À Hélène Tubiana-Vuillet

Le destin extraordinaire du jeu de mots bientôt centenaire « la Wachkyrie » sur La Walkyrie de Richard Wagner, créé par un poilu anonyme au cours de la Première Guerre mondiale, reste présent dans la marque La Vache qui Rit lorsqu’elle participe de fait à la révolution égyptienne à partir du 25 janvier 2011 à travers ce qui reste le premier choix populaire et démocratique de base : celui du consommateur, de l’alimentation.
Et cela, juste après le triomphe spectaculaire du même opéra La Walkyrie à la Scala de Milan avec, à la tête de son orchestre, le chef et virtuose Daniel Barenboim, représentant éminent du Mouvement de la Paix israélien. Retransmission en direct par les télévisions de toute la planète le 7 décembre 2010.

C’est le paysage imaginaire et symbolique puissant de cette coïncidence que je vais déplier et déployer. En constatant, pour le décrire et le faire entendre, qu’elle n’est pas qu’un hasard de calendrier, ou qu’il est objectif : recèle de passionnantes relations de nécessité.

Pour qui La Vache qui Rit rit : pour les Arabes de 2011
Pendant la révolution d’Égypte, à partir du 25 janvier 2011 et en février, distributions massives sur la place Al Tahrir au Caire, qui en est le gros coeur battant, de portions en triangles de la marque française de fromage fondu La Vache qui Rit.
Lorsque l’on publiera les récits de cette histoire, La Vache qui Rit y aura sa place. Je prends les devants.
On revenait de loin : à la fin du XXe siècle, La Vache qui Rit avait été la cible d’une attaque terroriste des islamistes sous la forme d’une rumeur arme de destruction massive — la calomnie qu’elle contiendrait de la graisse de porc. La maison Bel dut batailler pendant des années pour remonter le courant et rétablir la vérité. L’affection fraternelle de la place Tahrir de 2011 pour les fameux petits triangles couronne cette juste lutte et consacre l’honneur de la rouge rieuse : elle est bien une alternative au saucisson et au jésus de Lyon (qui restent permis aux coptes).
Dans les cultures musulmanes traditionnelles, le fromage n’existait pas. Mais La Vache qui Rit fut adoptée parce qu’elle se conserve sans réfrigérateur, sans cette « chaîne du froid » qui… enchaîne le consommateur. C’est là son grand atout technique, révolutionnaire en pays chauds. La preuve de la popularité du produit français en Égypte fut que le surnom « la vache qui rit » de Moubarak dans sa jeunesse lui resta lorsqu’il accéda au sommet de la pyramide du pouvoir en octobre 1981. D’où les banderoles de la place Tahrir en 2011 avec sa tête caricaturée en Vache qui Rit au moment même où celle-ci est une nourriture de base familière allant de soi pour les manifestants. Moubarak côté « qui rit », parce qu’il arborait en permanence une large denture figée d’acteur glamour sucré dans les mauvais films orientalistes. Côté « la vache » à cause d’un jeu de mots sur son nom. Le mot « barack » signifie « béni » en arabe et dans le prénom du président Barack Obama, qui s’appelle aussi Hussein comme le petit-fils du prophète Muhammad. De là « avoir la baraka ». Mais un jeu de mots par anagramme — de « barak » à « baquar- », soit « baquarah » : « la vache » — fit basculer le nom Moubarak dans son surnom. Un des textes les plus importants du Coran s’intitule « La sourate de la Vache », « Al-Baquarah ». Dans les pays utilisant l’arabe, La Vache qui Rit s’appelle « al-Baqarahad-Dahika ». Au début 2011, toute la planète mondialisée découvre les mots arabes « thaora », révolution, et « tahrir », libération.
La Vache qui Rit a sauvé l’honneur de la France sur la place Tahrir, malgré la catastrophe diplomatique officielle. Bien meilleure diplomate que « MAM », Madame sans âme (Alliot-Marie). La Vache qui Rit, c’est dix millions de triangles par jour dans le monde, trois milliards six cents millions par an. Un pays qui a inventé la photographie, le cinéma, l’avion, l’automobile, la notion de droite et de gauche en politique, le moyen de lire les hiéroglyphes égyptiens, le slip de couleur, le porte-jarretelles et La Vache qui Rit ne peut pas être tout à fait mauvais.

Une vache rouge ? Emblème aussi de la vaccination…
La variole fut le « Mal rouge ». La vache en délivra l’humanité. Dans le mot « vaccination », la première syllabe maintient ce lien : en latin « vacc-(a) », « la vache ». La variole était la première cause de mortalité dans l’Ancien Régime. Elle frappait toutes les classes sociales, tuant un enfant sur cinq entre un an et quinze ans. Cela en permanence : pas comme la peste par crises violentes, parfois massives, mais limitées dans leur durée. Un virus très contagieux. Quatre jours d’une fièvre très élevée, puis des tâches rouges. La mort intervenait en quelques jours ; ceux qui en réchappaient restaient marqués à vie par d’affreuses cicatrices. En France, cent mille morts par an. Victime spectaculaire : le roi Louis XV, en 1774. Toute sa puissance ne lui servit de rien. Dans son lit d’agonie, « il pourrit tout vif », rapporte l’un des quelques témoins à supporter la puanteur. Sous le Bourbon du portrait officiel, sous l’ex-« Bien Aimé » devenu un des plus détestés, et que l’on a dit puni comme tel par le Ciel le frappant du « Mal rouge » — « Dieu seul est grand, mes frères » (Massillon) — , je vois désormais se profiler en filigrane… la tête de La Vache qui Rit. Elle est plus forte que Versailles. Plus rassurante.
