aussi coupables qu’elle d’avoir contrefait.

Le pays où sont nées la démocratie, la littérature et la philosophe, n’est plus que chaos, la peur et la consternation dominent. Des gangs armés de voyous des Balkans et de Georgie, règnent sur les rues, s’introduisent dans les appartements, pillant, torturant, tuant, violant les femmes. Même dans les banlieues nord les plus prospères où je vis, les gens sont terrifiés. Les pères de famille, qui n’ont jamais vu d’armes de leur vie, à part dans les films, cherchent à acheter des armes à feu au marché noir à des criminels, dans des quartiers perdus d’Athènes, pour pouvoir protéger leurs familles. La terreur frappe, devient personnelle, n’est plus un « si ». Sous l’Acropole, dans ce même agora où Socrate débattait, des Pakistanais envahissent le centre, pris d’une folie meurtrière, au sein de leur communauté.

Les magasins sont déserts, des personnes agées cherchent de la nourriture dans les poubelles, l’insécurité et le danger envahissent les rues et s’incrustent dans les yeux de chaque travailleur. Le centre d’Athènes, d’Omonoia et Athinas jusqu’au Pirée, est devenu une zone interdite pour nous. La police – des jeunes gens recroquevillés dans leur véhicules de patrouilles, tremblent de peur, alors qu’autour d’eux, des gangs d’immigrants clandestins (qui fuient des pays misérables, pensant qu’en Grèce, ils seraient sauvés, attaquent d’autres gangs, tandis que le trafic de jeunes africaines mineures explose au grand jour. Tous, désormais, sont unis dans leur haine d’un système dont ils voulaient, hier encore, faire partie légalement. Un système qui est pratiquement complètement détruit. Chaque jour, un peu plus.

Même nous, les Grecs, sommes perdus dans les grèves, les démonstrations,les manifestations et les contre-manifestations, avec une brutalité et une fureur plus évidentes à chaque manifestation quotidienne. De la conduite en ville au comportement dans les bureaux, la guerre civile s’installe. La rage et le désespoir des protestataires, l’opportunité pour le vandalisme et la destruction aveugle par des éléments criminels ou qui rêvent de le devenir se déploient face à des policiers en uniforme dont le devoir prend la couleur du désespoir.

Chacun se retourne contre l’autre, dans un désespoir déguisé en haine pure et en fureur. Cela rappelle la guerre du Péloponnèse.
Seulement maintenant, il n’y a plus de Périclès, ni de Thucydide, pour faire la chronique (et ainsi, peut-être, d’une certaine façon, réagir) de la tragédie que nous avons vécue ces deux dernières années, qui nous a atteint au point que nous sommes proches du naufrage. La débâcle est de plus en plus imminente à chaque instant. Pendant que l’Europe repose du sommeil des puissants qui ne se sentent pas concernés, affaiblis par leur propre mesquinerie et leur étroitesse d’esprit. Pendant que l’Allemagne détruit la Grèce, et, ce faisant, détruit l’Europe. Une fois de plus dans son histoire, elle nous tue en Grèce.

Le monde tel que nous le connaissons, tel que nous l’avons connu durant toute notre vie (nous, la génération des trentenaires) n’est pas tant en train de s’effondrer que de se dédésintégrer. Le monde tel qu’il fût, qui paraissait si solide et plein de promesses et de progrès se désintègre devant nos yeux. Les yeux de ceux qui ont le malheur d’en être témoins, ceux qui sont du mauvais côté de l’Histoire. Comme la Grèce. Comme nous ici. En ce moment.

Au travail – pour ceux d’entre nous qui en ont encore un – on essaie de se comporter comme si rien d’important n’avait changé. Ou, tout au moins, comme si rien n’avait changé de manière irréversible et catalytique. Malgré les balles – réelles ou métaphoriques – qui sifflent autour de nous.
« Je ne veux pas penser, de peur de devenir fou, » avoue chacun de nous à l’autre. Nous avons raison. Mais, combien de temps pouvons-nous tenir ainsi ?

Cette spirale de désastres est le présent collectif de mon peuple, de mon pays. C’est comme si le passé n’était plus là, et qu’il n’y avait pas de place pour nous dans l’avenir. C’est comme si notre existence entière avait été effacée, et que nos esprits n’étaient plus qu’un trou de mémoire. Abandonnés. Et cette connaissance de quelque chose qui a été, mais qui n’est plus. La perte de la mémoire de ce qui a été est une torture pour nous. Bien que nous essayions de vivre au seul jour le jour, le déroulement de notre tragédie nationale, qui semble devoir durer éternellement, est tapi à l’intérieur de nous, comme le fantôme d’un loup noir. Mais nous ne savons pas ce que c’est : une durée temporelle éternelle ou l’éternité ? Parce que cette dernière signifierait que nous devrions continuer à vivre, même au comble de la souffrance. Et ce sera la première fois que nous ne serons plus en vie.

