Je suis entrepreneur, depuis mes vingt-cinq ans. Entreprendre m’a semblé une évidence alors que rien ne m’y préparait. J’aspirais à l’indépendance, à la capacité de créer et d’inventer. Je n’ai jamais été déçu. Mon domaine de prédilection est l’innovation au sens large, par l’usage des nouvelles technologies de l’information et de la communication en particulier. Ma conviction et ma pratique, c’est qu’on entreprend pour défendre des valeurs, avant de chercher à créer de la valeur. Précisément, le « politique » — qui a la charge de ces valeurs — défend-il celles des entrepreneurs ? Comment la gauche peut-elle demeurer crédible auprès d’eux ?
En politique, quand il s’agit de rassembler, il n’existe rien de plus puissant que l’oxymore : « force tranquille », « rupture en douceur », « ordre juste », France « forte et douce »… Alors, pourquoi pas « gauche entreprenante », « gauche des
entrepreneurs » ou, mieux encore, « entreprendre à gauche » ? Et puis, après tout, si la gauche a perdu les ouvriers, pourquoi ne gagnerait-elle pas les patrons ? Mais, justement, un entrepreneur n’est pas qu’un patron ! C’est d’abord un aventurier. Et attrape-t-on ces aventuriers, ceux qui ont décidé de faire exister quelque chose là où il n’y avait rien, avec des slogans ? J’en doute, et je n’ai ni la prétention ni l’envie de participer à un programme de conquête purement tactique, où le slogan tient lieu de stratégie.
Ce dont j’ai envie, c’est de changer d’angle, de point de vue. Pour la première fois, j’avoue ne pas savoir pour qui voter aux élections présidentielles de 2012, ni même si j’aurais envie de voter encore une fois après 1995, 2002 et 2007. Alors, oui, j’aimerais ne pas avoir à céder à l’héritage familial, à la tradition politique, aux convictions précédentes. Mais, au contraire, adhérer à un projet et m’enthousiasmer pour un candidat et son programme. Comment l’emporter, avec les entrepreneurs, en 2012 ?
Pour commencer, que l’entrepreneur soit rédimé de ce péché originel (il est du « côté du manche »), celui qui fait qu’il ne se sent pas forcément à sa place dans un cortège de manifestants. « Coeur à gauche et portefeuille à droite » ? L’entrepreneur doit-il nécessairement se réclamer des Gracques, ces frères aristocrates qui allaient contre leurs propres intérêts pour soutenir ceux du peuple ? Je ne le pense pas. Cette opposition n’est pas pertinente. J’ai depuis toujours la conviction que c’est faire preuve d’un engagement politique manifeste que de choisir l’aventure et d’entreprendre en créant des emplois, en oeuvrant pour la réussite et l’attractivité de son « écosystème » et de partager ainsi les richesses produites. C’est d’ailleurs l’une des initiatives les plus efficaces pour se battre contre un ordre établi, souvent injuste. Pour ma génération — je suis né en 1973 — et la suivante, l’engagement citoyen est assumé, réel, mais il s’exerce, pour la très grande majorité d’entre nous, en dehors des partis et des appareils.

Pour une économie du mouvement et de nouvelles industries, un accompagnement préindustriel « ascendant » et l’identification de nouveaux modèles sont nécessaires
L’économie n’a plus de frontières : bonne ou mauvaise nouvelle ? Ce n’est là qu’un aspect du bouleversement en oeuvre. Encore plus structurant (ou déstructurant, c’est selon) : le fait que notre économie est aujourd’hui une « économie du mouvement ». Tout est flux. Il faut prendre acte d’un fonctionnement nouveau : l’économie de la connaissance, ou économie de l’immatériel, transforme le rôle du travail et du capital, ainsi que leurs relations. La grammaire est à changer. Pour s’adresser à une nouvelle génération d’entrepreneurs, plus proches de l’abeille qui butine et pollinise que de la fourmi qui thésaurise, les politiques doivent intégrer ce besoin absolu d’accompagner le mouvement. Une nouvelle génération d’agents économiques attend de l’État, des collectivités, de leurs élus et de leurs fonctionnaires qu’ils favorisent cette révolution sur deux plans : assurer une formation de qualité, tout au long de la vie, et favoriser les conditions de l’émergence.