Quelques mois après, le successeur Louis XVI, jusque-là réticent, accepte de se faire « inoculer » (avec du pus humain de varioleux), et toute sa famille avec lui : donnant ainsi à toute la nation un exemple… révolutionnaire. Ce fut un coup de tonnerre pour toute l’Europe. Il lancera de même, plus tard, la pomme de terre de Parmentier : ce roi avait l’étoffe d’un excellent publicitaire, décidément. Pour saisir toute l’importance de son saut thérapeutique dans l’inconnu d’une confiance nouvelle, il faut lire La variole, les nobles etles princes, l’un des très bons ouvrages du grand historien Pierre Darmon (1). Quand j’entends le nom « Louis XVI », je ne sors pas ma guillotine, mais cette décision et son courage.
Son sang m’est sympathique : pas comme « royal » ou « bleu », cela n’a pas de sens pour moi, mais comme atelier volontaire pour le progrès de la médecine ; de la lutte collective contre la maladie. Il n’y avait pas de méchanceté dans cet homme-là, mais un vif intérêt pour les grandes découvertes, les voyages et les collections, pour les changements réformateurs réels. C’était un type « bien ».
1798 : le médecin britannique Edward Jenner (1749-1823) lance la « vaccination » grâce à l’assistance des vaches du Gloucestershire et du pus sur leurs pis, contenant du virus bovin — moins dangereux pour l’homme mais provoquant chez lui la fabrication d’anticorps protecteurs. Le « virus des vaches », « virus vaccinus », « virus vaccin », donne le mot « vaccination », dont aujourd’hui l’humaine ingratitude oublie le rapport à la vache. C’est par là que celle-ci mérite d’être « sacrée ». Pas par une mystique hindoue : pour des motifs rationnels, scientifiques, médicaux. Dès le tout début du XIXe siècle, le nombre de morts par la variole a chuté à dix mille. Dix fois moins en quelques années. Merci les vaches. Chaque image de La Vache qui Rit corrige la méchanceté malheureuse parce que mal informée — mais désinformante : pardonnez-leur, ils ne savent pas ce qu’ils disent, et de là font faire, et font —, proférée contre les vaches guérisseuses par l’homme au monde le plus supposé connaître le latin : le pape. Léon XII fulmine en effet en 1829 cette malédiction oublieuse du boeuf de l’étable de Noël et de celui, emblématique, de l’Évangéliste : « Quiconque procède à la vaccination cesse d’être enfant de Dieu ; la variole étant un châtiment voulu par Dieu, la vaccination n’est qu’un défi contre le Ciel. »
Le futur inventeur du fromage industriel Léon Bel est encore un enfant, mais vacciné, et élevé au milieu des vaches, lorsque Louis Pasteur, qui est du Jura comme lui, étend en 1885 à toutes les inoculations le mot « vaccination », cet hommage permanent aux vaches auquel correspondra de façon inconsciente — enfin rendue consciente par moi — le logo visuel de La Vache qui Rit déposé en 1921 par Bel. Je dis qu’il s’agit d’une mise en image de la vaccination. De sa Joie spinoziste. « Inversion en bien » de l’horreur séculaire du « Mal rouge ».
Le mot « vache » en latin continue ainsi de désigner la première révolution médicale dans l’histoire du monde moderne : une de ces « ruptures épistémologiques » capitales et fondatrices dont Michel Foucault enseigne les généalogies. En vertu des pouvoirs que son amitié et sa lecture m’ont conférés, j’élève ici La Vache qui Rit à sa dignité foucaldienne.
Le rouge de La Vache qui Rit est à mes yeux celui d’une Légion d’honneur mondialisée, pour services rendus par l’espèce des vaches, bos taurus, à l’espèce humaine, homo sapiens. Dans ce qui reste, certes, un logo visuel commercial — et pourquoi pas, tant mieux : voici une entreprise, française, restant localisée en France dans son « terroir », et en même temps mondialisée à fond et sans complexes, sans problèmes de religions et de nuances colorées de l’espèce humaine une et indivisible —, rien ne m’empêche de voir aussi l’image de la vache comme bienfaitrice de l’humanité. Non pas la vache comme viande, mais comme lait et vaccin. Pas l’animal que l’on tue, mais celui qui fait vivre : qui nourrit et guérit. Non pas le rouge du sang versé, mais celui du sang sauvé. Le rouge de la santé face à celui du « Mal rouge ».
Fable moderne de La Fontaine : quand elles regardent passer les trains, les vaches calculent quel pourcentage leur serait dû, si les choses étaient justes, de toute cette économie ; et quelle proportion de ces humains en troupeaux se rend compte que le mot « vacances » commence comme « vaccinations », quoique sans lien d’étymologie : pas d’insouciance sans précaution, dit ce jeu de mots involontaire ; et aussi que la vache sait peut-être mieux… vaquer. Quel est, selon Nietzsche, l’occupation première du philosophe ? La rumination. Ce qui lui permet de sortir posément des vacheries. Bien réfléchies.
À la question « Pourquoi La Vache qui Rit rit ? », je réponds : parce qu’elle est heureuse d’avoir sauvé tant de vies humaines et de nourrir si facilement tant de populations sur tout le globe, sans chichis de vaisselle ni d’entretien ni de conservation. Grâce aux vaches de la vaccination, ne dites plus : « Mort aux vaches ! », pensez : « Vie par les vaches ». Grâce désormais aussi — bravo l’Égypte ! — à la place Tahrir et aux distributions républicaines de triangles de Vache qui Rit, symboles de la vache Hathor revenant chez elle non plus comme une déesse, mais comme une militante de la liberté, de la démocratie, de l’égalité des femmes.
