En plein printemps arabe, ne respectons pas la forme académique traditionnelle des articles en sciences politiques, et répondons d’emblée à la question posée : qu’on le regrette ou qu’on s’en réjouisse, il n’existe pas de politique étrangère française de gauche — pas davantage qu’il n’en existe une de droite, du reste — notamment parce que la gauche française présente des convictions et des sensibilités diverses, parfois antinomiques, voire tout à fait antagonistes. Il convient de faire un sort à cette représentation mythifiée selon laquelle il y aurait une gauche, sorte de bloc monolithe, de groupement d’individus arc-boutés sur un socle cohérent de valeurs et d’objectifs communs. Plusieurs grandes tendances et sous-courants fluctuants et poreux coexistent sur le terrain social, économique et sociétal ; il en va de même en matière d’affaires étrangères où l’on peut distinguer, dans la formation de gouvernement que constitue le Parti socialiste, trois sensibilités au moins.
En premier lieu, voici le courant tiers-mondiste. Présent dès la création du PS en 1971 ainsi qu’au PSU et dans les milieux catholiques de gauche (mais moins au PCF, surtout inféodé alors à Moscou), il affiche une défiance profonde — sinon une vraie détestation — à l’endroit des États-Unis et d’Israël, entretenant a contrario une sympathie marquée pour des régimes (ou des groupes) nationalistes arabes, admis comme plus ou moins laïcs, et une vraie complaisance pour Cuba et quelques autres dictatures « progressistes ». De cette tendance sans cesse plus puissante à gauche dans les années 1970-80, soutenue et même incarnée par Le Monde diplomatique, sortiront notamment, pour ne prendre que de hauts responsables, un Claude Cheysson et un Roland Dumas, ministres des Affaires étrangères successifs de François Mitterrand (1). La realpolitik adoptée par le président du « changement » quatorze années durant, la chute du bloc de l’Est, ainsi que l’inanité des slogans anti-impérialistes les plus éculés (pays frères, néocolonialisme, Nord contre Sud, etc.) auront eu raison de la ferveur tiers-mondiste militante, en tout cas au PS. À l’heure actuelle, seuls l’extrême gauche cherchant à recruter chez les immigrés d’origine africaine et le PCF orphelin de l’Union soviétique demeurent imprégnés des théories tiers-mondistes, parfois confondues ou conjuguées avec un écologisme proactif.
Ce courant a longtemps trouvé l’alliance objective — en particulier sur le rejet commun des États-Unis — des souverainistes de gauche, représentés depuis les années 1970 par Jean-Pierre Chevènement et, dans une moindre mesure, par Paul Quilès. Même si aucun d’eux ne dirigera la diplomatie française (ils seront ministres de la Défense), leur influence respective demeurera substantielle dans les débats de politique étrangère (2). Ajoutons qu’à droite, ce positionnement anti-atlantiste correspondait fort bien au main stream du gaullisme historique ; l’Irak du dictateur Saddam Hussein, tout au long des années 1975-90 (voire au-delà), réunit et illustre alors tous les courants de ce tiers-mondisme particulièrement présent dans la diplomatie et la classe politique françaises.
En second lieu, voici la tendance qu’on peut qualifier de mendésiste : plutôt pro-américaine — du moins tant qu’un W. Bush ne complique pas cette proximité — et pro-israélienne, favorable de façon générale aux régimes démocratiques et très attentive aux droits de l’homme, sans complaisance avec les dictatures (y compris celles situées sous les tropiques ou l’équateur…), cette gauche tout aussi antitotalitaire qu’anti-impérialiste, et donc camusienne à certains égards, est moins représentée que l’autre dans le premier cercle du pouvoir sous François Mitterrand, même si l’on y trouve tout de même des personnalités comme Jacques Attali et Bernard Kouchner.
Aujourd’hui, quarante ans après le congrès d’Épinay, vingt ans après la victoire électorale de François Mitterrand, cette seconde tendance l’emporte largement, tant parmi les spécialistes et/ou futurs responsables putatifs des affaires étrangères au PS (de Jean-Christophe Cambadélis à Pierre Moscovici) que chez les intellectuels de la gauche modérée engagés dans les débats outre-frontières (d’ Alain Finkielkraut à Bernard-Henri Lévy). À cet égard, il est intéressant de noter que trois des quatre personnalités à avoir ouvertement soutenu, en 2003, l’intervention de la grande coalition américaine en Irak — à savoir Pascal Bruckner, Romain Goupil et Bernard Kouchner — s’affirmaient de gauche (3)…
Cela dit, avec l’affaiblissement progressif puis le brusque effondrement (2011) de la traditionnelle politique arabe de la France et la perte d’influence de ses promoteurs — qu’ils fussent gaullistes ou issus de la gauche —, ainsi qu’un réel désengagement stratégique de l’Afrique subsaharienne, le clivage tend à se recentrer sur d’autres débats, comme par exemple celui portant sur le type de défense à privilégier, européenne ou transatlantique. Chez les géopolitologues de gauche en vue, Louis Gautier ou Jean-Pierre Maulny s’inscriront plutôt en faveur de la première, François Heisbourg ou Bruno Tertrais, plus atlantistes, seront partisans de la seconde. Mais aucun parmi eux — et le constat vaut pour les politiques au PS — ne s’afficheront en défaveur à la fois de l’Europe et de l’alliance atlantique.
En troisième lieu, un phénomène plus qu’une tendance existe — à gauche, mais pas seulement — dans le domaine de la politique étrangère : l’ultraréalisme. Au PS, c’est Hubert Védrine qui l’incarne presque à lui seul, secrétaire général de l’Élysée sous François Mitterrand puis ministre des Affaires étrangères du gouvernement Jospin sous Jacques Chirac, et figure emblématique française d’un courant de pensée fortement implanté dans de nombreuses chancelleries et écoles diplomatiques dans le monde. Aux États-Unis, un Kissinger naguère, des Scowcroft et autre Brzezinski à peine plus récemment, firent les beaux jours d’un réalisme confinant parfois au cynisme froid. En France, cette tendance pourfend surtout l’atlantisme, la défense européenne, et, plus encore, l’attachement aux droits de l’homme, volontiers baptisé avec mépris « le droit de l’hommisme ». L’invocation des seuls intérêts supérieurs de l’État, pragmatiques et rationnels, tient parfois lieu de structure de pensée pour les réalistes, dont on se demande ce qu’il subsiste de gauche (et tout bonnement d’humanisme) dans leur dispositif idéologique. Or, la question est-elle pertinente ? Comment qualifier la politique que mena pour l’essentiel l’unique président de gauche (du moins élu sur un programme de gauche) — qu’a connu à ce jour la Ve République ?