Ces dernières semaines, chaque jour, j’essaie d’empêcher ma consternation d’atteindre au désespoir. Je dois aux miens et à mon peuple d’essayer, à travers mes écrits dans mon journal, de montrer sans arrêt, de partager tous les espoirs, les idées, les pensées pour que nous puissions survivre à cette nouvelle tragédie nationale. Comment nous pourrons nous battre pour le salut national, tout en acceptant la responsabilité de nos fautes dans le passé – qui, nous assaillent dans le présent…

Chaque jour, dans des circonstances difficiles, chacun de nous définit, autant qu’il le peut, son propre équilibre entre les extrêmes. Dans un aussi petit pays que la Grèce, les choix personnels deviennent déterminants.
Mais, la nuit, alors que le soleil se couche sur mon pays qui a été mis à sac et pillé extérieurement et intérieurement, la bataille avec les démons (malheureusement, bien réels et tangibles et avec un impact immédiat sur la réalité) qui nous entourent ici en Grèce, est une bataille perdue d’avance, je le crains. Les relents toxiques de la peur se répandent partout.

Seuls, nous essayons de trouver des réponses aux questions qui rendent précaires l’existence même et sa continuation : de quoi sera fait l’avenir – s’il y en a un ? Comment allons-nous, et tous les autres qui ont tant souffert, qui ont été humiliés à un degré jamais atteint, comment pourrons-nous nous adapter à nouveau au monde ?

Mais, nous, citoyens condamnés à mort de la civilisation moderne, nous espérons encore. Que chaque délai nous apporte un sursis. Une libération. Une grâce. Toutes nos vies en Grèce sont soudain devenues un espoir de report. Un report du verdict d’une condamnation à mort qui, nous le savons, nous le craignons, va venir. Planant au-dessus de nos têtes, nous pouvons sentir sa présence.
C’est maintenant clair comme de l’eau de roche : nous sommes tous dans la même galère et nous faisons face au même iceberg. A juste titre ou injustement. Nous pouvons le sentir. Il est dans l’air. Un « Big Bang» va bientôt se produire. Personne ne sera sauvé. Seuls ceux qui ont de grosses fortunes seront sauvés. C’est l’étoffe des choses. C’est l’essence des choses aujourd’hui. C’est là où nous en sommes. Nous, les Athéniens. Nous, les Grecs qui restent encore ici, choisissant de ne pas suivre le flux de compatriotes qui abandonnent une destinée funeste, pour les pays au-delà des mers.

Dans ce tourbillon étouffant, tragique, alarmant, moi aussi, je me débats pour ne pas sombrer, d’une manière pratique, aussi émotionnellement et mentalement. Mais cela me semble une tâche herculéenne. Ce n’est pas tant le travail requis, que l’effort et le courage requis pour « continuer à vivre chaque jour comme si tout était normal. » Mais, aussi le courage requis pour établir un contact à l’étranger, au-delà des frontières de notre tragédie nationale. J’essaie désespérément à travers mon travail de me libérer, dans un monde non grec (le reste du monde, qui regarde la Grèce avec un mélange de répugnance, de fureur, de dédain, au mieux de pitié…) et trouver ainsi un refuge et jusqu’à un certain degré le salut en tant qu’être humain, en tant qu’écrivain et que grecque. Lutter pour son pays qui est train de mourir. Seule. Moi et la Grèce. C’est sisyphéen, mais tant que je suis en vie, je ne connais pas d’autre moyen de vivre que de lutter pour ce que je crois et en qui je crois, pour ce que j’aime, pour la société à laquelle j’appartiens. Que puis-je faire d’autre ? Que peuvent faire les Grecs d’autre, que de se battre pour continuer, pas seulement pour rester en vie nous-mêmes, séparément de la Grèce, mais se battre pour garder notre pays en vie ? Son existence est une parmi les nôtres.

Chacun de nous sans exception, soudain, inextricablement, nous nous retrouvons rien de plus et rien de moins que la somme de notre peuple, nos compatriotes athéniens. Chaque citoyen athénien sans exception a maintenant une tragédie, grande ou petite, la sienne ou celle de quelqu’un d’autre, à raconter. Ou à nous montrer. Certains de ces drames seront entendus – au moins, pendant un certain temps. D’autres seront perdus sans même être reconnus comme des « nouvelles », sans attirer l’attention du public.