En 1980, la variole a été déclarée « éradiquée » par l’Organisation mondiale de la santé : elle n’existe plus comme maladie. Voilà pourquoi La Vache qui Rit rit. On l’applaudit bien fort.

La vache, dans le monothéisme, ça ne rigole pas
La vache Hathor est la déesse égyptienne de la fécondité, de la nourriture, de la vie ; mère symbolique du Pharaon. Même peinte ou statufiée sous sa forme de (très belle) femme, elle porte un disque entre ses cornes (celui du soleil) et garde des oreilles de vache : La Vache qui Rit, dont on ne voit que le visage, est vendue dans une boîte en forme de disque et elle porte aux oreilles des disques qui sont à l’image de sa boîte, donc avec sa tête dessus, qui à nouveau en boucles d’oreille porte…, qui elles-mêmes…, sans fin. Avec cette « mise en abyme » (« y »), La Vache qui Rit, c’est l’infini à la portée des enfants. Dans le logo visuel de la marque de fromage fondu, le style d’humanisation d’une tête d’animal n’est pas égyptien, mais typique du dessinateur Benjamin Rabier (1864-1939), son auteur, inspiré de La Fontaine. Cette humanité optimiste est induite par le rire, le « qui rit » de la vache : « Pour ce que rire est le propre de l’homme » (Rabelais).
On l’a dit, l’une des sourates les plus importantes du Coran s’intitule « La Vache ». Avec la révolution de la place Tahrir, Le Caire et Alexandrie redeviennent un phare : c’est de là que la Bible est devenue mondiale, avec sa traduction en grec par soixante-dix rabbins, les Septante, à partir de 270 avant J.-C. Moïse y est d’abord un enfant adoptif du Pharaon avant de se révolter contre lui au nom de la liberté, du peuple et de Dieu ensemble. Neuf siècles après, il est le personnage le plus cité dans le Coran, sous son nom arabe Moussa et en respectant le récit de son message. Mon avis est que son « interdit de la représentation » n’est pas une sorte de mouvement de mode esthétique par goût de l’abstraction ; mais que le Veau d’Or de la Bible et du Coran est là comme fils de la Vache-déesse, de Hathor, et, donc, une image du Pharaon. Du pouvoir d’État.
En apprenant le succès de La Vache qui Rit installée place Tahrir en amie du peuple pour la résistance au Veau d’Or,
c’est-à-dire à la dictature, j’ai repensé au dangereux quiproquo sur cette scène fondatrice de la Bible et du Coran : déplacer la faute sur l’or au lieu du « veau » (c’est-à-dire, selon moi, le « fils » de la Déesse-vache : le Pharaon). Peu importe que la figure animale ou humaine d’idolâtrie soit fabriquée de métal, de pierre, de dessin, de peinture : ce qui est condamné est le fait de statufier un pouvoir éphémère, qui n’est qu’humain, trop humain, au point d’avoir tête d’animal, et de se comporter de façon bestiale. Bien avant Staline, le « culte de la personnalité » est combattu par la Bible et le Coran. Tel est le républicanisme radical du monothéisme dans sa première grandeur.
Le grave contresens fut propagé par l’un des airs les plus célèbres de l’opéra français : « Le Veau d’Or est toujours debout ! On encense sa puissance d’un bout du monde à l’autre bout… Et Satan mène le bal… » C’est ainsi que le Faustde Gounod, en 1859, décrit le culte de l’argent dans l’orgie de fric qu’Émile Zola nomme La Curée, et qui caractérise le régime du Veau moubarakien Napoléon III, méprisé par Victor Hugo, pourléché par Philippe Séguin. Il suffira aux antisémites d’ajouter à cet air d’opéra que les Juifs seraient les organisateurs, les servants, les profiteurs, forcément diaboliques, de ce retour au Veau d’Or… dénoncé par leur propre Livre. Entraînant dans leur vice les sociétés et les nations. Et c’est contre le peuple qui donna au monde le nom et la parole de Moïse que l’on appelle à répéter son geste punisseur.
Karl Marx avait donné une allure théoricienne au déplacement du Veau à l’Or dans La Question juive, en 1843. Ce long article ne se voulait pas antisémite, ni d’inspiration ni de direction, mais il fut utilisé dans ce sens à cause du contresens : le Veau d’Or, symbole du capitalisme, dont les Juifs seraient les maîtres, remplaçant Dieu par l’argent. Mais où sont passés les chefs d’entreprise italiens catholiques de la Renaissance, dont les papes ? Les trafiquants d’esclaves portugais, britanniques et français (les Juifs étant exclus de la traite par le Code noir) ? Les impérialistes espagnols du Siècle (de Veau) d’Or ?
L’accumulation ascétique et l’austère audace protestantes — religion de conversion du père de l’auteur du Manifeste duparti communiste parce que le judaïsme coupait de l’accès à la fonction publique en Prusse ? Le Coran est meilleur historien et transmetteur que Marx : il ne parle que du Veau, pas d’Or.