Le monde change désormais très vite, et le rôle, les besoins de l’entreprise évoluent au même rythme. Par essence, l’entrepreneur y perçoit une opportunité plus qu’une menace. Mais tout le monde ne choisit pas de suivre ce mouvement incessant, parfois brutal. Pour le plus grand nombre, le problème réside dans cette obligation d’évoluer, sans subir ni souffrir. Le premier projet pour nous réunir tous, salariés et entrepreneurs, est bien celui de la formation, initiale, continue, permanente. Elle est le moyen de s’adapter à l’évolution sans la subir et d’échapper à l’exclusion. Alors que la durée du travail s’allonge sans que toutes les alternatives aient été étudiées, c’est la formation continue tout au long de nos carrières qui fait le plus défaut. Souvent, se pose la question de l’existence d’un « cimetière des éléphants » dans les entreprises : il est en effet de plus en plus rare de voir des employés de plus de 55 ans, au moment même où l’âge de la retraite dépassera les… 65 ans ! Assurer leur employabilité — leur expérience est précieuse, c’est une évidence — est un enjeu primordial, et ce n’est qu’en les formant, en leur permettant de changer de fonctions, de secteur, de public, d’organisation, que l’on peut espérer les accompagner jusqu’à leur retraite en tirant le meilleur de leur expérience.
La seconde mission publique pour accompagner et tirer le meilleur parti de cette économie en mouvement consiste à ne plus penser l’innovation (ou plus généralement le soutien aux industries créatives, qui restent celles présentant le risque de délocalisation le plus faible (1)) de façon « verticale », d’« en haut » pour le « bas ». Il ne s’agit plus de remettre des médailles ou, pire encore, de suivre les projets dont la principale qualité est une parfaite connaissance des arcanes d’un dossier de subvention… Le soutien public à l’économie de l’innovation ne peut plus être industriel ou même postindustriel, il ne peut être que préindustriel : il s’agit de permettre l’émergence, car c’est la meilleure source de croissance et de création de valeur économique. Depuis plus de vingt ans, toute la création d’emplois aux États-Unis — et c’est une tendance
qu’on observe, depuis, partout — provient des entreprises de moins de cinq ans d’âge (2) ! Soutenir l’émergence requiert de repenser les politiques industrielles en partant de la base et en laissant les coudées franches aux créateurs, qui ont besoin d’espace et pour lesquels l’apprentissage par « essai/erreur » est le seul possible, parce qu’ils inventent. Des lieux d’innovation comme La Cantine à Paris, le Waag Institute à Amsterdam, le Hub de Londres sont les exemples de « MJC 2.0 » portées par une nouvelle vague. Ces lieux réunissent les acteurs, favorisent les échanges et la diffusion d’une culture « populaire », portée par les nouvelles technologies.
Innovation, confiance, solidarité sont les valeurs développées par ces nouveaux entrepreneurs, qui évoluent dans des champs d’application aussi différents que la ville, les médias, le commerce, les services, les télécommunications, le design, la culture ou les loisirs. Il ne s’agit pas de les privilégier mais simplement de les écouter, de les comprendre et de conférer à leur parcours une valeur d’exemple : si le système évolue, il semble évident que nous devons accueillir avec enthousiasme de nouveaux modèles, des références inédites.
La gauche doit accompagner la volonté et la capacité des entrepreneurs à penser par et pour eux-mêmes les politiques et les dispositifs nécessaires à leur développement : les entreprises, en se réunissant par domaine, géographie ou par typologie (âge, taille, etc.), sont les mieux placées pour répondre de façon « démocratique » à leurs besoins à court et moyen terme. Sur cet horizon de temps, le « politique » ne peut qu’ajouter de la confusion dans un environnement économique global déjà chahuté. Toutefois, le long terme, celui de la planification, reste (ou redevient ?) un vrai domaine
de politique industrielle, une fonction régalienne. Des options industrielles doivent être pensées et soutenues pour éviter que d’ici quelques décennies, la France ne soit plus qu’une économie du tourisme et des services de proximité, comme celle que nous promet Houellebecq dans La Carte et le Territoire. Ainsi, l’innovation, les nouvelles technologies ont un rôle et une responsabilité doubles : celui de tirer l’économie, de créer de nouveaux espaces, de nouvelles richesses à partager mais aussi celui de transformer les industries plus anciennes. Il n’existe qu’une solution à la crise : l’implication et la solidarité des entrepreneurs, associées à l’action sur le long terme de politiques publiques visionnaires.