Sur le plan international, aux yeux des médias, ainsi qu’aux yeux du monde, nous les Grecs, nous sommes condamnés à priori à une non-existence, comme si nous n’existions pas, et bientôt, quand notre tragédie sera terminée, le monde continuera à avancer comme si nous n’avions jamais existé. Ni notre tragédie nationale collective, ni les petites tragédies des gens qui les ont subies. Pourquoi ? Parce que les protagonistes ne sont pas photogéniques, ni opportunément tragiques ni innocents. Alors notre tragédie n’a pas lieu ? Nous n’avons pas existé ? Juste parce qu’il n’y a aucun observateur extérieur qui passe, qui prenne à cœur suffisamment le drame pour l’enregistrer et le diffuser au moment où il se développe et se déroule – maintenant ?

Juste parce que personne ne semble se soucier de cette tragédie, autrement que sous l’empire de la peur de la contagion grecque à tout le système financier européen et au-delà ? Parce que personne, dans cette multitude de visages, de médias et de pays qui braquent leurs projecteurs vers la Grèce, ne semble prêter suffisamment attention pour s’intéresser à une cause perdue. Qui ne devrait jamais être perdue.
C’est donc devenu une responsabilité que nous avons, chacun de nous sans exception, les Grecs. C’est que j’essaie de faire, en vous écrivant, Bernard-Henri Lévy. Je suis la scribe d’un monde en train d’être détruit, violemment. Pour témoigner sur la Cité qui est la mienne. Parce que la cité d’Athènes, le pays de Grèce est en train de mourir.

Tandis que je vous écris, les autorités mondiales sont déjà en train de débattre sur ce qui serait la boîte parfaite dans laquelle la Grèce pourrait être enfermée, rangée, oubliée, abandonnée. Nous devons absolument atteindre la fenêtre dans cette boîte hermétiquement fermée. Pour sortir de cette boîte qui est devenue un piège, avant qu’elle ne devienne notre cercueil. Maintenant. Le temps manque. Mais nous ne pouvons pas faire nous-mêmes, seuls, ce mouvement hors du piège. Nous essayons de nous accrocher. Mais il fait noir. Noir dehors et dedans. La noirceur du vide. Un vide que nous devons seuls supporter. Seuls. Il y a autant de moyens de sauver un pays ou une personne, qu’il y en a de le tuer.
Mi. Me. Lismoni : ne m’oubliez pas, ne nous oubliez pas… En grec, c’est le nom d’une fleur bleue, les myosotis. Mais, maintenant, avant tout, c’est une supplication, une prière à vous, Bernard-Henri Lévy, à la France, au peuple d’Europe. Mi me lismoni. N’oubliez pas la Grèce. Ne nous oubliez pas, nous les Grecs. Ne nous abandonnez pas.
C’est un espoir – le seul espoir qui nous reste. Il meurt ?
Car celui qui écoute un témoin, devient un témoin à son tour, témoigne, n’est plus un spectateur, joue son rôle dans l’histoire, dans la réalité. Telle qu’elle est, vraiment.
Ne nous abandonnez pas ici en Grèce, s’il vous plaît, ne nous laissez pas partir.
Battez-vous pour nous.

Un commentaire

  1. Les jeux. La philosophie. L’harmonie. La sphéricité terrestre. Les quatre éléments. La conservation de la matière. La déontologie médicale. L’atome. L’Œdipe. La démocratie. La dialectique. La logique. Le décalage horaire. La notation musicale. L’optique. L’hydrostatique. La science-fiction. L’algèbre. Le roman. Nous avons une dette envers la Grèce. Il nous faut l’a(pprendre) au cas où nous serions tentés de nous en déprendre. Un phare de cette hauteur doit rester debout pour le monde. Il en va de la stabilité d’une civilisation que la touche DEL sera bientôt en âge de menacer d’amnésie globale. Mais un peuple qu’un tel peuple soulève est sans doute plus rétif que d’autres à observer des lois appartenant à un système qu’il n’a pas inventé. L’invention naît de l’instabilité. Elle doit déstabiliser les lois dont elle dépasse le cadre. À se mettre en abyme, les Grecs sont abîmés. Leur penchant pour l’abîme fut certainement cause de leur dérapage. Donnons-leur le temps, au lieu de les priver de sortie jusqu’à nouvel ordre! le temps de remonter sur le taureau d’Europe avec nous jusqu’à ce que nous en ayons possédé l’art du dressage. Nous n’en serions que plus habiles à ce qui se rapproche de nous à très courte échéance. Le prochain virage.
    La Grèce a à nous prouver ce qu’elle vaut. Laissons-la faire. Ça devrait valoir le détour.