Peut-on percer le jeu de Lacan ?

Percer le jeu de Lacan se serait y voir clair. Et pourtant, il n’a échappé à personne que l’enseignement de Lacan, pour rigoureux qu’il soit, n’est pas immédiatement clair. Pour éclairer ce dont il est pour lui question, il faut le lire, et pour le lire, il faut le vouloir. Cela suppose, non pas de se battre contre Lacan, mais de se confronter au réel autour duquel il tourne, et qui lui impose quelques détours. Ce réel, Lacan en viendra à le repérer sous la catégorie logique de l’impossible. L’impossible à dire, à écrire, à penser, à comprendre, à représenter adéquatement ce qu’on voudrait écrire, penser, comprendre, représenter, sont des formes du réel…

L’enseignement de Lacan, est, du fait de cet impossible qu’il enserre, non seulement parfaitement original, mais encore tout à fait subversif, tranchant, coupant, incandescent. Oui, à le lire, on se brûle quelques neurones, sans toutefois s’y brûler les ailes, au contraire.

Je vous le dis en lectrice de Lacan. Du moins essayé-je de me confronter à la pensée de cet auteur consistant. Et je souligne ce point, car, beaucoup parlent de Lacan sans le lire. Mais les lecteurs de Lacan ne courent pas les rues – et pour cause, lire Lacan suppose une certaine ascèse qui se pratique malaisément dans la rue.

Parmi ceux qui ne veulent rien savoir de l’enseignement de Lacan – et après tout, vue la difficulté de son enseignement, on peut bien faire une place à ça – il y en a qui veulent lui faire la peau. Trente après sa mort, ça ne manque pas de sel ! Cela indique en tout cas que son enseignement est bien vivant. Il l’est, vivant, par la grâce de ceux qui s’emploient à le garder vivant, et par là même aussi dérangeant qu’il l’a toujours été. C’est tant mieux.

Face au dérangement produit par l’enseignement de Lacan, il y a eu plusieurs façons de procéder selon les époques.

Du vivant de Lacan, c’était l’éviction de la personne de Lacan des associations dont il était membre, ou de l’école qu’il avait fondée, et des lieux où il faisait son séminaire – Philippe Sollers peut en témoigner, lui qui portait ses valises quand Lacan s’est fait jeter de la rue d’Ulm. Et je ne dis rien des trahisons qu’il connut à mesure que son enseignement devenait toujours plus subversif.

Après la mort de Lacan, la légende noire s’est emparée de lui. Son appât du gain supposé, ses séances jugées trop courtes, sa folie présumée : tout y est passé. Et ses tares seraient restées contagieuses, par-delà sa mort : combien de fois a-t-on entendu parler des lacaniens comme d’une bande de sectaires aussi fous que leur maître ? Certains lacaniens sont sans doute idolâtres, et justifient leurs actes en son nom. Mais Lacan a inventé son École pour contrer l’idolâtrie qu’il savait être un penchant trop humain.

Passons à la troisième façon de procéder qui vient de prendre corps, sous nos yeux, trente ans après sa mort, soit le temps qu’une génération n’advienne depuis sa disparition. Il s’agit d’obtenir l’éviction de Lacan du monde des idées en en faisant un original comme un autre. Le décalage est subtil : de son vivant, on le vidait des lieux où il enseignait, depuis sa mort, on tâche de le vider de lui-même, en le passant d’abord au crible d’une légende noire, et maintenant, en le débarrassant de son tranchant.

Je me suis demandée pourquoi certains s’acharnaient à se spécialiser dans Lacan si c’était finalement pour le vider de sa singularité.

Pascal indique une voie sérieuse dans son « Analyse du divertissement » quand il évoque ces philosophes qui pensent pour se divertir, soit exactement pour ne pas penser. C’est une stratégie raffinée que de s’approcher de ce dont on a horreur pour l’éviter.

J’ai bien connu un petit garçon plutôt sage qui avait une peur bleue des requins blancs. Il a passé un temps infini à regarder des documentaires sur les requins blancs, lui pourtant si brun. Il n’ignorait rien des six rangées de dents tranchantes, plates et triangulaires que compte la mâchoire d’un requin blanc moyen. Le savoir qu’il mobilisait pour tâcher d’apprivoiser l’objet de son horreur était vain. Son rêve, en ce temps, était de devenir nageur de combat, jusqu’à ce qu’il ne s’aperçoive, qu’il était lui-même ce requin blanc, ou plutôt, que ce requin blanc était l’un des noms de l’horreur du sans nom qui l’habitait…

Entre temps, il avait fait l’expérience du divan.