Chasser les éléphants blancs parmi les poneys, les mustangs et les poulains
La France est souvent moins mauvaise qu’elle ne le pense, mais elle n’applique pas les solutions qui s’imposent. Certes, le financement et la croissance des petites et moyennes entreprises (ces PME qui peinent à devenir des entreprises de taille intermédiaire et, pourquoi pas, des champions) restent des problèmes endémiques. Mais de nombreuses mesures (dont le statut de « jeune entreprise innovante », que le gouvernement vient hélas d’affaiblir considérablement) confèrent à la France un attrait particulier pour les créateurs d’entreprises. S’il faut promouvoir les comportements et les trajectoires exemplaires et vilipender les « patrons voyous » qui ferment et pillent les usines, pourquoi ne vient-il jamais à l’idée des pouvoirs publics de féliciter les entreprises qui durent, qui se développent, qui créent des emplois ? En effet, l’entrepreneur qui dépasse les paliers des vingt puis cinquante salariés doit résoudre bien des problèmes et supporter des contraintes nouvelles sans qu’à aucun moment, on l’ait loué d’avoir su franchir ces caps difficiles, au bénéfice de la communauté.
L’idée peut sembler simple voire naïve et, bien sûr, il existe
des contre-exemples. Et pourtant, d’expérience, je sais que la réussite de l’entrepreneur n’est pas forcément applaudie. Plus que de souffrir de bâtons dans les roues, il souffre d’un sentiment de désintérêt, voire de défiance. Il attend plus un contrôle fiscal qu’un courrier d’encouragement. Il ne s’agit, en aucun cas, surtout pas, de sombrer dans la complaisance. Mais pour rester exigeants, soyons justes et, surtout, faisons converger les besoins de la société avec les capacités de ses sociétés méritantes… La patrie reconnaissante, une évidence ?
L’entrepreneur, à la tête d’une PME, constate souvent de la condescendance de la part des cadres très supérieurs, pour la plupart issus du même moule (entre fonction publique et « top management » des « grandes entreprises »). J’ai maintes fois eu l’impression que les ministres, les administrations, les grands groupes avaient « leur » PME comme jadis les dames patronnesses « leurs » pauvres. Et pourtant… On ne sait jamais vraiment comment considérer une PME : petite, car au stade de son enfance (et donc appelée à grandir), ou affligée de nanisme ? Le politiquement correct préfère qu’on parle de « poneys » (qui ne grandiront plus) ou de « poulains » (parmi lesquels se trouvent les futurs cracks). J’ajouterais les « mustangs », ces petits chevaux retournés à l’état sauvage, tant il existe des entreprises qui font le choix d’une plus grande liberté, de l’indépendance, de modes de développement originaux. Poneys, mustangs ou poulains : l’enjeu d’un programme économique est de respecter les différences, de les défendre mais aussi de trouver, parmi ces petits équidés, des éléphants blancs, nos Apple, Google ou Tesla Motors (des sociétés de moins de trente-cinq ans), des organisations capables de créer des milliers – si ce n’est des dizaines de milliers – d’emplois. Mais pour les trouver, sans condescendance ni a priori, il s’agit de savoir reconnaître les PME et leur potentiel.

Remettre le travail, le risque et l’aventure au coeur du projet politique
On ne parle que de réforme. Et pourtant… Ce qui manque vraiment aux réformes, c’est le goût du risque. Le monde change, soit, mais pourquoi devrions-nous accepter que les réformes soient toujours des renoncements (abandon des avantages « acquis », austérité…) ? L’entrepreneur fait toujours le choix de l’aventure, et non celui de la soumission à « l’ordre des choses » ; son premier objectif est de changer les règles du jeu, par son travail. Il existe des voies bien plus sûres que l’entreprenariat pour faire fortune. Il n’en est peut-être pas de plus efficaces pour partager la croissance et créer du lien social. Un entrepreneur peut donc agir en « gauchiste » plutôt qu’en « social-libéral », et le « travail » est sans doute le sujet qui lui importe le plus.
« Pour que rien ne change, tout doit changer » : telle est la maxime du Guépard de Visconti, mais aussi sans doute celle des acteurs qui veulent faire d’un monde qui change un monde meilleur. Les entrepreneurs sont de ceux-là. Le programme qui leur parlera est celui qui fera preuve du meilleur sens de l’aventure et de l’ambition face à une situation qui appelle à l’action, au travail. Le goût du risque doit revenir en politique. Et la gauche serait bien inspirée de se réapproprier la « valeur travail ».