Il fait savoir que le combat de Moïse porte sur la retombée, la rechute, la régression dans l’idolâtrie d’une religion de l’État et des déesses — de la femme traitée en vache. Ce texte de Marx n’est pas un pamphlet antisémite dans le genre de ceux de Céline, mais son auteur aura été, depuis plus d’un siècle et demi, à la fois une lecture obligatoire dans les États se disant marxistes, et une lecture libre mais quasi obligée dans les sociétés démocratiques : combien de centaines de millions de personnes exposées à sa redoutable erreur sur le Veau d’Or ? Un effet de pénétration et d’imprégnation de longue durée, qui offrit un coup de tampon de crédibilité de gauche et « scientifique » à l’argument du « culte juif du Veau d’Or » lorsqu’il réapparut chez un Hitler et un Céline. Aujourd’hui,
Mein Kampf et les deux, trois textes criminels marginaux de ce Français ne sont plus accessibles à la vente publique, depuis près de soixante-dix ans ; mais la massive et dure et séculaire affaire du contresens sur le Veau d’Or n’est toujours pas déconstruite. Ce travail ne peut se faire qu’en revenant à la Bible et au Coran. En utilisant, par exemple — ce que je viens de faire ici —, la coïncidence entre l’image de La Vache qui rit circulant sur la place Tahrir pendant l’événement historique de janvier-février 2011, et les figures de la vache Hathor, juste à côté, dans les musées, les tombeaux, les pyramides. Ce sont des strates archéologiques du sens vivant. Dégagez-les des contresens surimposés et mortifères. Libérez la vérité.

D’un jeu de mots agressif à une marque neutre
La Vache qui Rit est l’exemple étonnant d’un jeu de mots devenu une réalité industrielle extraordinaire alors que
son auteur est resté anonyme, comme ceux des superbes slogans de Mai 1968 à Paris ou de la place Tahrir en 2011.
Une fois promu logo et marque, son origine comme trouvaille de propagande dans une guerre atroce disparut ; puis sa fabuleuse mondialisation commerciale rendit cette neutralité définitive. Ne reste qu’un pur signe de tendresse : un animal « humanisé » sympa et philosophe. Son rire n’apporte que du bonheur, talisman de l’optimisme. Je vais retracer le labyrinthe historique et psycho-anthropologique de cette élaboration, sans contredire son fonctionnement ; au contraire pour l’accompagner. Voici les étapes d’une rigolade paysanne, d’une plaisanterie de garçon de bains, d’une poilade de poilus, parvenue par des jeux de langage successifs au statut envié d’une des personnalités commerciales de logo mots/image les plus esthétiques et efficaces sur la planète.
Premièrement : à partir de 1871 et de la nouvelle frontière française avec l’Allemagne passant au milieu de la Lorraine, les Lorrains côté français (mes ancêtres récents étaient des deux côtés) commencèrent à appeler « les vaches » les garde-frontières d’en face, allemands. Ce sobriquet allait connaître dans toute la France une grande carrière de mot d’argot, mais on oublia vite qu’au départ il était « bilingue » : sur les guérites et les postes en maçonnerie figurait le mot allemand « Wache », « garde », « surveillance », même racine que « wach » « éveillé » ou « Erwache », « réveille-toi ». Rien à voir avec des bovidés : la prononciation est différente de celle du mot français « vache ». Mais le cocasse consiste à faire semblant de lire en français (« vache ») un mot allemand (« Wache »). Les bilingues de la frontière savaient très bien (ils affectaient de confondre) que le son français mouillé de « vache » n’était pas le son âpre allemand de « Wache », sorte de double r (prononcer « varreû », le w allemand est un v français). Et ils connaissaient l’autre ch allemand, au son pas rude, encore plus liquide que le « vache » français : celui de « ich », « je, moi ». Il se prononce comme « quiche lorraine ». Le surnom « les vaches » s’étendit bientôt à tout Allemand portant un uniforme. Puis, il diffusa dans toute la France avec le « Mort aux vaches ! » anar jeté aux forces de l’ordre françaises : policiers, officiers.
Deuxièmement : pendant la guerre de 1914-1918, les camions ravitailleurs allemands circulant sur le front pour apporter de la viande aux soldats dans les tranchées, arboraient un emblème se référant aux Walkyries, ces personnages de vierges casquées en armure, supposées ramasser, pour les collectionner, les cadavres des héros morts sur les champs de bataille. Vaguement citées dans les « sagas » (contes) vikings et germaniques d’avant Charlemagne, elles avaient été récupérées par le compositeur Richard Wagner et remixées avec la figure grecque d’Athéna pour les quatre opéras d’heroic fantasy préhollywoodienne d’avant-garde composant sa Tétralogie, dont le deuxième, La Walkyrie. Je trouve écoeurant de sadisme, inconscient ou pas, d’avoir imposé, pour livrer de la barbaque, le symbole de ces croqueuses de mort professionnelles de la thanatopraxie, à des hommes qui sans cesse voyaient les corps de leurs camarades déchirés en morceaux sanglants, se disant que leur tour pouvait venir à tout instant.
Troisièmement : les Français, pour le même service d’intendance, mirent au point des véhicules RVF, « ravitaillement en viande fraîche ». Et l’image qu’ils choisirent comme insigne, une vache éclatant de rire, puis le surnom qu’ils lui donnèrent, « la Wachkyrie », étaient destinés à railler les camions d’en face. Ce jeu de mots est auditif et ne fonctionne qu’en français, puisqu’on retrouve la distorsion entre les deux sons différents du ch en allemand, le mouillé et le rude. En allemand, « Wachkyrie » ne se prononce pas « vache » et le verbe français « rire » n’y est pas entendu ; alors qu’en français, on a la condensation en un mot d’une idée en trois : « Mort aux vaches Walkyries » — d’où la réussite de la mécanique comique, du ressort qui se déclenche (comme l’ont bien vu deux chercheurs sur la question du rire, Bergson et Freud).