Une fois un président en poste pour sept longues années au moins (cinq depuis la réforme de 2002), il doit composer avec les conditions qui se présentent à lui. Fi de la célèbre et fanatique exhortation de Lénine (« si les faits ne vont pas dans notre sens, tant pis pour eux ! »), les présidents de la Ve République (et avec eux tous les hommes d’État non fanatiques) doivent se résoudre à adopter la posture wébérienne de « l’éthique de responsabilité » au détriment de « l’éthique de conviction ». De droite comme de gauche, de sensibilité tiers-mondiste ou atlantiste, un contexte s’impose dès leur prise de fonction. On se souviendra longtemps d’un François Mitterrand fraîchement élu visitant le stand français du salon de l’aéronautique du Bourget, le 5 juin 1981, après avoir ordonné que soient désarmés les chasseurs bombardiers Mirage ! On s’en souviendra d’autant mieux que ce sera la première et la dernière fois… Car aux excellentes (mais angéliques ?) intentions de cet élu du « changement » — du discours de Cancun d’octobre 1981 aux appels au règlement des conflits par des voies pacifiques — répondront d’implacables réalités. Restrictions budgétaires obligent, l’aide aux pays en voie de développement stagnera ; face aux blindés libyens envahissant le Tchad allié, on dépêchera les Jaguar (bel et bien armés !) et autres parachutistes pour sauver Ndjamena en 1983 ; au durcissement soviétique on répondra fermement que « les Euromissiles sont à l’est et les pacifistes à l’ouest », et on poursuivra les essais nucléaires dans le Pacifique en coulant à l’occasion un navire de la gênante ONG Greenpeace, le Rainbow Warrior, en 1985… De fait, ceux qui avaient cru à l’avènement d’un chef de l’État intervenant moins — ou de façon pacifiste — dans les affaires du monde en général et de l’Afrique en particulier, en seront pour leurs frais : Liban, Tchad, Irak, Yougoslavie, Rwanda seront autant de théâtre d’interventions non seulement politiques mais militaires. Avec, dans ce dernier cas au moins, un résultat affligeant.
Enfin, de manière plus formelle, presque technique peut-être mais en aucun cas anecdotique, la difficulté de dégager une politique étrangère partisane tient aussi à la nature même du nouveau régime. La Constitution de 1958 accorde en effet des prérogatives majeures au président de la République dans la conduite des affaires extérieures, et en dépossède presque totalement la représentation nationale. Taillé sur mesure pour un général de Gaulle pensant le monde et obsédé par le « rang » et la « grandeur » politiques de la France, le texte constitutionnel (plus généreux d’ailleurs dans l’esprit qu’à la lettre) permettra à chacun de ses successeurs, de Georges Pompidou à Nicolas Sarkozy sans exception, de mener pratiquement seuls la politique étrangère du pays. François Mitterrand fera du texte une interprétation si extensive qu’il créera des officines secrètes et un canal de décision parallèle à la tête de l’état-major des armées, tristement efficace lors du drame rwandais de 1990-1994.
Sous la IVe République, les partis politiques prédominaient à la Chambre — et par conséquent au gouvernement — disposant d’une relative absence de tutelle, en particulier avec un chef de cabinet chutant en moyenne tous les six mois… Ainsi lorsque Soviétiques, Américains, Arabes et autres Israéliens (les États d’Afrique subsaharienne, sauf rares exceptions, ne sont pas encore indépendants lorsque tombe le régime en 1958) cherchaient à orienter dans le sens de leurs intérêts respectifs la politique officielle de Paris, ils devaient pratiquer l’entrisme au sein de gouvernements de coalition systématiquement composites et éphémères. Jouer des rivalités interpartisanes à la Chambre des députés s’avérait également nécessaire, l’Assemblée nationale ayant voix au chapitre sur certaines questions extérieures, notamment budgétaires. Avec l’avènement du système gaullien, jacobin et centralisé, le modus operandi ne fonctionne plus. Si le chef de l’État est bien élu à la tête d’un parti, au soir de son élection, il devient le président de tous les Français, primus inter pares situé au-dessus des partis.
C’est d’autant plus vrai en France que la fonction présidentielle se double de la persistance d’une tradition politique nationale bien établie, pour le meilleur et pour le pire : la continuité de l’État. Même lorsque le président change de couleur politique — Giscard d’Estaing après Pompidou, Mitterrand après Giscard d’Estaing, Chirac après Mitterrand — ce qui prédomine, ce sont les grandes tendances. Ainsi, même quand la volonté de changer substantiellement est patente, le Quai d’Orsay, véritable courroie de transmission de la volonté élyséenne sur des temps relativement longs, ne suit pas toujours avec la célérité souhaitée par le nouveau chef de l’État.
Jusqu’à une éventuelle victoire du PS à la présidentielle de 2012, on ignore évidemment ce que sera la politique étrangère du nouveau président socialiste, notamment en Méditerranée. Sa personnalité, son expérience propre, son entourage et, bien entendu, ses convictions révéleront des choix et contribueront à les forger.
Mais une chose est sûre : sans volonté de maintenir la France au niveau d’une puissance importante d’une part, sans moyens budgétaires sérieux en matière de défense pour soutenir ce projet d’autre part, on ne se demandera plus si ce président exerce une politique étrangère française de gauche, mais s’il exerce tout simplement une politique étrangère…