Avant cela, j’ai connu une femme âgée qui m’a raconté Auschwitz. Cette femme n’était pas juive, selon les lois de Nuremberg. Mais elle avait épousé un juif dont elle portait le nom, tout comme leurs deux fils. À cette époque, cette femme pourtant menue, presque frêle, incarnait, du seul fait de ce nom qu’elle portait et qu’elle avait le pouvoir de faire vivre au-delà d’elle-même, un danger absolu. Son nom à elle, était le requin blanc d’une France mal en point, qui ne voulait rien savoir de ce dont le nom de cette femme était le nom.

Je ne connais pas Rafah Nached, mais seule, malade, emprisonnée, elle risque la mort dans un sinistre [É]état. Est-il possible qu’on la prenne pour un requin blanc ?

Et je n’ai pas connu Lacan non plus. Mais Lacan a été pris pour un requin blanc particulièrement dangereux. Il le demeure manifestement. Il le demeure parce qu’il a théorisé la fonction « requin blanc » comme telle, qu’il nommait objet a. Il a aussi explicité les ressorts de la haine que suscite le requin blanc en y repérant une « passion de l’ignorance » active. Cette passion porte chacun d’entre nous à ignorer plus ou moins intensément la part obscure qui l’habite, et sous laquelle l’impossible est logé.

Mais il dit et fit mieux encore. Après Freud, il réinventait l’antidote à cette ignorance sous laquelle l’impossible se loge. Pour ceux qui y étaient décidés, il réinventait le discours analytique. C’est dans ce discours que vit le désir de Lacan.

Voilà pourquoi on voudrait débarrasser Lacan de Lacan. Et difficile de débarrasser Lacan de Lacan sans effacer d’abord Jacques-Alain Miller qui est le garant de ce Lacan tranchant, dérangeant, incandescent. Voilà pourquoi on a voulu effacer le nom Miller de cette rentrée lacanienne, Miller qui, pour les passionnés d’ignorance, incarne les dents tranchantes, la mâchoire musclée, et le regard torve du requin blanc Lacan.

Pour effacer avec efficacité ce nom, les détracteurs de Lacan ont encore fait courir le bruit que Judith Miller (l’épouse de Jacques-Alain et fille de Jacques Lacan) avait trahi son père défunt. Accusation qu’on a peut-être cru d’autant moins risquée que, Lacan mort, il ne restait probablement plus rien de vivant ni de sa famille, ni de sa pensée. C’est le discours analytique qui est en jeu : la rumeur calomnieuse et la diffamation le suivent comme son ombre, depuis Freud, et tant qu’il continuera à vivre, elle l’accompagnera. Pourtant, pour défendre ce nom propre et le sans nom dont il est aujourd’hui le nom, les garants du discours analytique et leurs amis sont prêts à revêtir le costume du requin blanc s’il le faut.

Le documentaire Rendez-vous chez Lacan nous apprend que Lacan a prénommé sa fille Judith en 1941, sous l’occupation allemande. Ajoutons, que nous sommes là à un mois de la promulgation du deuxième statut des Juifs par le régime de Vichy. Ajoutons encore que Judith n’est pas seulement un prénom juif. Ce prénom vient du terme hébreux Yehoudith, qui signifie littéralement « celle qui appartient à la tribu de Juda ». Judith veut dire « la Juive ».

Je ne crois pas un instant que ce choix de Lacan ait été mû par une quelconque foi en Yahvé, pas plus que par une quelconque adhésion au rituel juif. Non.

Je crois en revanche, qu’à cette époque, la tribu de Juda faisait fonction de requin blanc et que Lacan avait très bien saisi cela, quoi qu’insinue par ailleurs une biographe, dans un ouvrage douteux. Et je crois encore que sachant cela et aimant sa fille, il lui assignait une place parmi ceux que la rumeur désigne parfois comme tels. La place qu’assigne ce prénom est une place difficile à tenir, mais elle tient en éveil.

Alors peut-on percer le jeu de Lacan ? Une chose est sûre : on peut en tout cas décider d’être de la partie. Deux équipes s’affrontent aujourd’hui dans ce jeu massivement multi-joueurs, dont les règles et les adversaires changent avec le temps, sans prévenir, c’est ainsi. Dans nos démocraties, la blinde y est fixée à une livre de chair. Ailleurs, il peut en coûter la vie. Mais, que nous le voulions ou non, nous sommes… embarqués.