Quatrièmement : cette vache sur les camions du « ravitaillement en viande fraîche » était due à Benjamin Rabier (1864-1939). Son premier personnage original, en 1898, avait été un motard ado en culotte de golf, Tintin Lutin : il inspirera… Hergé. Puis il se fit une spécialité des animaux à visage humain : en 1906, une admirable édition illustrée des Fables de La Fontaine, qui atteint aujourd’hui des cotes élevées. Dans la même veine : Le Roman de Renart et l’Histoire naturelle de Buffon. En 1907-1908, il publie un journal, Histoire comique et naturelle des animaux, où l’on reconnaît aujourd’hui des traits de la future Vache qui Rit. 1914 : aux fins d’agrémenter le moral des troupes, l’état major lance un appel d’offres pour un logo visuel revigorant du RVF qui fasse concurrence à la Walkyrie des Boches. Rabier remporte le concours avec une tête de vache humanisée, dont le rire diffuse le sain optimisme de la langue de bois dans toutes les propagandes de guerre. Un genre que le dessinateur pratiquait avec verve dans les magazines : en bandes dessinées, avec les aventures du chien-soldat Flambeau (nom du grognard dans L’Aiglon d’Edmond Rostand) ; et par la caricature : l’héritier de la couronne d’Allemagne, le Kronprinz, devient… « le Clown-Prinz » — même principe de mélange comique des langues que pour « la Wachkyrie ».
Cinquièmement : un certain Léon Bel, 36 ans, fromager de son état dans le civil et dans le Jura, avait été affecté, vu son âge, dans ce même régiment « du train » et du RVF. Il était dans le lait, le voici dans la viande. Tant pire ! C’est pour la Patrie ! On peut dire qu’il en aura vu passer, pendant toutes ces années, des camions avec la vache dessus, peinte en couleurs avec marqué « la Wachkyrie ». Il les conduisait, les déchargeait, les garait ; pour sûr, ça chômait pas. Mais jamais, non, jamais, il n’avait fait le rapprochement. Pas un instant il ne lui venait à l’idée que cette peinture, ce nom pourraient un jour le concerner à ce point et dans son vrai métier, là-bas, à la maison, faire sa fortune et rendre son nom célèbre, fournir du travail à des milliers de gens, en nourrir des millions. Après la démobilisation, il était rentré retrouver ses vaches et sa femme, et s’occuper de rattraper le temps perdu pour monter son projet de fromage fondu industriel vendu dans des boîtes en métal. Il lui manquait un nom pour la marque, et une image pour mettre sur le couvercle, il hésitait, c’était tellement important, un nom qui dit tout, d’un coup, qui est déjà la meilleure réclame à lui tout seul, et une image qui plaît, qu’on aime revoir, et surtout quand les deux marchent bien ensemble, comme une identité qui devient celle du client… Mais le client, ce sont des milliers de personnes différentes, même, pourquoi pas, des centaines de milliers : comment trouver une identité dans un nom et une image qui puisse être à la fois celle de chaque client et celle de tous en même temps ? Il se décida pour « Fromage Moderne ». Mais déjà, dans sa tête, il caressait… « Fromage de Monsieur ». Et Madame, elle mange pas ? Le féminin, à Léon, c’était pas son truc. Voilà-t-il pas qu’un beau matin, en 1919, le facteur lui apporte la partition d’un fox-trot qu’un de ses copains de régiment, qui signait « Clapson », venait de composer : de la musique pour danser, moderne, américaine, et qui se moquait de celle de Wagner, qui était fichue maintenant (comme tout ce qui était boche) et qu’on n’écouterait plus jamais. Tous les amis du temps de guerre allaient recevoir la même feuille imprimée et illustrée (je l’ai vue), avec pour titre : La Wachkyrie. En soustitre : « Souvenir de la guerre ». Puis le texte et la musique de la chanson, accompagnés d’un beau dessin en couleurs de l’insigne des camions de la RVF : la vache rieuse. Léon était touché, forcément… Tous ces souvenirs ! Un sacré rigolo, celui-là, mais sérieux, hein ! Il avait bien fait les choses ! Léon montra la feuille à sa femme et lui expliqua le coup de « la Wachkyrie » : les camions de viande, les Walkyries sur ceux des Boches, le copain marrant qui avait trouvé le jeu de mots — tiens, au fait, celui-là, il s’appelait comment, déjà… ? C’est alors que la patronne lui aurait dit : « Eh ben, voilà ! Justement ! » « Justement quoi ? », qu’il lui a répondu. C’est que, d’abord, il voyait pas, Léon… Voyait pas quoi ? Mais le rapport, voyons ! Le rapport de « Wachkyrie » à « Vache qui Rit », au nom pour le fromage, avec l’image… « Rapport », c’est le cas de le dire : ce que ça a rapporté !
Sixièmement et final : le 16 avril 1921, anniversaire en 2011, Léon Bel dépose la marque « La Vache qui Rit ». Le logo visuel est l’insigne des camions, un peu modifié par Rabier, engagé sous contrat. Pourquoi ce délai de six ans pour l’image, depuis 1915, et de deux pour le nom ? Parce que pour aboutir à une marque neutre centrée sur l’animal/la maternité/la nature/le rire, une décantation psychologique était sans doute nécessaire à partir d’un jeu de mots de combat dont l’étincelle d’ironie, agressive à la façon des chansonniers, était née du choc entre des propagandes de guerre.