Plus de simplicité et de lisibilité, moins d’avantages particuliers
L’environnement réglementaire, juridique, fiscal des entreprises est juste, sans doute, républicain, certainement. Mais quelle complexité, quelle accumulation d’éléments secondaires qui masquent l’essentiel ! Gérer une entreprise en France relève d’un magnifique casse-tête. Et comment le justifier, alors que tous les jours nous devons en permanence piloter et barrer au plus près de la réalité de nos activités ? Pour desserrer cet étau, la France, bonne fille, imagine de nouveaux systèmes (crédits d’impôts, statuts particuliers, etc.). Elle ajoute ainsi
une nouvelle couche de complexité, un obstacle à la lisibilité d’ensemble. C’est un cercle vicieux et une invitation à la seule expertise du système pour le système ; ce qui explique sans doute la difficulté à créer de jeunes champions mondiaux.
Une idée simple est donc de chercher à rendre le système moins opaque. Certes, la France est sans doute l’un des pays au monde qui aide le plus ses jeunes entreprises innovantes (en tout cas jusqu’à récemment). Mais à quel prix et qui peut vraiment en tirer parti ? Une entreprise qui recrute des dizaines de collaborateurs par mois (cela existe) perd un temps précieux en cherchant à maîtriser les aspects administratifs de sa croissance. Les entrepreneurs n’ont pas besoin de plus d’aides ou de niches fiscales, mais simplement qu’on leur permette de prendre des décisions sans pâtir des atermoiements de gouvernements qui changent trop souvent d’avis sur la politique à tenir et accumulent les filtres qui masquent la lecture de leurs activités. La transparence n’est pas uniquement une aspiration éthique, c’est aussi, tout simplement, une capacité technique.
Comment l’emporter en 2012 ? L’optimisme et l’engagement des entrepreneurs doivent être utiles. Un candidat ne peut pas faire l’économie de ces énergies si son projet sincère est de trouver une sortie par le haut à la crise — totale — que nous traversons. Ainsi, pour gagner, la gauche doit-elle interpeller les entrepreneurs créateurs de valeurs, leur donner de la confiance mais aussi l’exemple : sens de l’analyse et de l’action, goût du risque et volonté de transparence. En particulier, la gauche doit se réapproprier la valeur et le sujet du travail, des petites et moyennes entreprises : ceux-ci sont au coeur du questionnement et de l’engagement de l’entrepreneur.
D’ailleurs, comment se priver plus longtemps des acteurs qui doivent être les plus impliqués dans un dialogue social qui fait tant défaut ? Les syndicats sont l’affaire des grandes organisations, c’est un fait. Ce sont pourtant les plus
petites structures qui construisent notre futur. L’avenir du dialogue social se trouve donc, aujourd’hui, entre les mains d’entrepreneurs, qui, déjà une première fois, ont fait le choix de l’aventure. Il appartient à la gauche de leur proposer d’aller plus loin et de donner à chacune de ces aventures une ampleur et une ambition collectives !

Stéphane Distinguin
Entrepreneur et animateur de l’écosystème de l’innovation à Paris et à San Francisco. Fondateur defaberNovel, concepteur de La Cantine numérique et cofondateur de nombreuses start-up.

1.Selon Wikipédia, le terme d’« industries créatives » (creative industries) fait référence aux activités économiques concernées par la génération ou l’exploitation d’informations ou de connaissances. On emploie aussi les termes d’« industries culturelles » (cultural industries) surtout en Europe (Hesmondhalgh, 2002) ou d’« économie de la création » (creative economy). Richard Florida, chercheur au Martin Prosperity Institute de l’université de Toronto, a été l’un des premiers à théoriser l’apport déterminant d’une nouvelle catégorie socio-économique (la creative class) à la compétitivité et à l’attractivité des grandes villes « postindustrielles » en Amérique du Nord. Politiquement et sociologiquement discutable, cette notion de « classe créative » est, en matière économique, la plus créatrice d’emplois qualifiés et la plus difficile, par nature, à remplacer ou à délocaliser.
2. « The Importance of Startups in Job Creation and Job Destruction in Kauffman Foundation Research Series », Firm Formation and Economic Growt.

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