Frédéric Encel
Professeur à l’ESG Management School et maître de conférence en relations internationales à l’IEP Paris.

(1) Tandis que le gaulliste de gauche Michel Jobert, ancien ministre des Affaires étrangères de Georges Pompidou incarnant tout à fait cette tendance, sera nommé ministre de la Coopération.

(2) C’est notamment vrai pour Chevènement sur la Méditerranée et l’alliance transatlantique, et pour Quilès sur le rôle controversé de la France au Rwanda avant et pendant le génocide de 1994.

(3) Le quatrième homme était alors le philosophe André Glucksmann.

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Un commentaire

  1. 2 grossières erreurs…

    Cambadélis a pris un tournant nettement anti-israélien…

     »
    – Vous reprochez à Nicolas Sarkozy d’avoir déséquilibré la politique française au Proche-Orient. Pouvez-vous préciser votre jugement ?
    – Nicolas Sarkozy s’est intégré dans un premier temps au dispositif néoconservateur de Bush dont le Likoud était la pierre angulaire au Moyen-Orient. Il s’est refusé à voir que les colons prenaient en otage le conflit et, d’un certain point de vue, la sécurité du Monde. Il a cru qu’en multipliant les concessions, alors qu’il était président de l’Europe, ceci lui permettrait d’être l’interlocuteur d’Israël.
     »

    …un tournant qui semble nettement inspiré par un Pascal Boniface. Et c’est là la deuxième erreur importante. Omettre de citer un personnage aussi productif dans la sphère socialiste, très proche de Védrine. A moins que « Jean-Pierre Maulny » dir adjoint de l’IRIS soit le code-word pour Boniface…directeur de l’IRIS. ;o)