Pourquoi Madame Boeuf Bovary ne rit pas
Il y a dans le jeu de mots « la Wachkyrie » un côté xénophobe astérixien : « la Vachkyrix ». Et une dose de gauloiserie douteuse sur le physique des femmes des Boches. Mais cela ne tient pas : Marlene Dietrich et les belles nues de Cranach n’ont pas un look de grosses vaches. Et s’il y a des statues d’une Walkyrie vierge guerrière en armure, à l’époque, jusque dans les églises, elles sont françaises : Jeanne d’Arc.
À La Vache qui Rit, des snobs mal renseignés pourraient opposer Le Chat qui Sourit, celui d’Alice au pays des merveilles, star littéraire mythique ; mais il l’a précédée dans la fromagerie, Lewis Carroll reprenant le logo visuel d’un fromage du comté du Cheshire — la tête d’un chat grimaçant d’un air malin.
Dans sa propre espèce animale, la vache de Bel et Barbier est contemporaine du Minotaure, la revue surréaliste aux couvertures à thèmes taurins décalés : en durcissant son rouge en infernal, son rire en sardonique, elle aurait pu y figurer en Méphisto. Mais elle est plutôt « femme » : ni Boeuf sur le Toit ni Veau d’Or, encore moins les toros en noires idoles des corridas de Picasso. De qui se rapproche-t-elle, alors ? Avec son air d’intello dont on ne voit pas le corps, et ce rire silencieux, mais qui n’en pense pas moins… Vous y êtes : la Joconde.
Un autre logo visuel français s’élabora comme La Vache qui Rit dans la Première Guerre mondiale : celui d’un de ces Africains enrôlés de force pour les massacres de la guerre de 1914-1918. La « Force noire » qui dut verser son sang est remobilisée sous forme de symbole pour donner des forces aux enfants de France au petit-déjeuner. Proximité de l’hilarité affichée du tirailleur de Banania et de celle de La Vache qui Rit : l’animal et le Nègre, tous deux servant de « prises de terre » avec le naturel. C’est contre ce logo visuel d’un Noir traité en vache qui rit, que Léopold Sédar Senghor créa le concept de négritude, à partir de son vers fameux : « Je déchirerai les rires Banania sur tous les murs de France. » Suivit Jean Genet, avec Les Nègres (1955).
À l’époque où Nietzsche vitupérait contre le « sérieux bestial » des « bêtes à cornes » idéalistes allemandes, universitaires, nationales, socialistes, antisémites, luthériennes, etc., l’immense Flaubert avait déjà condamné son antihéroïne droguée au romanesque à porter par mariage un nom bovin : La Vache qui ne Rit pas, c’est Madame Bovary.
Onfray oppose à Freud le piétinement antilittéraire pénible de Sartre contre Flaubert, encore plus malintentionné et raté que son pavé de l’ours sur la tête de Jean Genet. Je dis, moi, que le Madame Bovary de Flaubert, dès 1857, est une réplique magistrale à La Walkyrie de 1870. À un tout autre niveau que le jeu de mots agressif astérixien et populiste de 1915-1919. C’est cela que Sartre n’a pas su trouver : le bovarysme de La Walkyrie. Parce qu’il ne tenait pas compte de Wagner, passant donc à côté de la plaque, au sens tectonique. Erreur non commise par Proust. Je révèle donc enfin au monde émerveillé, sans avoir besoin d’amphétamines, le mot-valise qui est ma clé, loin des blocages de Sartre comme de « la Wachkyrie » : dans Madame Bovary, lisez, en filigrane, « Madame Bowalkyrie ».

La Vache qui Rit, copine de Freud
Au départ un microscopique lazzi, une prise de mots au lasso, d’un bidasse resté anonyme, aujourd’hui des budgets en centaines de millions : le glissement cocasse, aux conséquences exponentielles, d’un opéra allemand de Wagner à une marque française de fromage fondu — de Walküre à Walkyrie, puis « Wachkyrie », puis « Vache qui Rit » — ressemble à un événement quantique. L’intéressant est que le jeu n’a pas eu lieu, comme d’habitude, entre des sens et des sons d’une même langue, mais par un glissement phonétique entre deux langues, en collant les sens de la maternelle chérie sur les sons de l’étrangère honnie. En français les mots « sons » et « sens » sautent en une lettre de l’un à l’autre. Le déclic se fit tric-trac, tour de passe-passe, course de furet. La gloire fut pour Rabier, et la fortune pour Bel : il serait injuste de ne pas rendre hommage à l’anonyme inventeur du jeu de mots. Pas un centime pour lui, alors que La Vache qui Rit, comme entreprise, c’est tout à fait… « La Riche qui Va » ! Dans toute cette histoire, il est le… « soldat inconnu ». Chaque fois que vous dégustez une Vache qui Rit, marque qui lui doit une bonne part de son logo, c’est comme si vous déposiez une gerbe sous l’arc de triomphe du mot d’esprit.
Der Witz, sous-titré « le mot d’esprit dans ses relations avec l’inconscient », est l’un des livres de Freud les plus vivants. Ses finesses d’humour ne font rire qu’en allemand, la traduction annulant les courts-circuits comiques en s’empêtrant dans les explications. Reste la thèse générale : le mot d’esprit est un « lapsus », en latin « glissement », voulu et contrôlé. Une trouvaille d’humour est donc comparable à du patinage artistique, alors que « faire un lapsus », c’est-à-dire en réalité « être refait » par lui, c’est chuter sur une plaque de glace intérieure à soi-même, un passage glissant, scabreux, dont on ne se doutait pas et que l’on découvre en même temps que celles et ceux à qui on la « trahit » (transmet) en se trahissant (trahison) soi-même. Cette puissante vision architecturale de Freud d’un inconscient comme clé de voûte à la fois du lapsus involontaire et du mot d’esprit voulu, est confirmée par les glissements de sens et de sons qui ont abouti à la naissance de la marque La Vache qui Rit, contemporaine des années d’invention et de construction de la psychanalyse.
Autrement dit : de qui La Vache qui Rit rit ? De Michel Onfray. Sa petite entreprise qui ne connaît pas la crise aura révélé une baisse des capacités de défense du corps des psychanalystes, la faiblesse de son système immunitaire. J’attribue cela à un refoulement de la langue du fondateur de la psychanalyse, jusqu’au déni le plus absurde : un psy français qui cite Freud en anglais, c’est laid, idiot et insensé. Ça le disqualifie. De même, l’ignorance de l’allemand est au moins handicapante, quand ce n’est pas annulante, pour qui se mêle de pontifier sur le nazisme et ses criminels sans pouvoir lire et entendre en direct les sous-entendus, les associations, les allusions, les connexions avec les tissus culturels et mentalitaires, y compris sur le mode de la simulation, du mensonge, de la paranoïa. En France, l’antinazisme comme la philosophie et la psychanalyse s’étaient nourris de la possession de la langue allemande ; ils périssent aujourd’hui de sa perte.
Le héros central de La Walkyrie de Richard Wagner accepte avec joie en cadeau de la femme aimée le prénom Siegmund, de « Sieg », la victoire, et « Mund », la bouche. Un jour, un jeune Viennois studieux et sûr de lui, un certain Schlomo Sigismund F., décida, en sortant d’une représentation de cet opéra de Wagner, d’abandonner ses prénoms pour celui-là. Il s’écriait dans sa propre vie, avec le héros au premier acte : « Siegmund heiss’ ich, und Siegmund bin ich », « Je m’appelle Siegmund, et je suis Siegmund ». Dès lors il fut le Soi disant « Sigmund » (le e muet en moins). Au moins, il choisissait bien ses identifications : il s’agit d’un des plus beaux rôles héroïques d’homme souffrant et combattant, mais heureux en amour, de tout le répertoire. Freud se fit ainsi le propagandiste de ce signifiant wagnérien par excellence, le rendant encore plus célèbre et mondial. Au point même que beaucoup ne connaissent aujourd’hui ce prénom que par lui, ignorant son rapport avec le personnage de Wagner. Dommage, parce que ce choix prouve à quel point, très tôt, Freud savait vouloir « vaincre » par la parole. Et parce qu’il contient une sorte d’« annonce de la mort », « Todesverkündigung », le titre d’un des passages les plus saisissants de cet opéra qui en contient tant : lorsque la Walkyrie vient annoncer à Siegmund qu’il va être tué. Sigmund Freud sera en effet vaincu par un cancer de la bouche.
Dans Der Witz, Freud parle de la pratique du changement de prénom. Mais à propos d’un autre : le poète Heinrich Heine à l’occasion de son baptême protestant. Il se cache derrière ce prédécesseur prestigieux, et en même temps se justifie par lui ; car pas un instant il n’évoque le fait qu’il a procédé à la même opération pour lui-même. Non pas par conversion au christianisme, mais au risque de passer pour sacrifier à la statue de l’empereur Richard : subissant l’emprise du wagnérisme. L’« être-Sigmund », chez lui, serait-il synonyme d’« être à Wagner » ? De porter une livrée du maître de Bayreuth ? De déclarer par ce costume, qui ne serait qu’emprunté, une allégeance très reconnaissable dans la société viennoise, où tout le monde connaissait le héros de La
Walkyrie ? Mettons les pieds dans le plat : est-ce de la « haine de soi comme Juif » (« jüdischer Selbsthass ») ? Je dis : non. C’est de l’amour de soi comme individu, à coup sûr, s’agissant d’un héros aussi flatteur (et pourquoi pas ?). Concernant les Juifs d’Europe, c’est signifier aux dérives antisémites, auxquelles Wagner s’est livré en dehors de ses opéras, que le prénom Siegmund n’est pas une marque déposée inventée pour un opéra, La Walkyrie : Zygmunt existait comme prénom yiddish en Pologne, et il a suffi d’ôter un e au Siegmund de Wagner pour se créer en Sigmund autonome.

Chéreau, Boulez et Barenboim
La Walkyrie de Wagner aura donc engendré, avec La Vache qui Rit, son équivalente en notoriété mondiale, mais leur parenté reste ignorée du plus grand nombre. En novembre 2010, mort d’un ténor inoubliable dans le rôle de Siegmund par sa voix et son physique. Ex-champion de décathlon et de saut à la perche qui, à l’armée, s’était payé des leçons de chant avec sa solde, Peter Hofmann incarna Siegmund à Bayreuth en 1976 et, dans quelques années suivantes, pour la Tétralogie du centenaire de ce festival créé par Wagner en 1876. Mise en scène de Patrice Chéreau et direction d’orchestre de Pierre Boulez (j’y fus plusieurs fois) : deux Français choisis exprès, au grand scandale des « intégristes » et « fondamentalistes » autoproclamés de la religion du wagnérisme, par le Wagner alors au pouvoir, Wolfgang-le-débonnaire, l’un des petits-fils de Richard. L’héritier poussa même l’affreux curetage jusqu’à monter une exposition sur l’antisémitisme de son prolifique et écrasant aïeul : « Tuer le grand-père », ça se fait aussi.
La réussite exceptionnelle de Chéreau et Boulez à Bayreuth, ces années-là, allait s’avérer autant thérapeutique qu’esthétique, puisqu’ils démontèrent sobrement les deux propagandes nationalistes à la fois, l’allemande et la française : La Walkyrie du militaro-impérialisme et la « Wachkyrie » du chauvinisme germanophobe. Tout en les endormant dans la satisfaction : la vanité française était flattée du sacre de ces deux artistes au coeur de la citadelle de l’ex-« Kultur du Reich » ; et l’orgueil allemand s’offrait leur cachet d’excellence, de compétence et de glamour. Chéreau et Boulez à Bayreuth, pour moi, ce fut la fin, enfin, de la guerre de Quatorze comme malaise dans la civilisation européenne. La fin du paradigme Walkyrie/Wachkyrie. La fin de ces camions identiques livrant de la viande en symétrie, de chaque côté du front, aux viandes humaines manipulées.
Quelques jours après la mort de Peter Hoffmann, ce fut le triomphe de La Walkyrie dirigée par Daniel Barenboim à la Scala de Milan et retransmise en direct dans le monde entier. Y compris une interview à l’entracte : il y avait quelque chose de tranquillement irréel dans cet Israélien en train d’expliquer l’art de Wagner en italien, et qui pouvait le faire avec autant d’aisance en français, en allemand, en espagnol, et bien sûr en hébreu. Puis ce fut, au Caire, la folie des partisans de Moubarak attaquant le peuple de la place Tahrir en se la jouant Chevauchée des Walkyries à dos de chameaux. Quand ce morceau de Wagner est popularisé par Francis Ford Coppola dans Apocalypse Now, c’est une reprise du passage d’À la Recherche du Temps perdu où les aviateurs de guerre sont comparés à des « Walkyries qui font apocalypse ». On sait moins que Proust a balayé d’une vacherie rieuse la tentative bancale de Nietzsche d’opposer, comme sur un ring, la Carmen de Bizet à la musique de Wagner. D’une seule phrase cinglante, le dreyfusard — qui est Weil par sa mère, et ne peut être soupçonné de wagnérisme antisémite, et à qui on ne la fait pas sur Bizet puisqu’il a été l’amant de son fils et l’ami de sa femme — démolit cette posture par une critique… nietzschéenne de Nietzsche : en quelques mots il pointe de l’ascétisme, du moralisme, un « devoir dictateur », une fuite devant la jouissance esthétique, une peur de la vie, un arrière-monde de la « tentation ». Inculpations majeures d’un point de vue nietzschéen ! La gifle claque, sentence superbe : « Je n’avais, à admirer le maître de Bayreuth, aucun des scrupules de ceux à qui, comme à Nietzsche, le devoir dicte de fuir, dans l’art comme dans la vie, la beauté qui les tente… » Ah, la vache ! Qui rit aux éclats : de son effet de boomerang ! De toute façon, Nietzsche finit par avouer, dans son dernier ouvrage, sa nostalgie de Wagner — dont l’histoire, comme passion française, reste à faire, y compris chez Debussy, qui affecta de tomber lui aussi, par patrouillotisme (trouille des patriotes), dans le wachkyrisme antiboche.
Proust, comme Socrate, « torpille ». C’est leur travail de l’ironie : ils sont « vaches » et font rire. Proust est le vache qui lit, qui rit et qui écrit. Mais quand il aime, il ne compte pas ses « ravissements délicieux » : « Wagner avait du génie, dit Mme de Guermantes » ; « Wagner met une réalité différente, à la fois compliquée et simpliste, qui s’inscrit dans l’immensité sonore. D’où la plénitude d’une musique que remplissent en effet tant de musiques dont chacune est un être » ; « L’autre musicien, celui qui me ravissait, Wagner tirant de ses tiroirs un morceau délicieux, dut éprouver la même ivresse que Balzac » ; « Je pourrais entendre la tempête wagnérienne faire gémir tous les cordages de l’orchestre, attirer à elle comme une écume légère l’air de chalumeau, le faire voler, le pétrir, le déformer, le diviser, l’entraîner dans un tourbillon grandissant » ; « Me livrant sans restriction à la musique de Wagner » ; « L’harmonie de Wagner » ; « Dans le nom Guermantes d’alors, je respire l’air de Combray de cette année-là, de ce jour-là, mêlé d’une odeur d’aubépine agitée par le vent précurseur de la pluie, qui se laissait revêtir de cette douceur pour ainsi dire wagnérienne dans l’allégresse, qui conserve tant de noblesse à la festivité » ; « Cette joie, du reste, n’abandonne jamais Wagner ; chez lui, quelle que soit la tristesse, elle est consolée, surpassée »… Donc, Barenboim était soutenu et applaudi depuis longtemps par Proust. Mais c’est une des plus belles femmes du monde, la plus grande violoncelliste femme de tous les temps, la sublime Jacqueline du Pré, qui a créé le meilleur logo pour mon concept d’« antiwagnérisme pour rester wagnérien » (c’est-à-dire tenir à la fois contre les idées sales et pour l’amour de la musique) ; elle surnommait « la mafia musicale juive » le groupe des Cinq qu’elle formait avec des noms dont un seul suffirait à inonder de bonheur ; ceux qui s’inscrivirent à l’orée des sixties dans la communion des saints d’instrumentistes virtuoses à laquelle on doit un peu de paradis sur terre : Itzhak Perlman, Pinchas Zuckerman, Zubin Mehta (qui d’ailleurs est pârsî, mais pas genre Parsifal)… Et bien sûr celui pour lequel elle s’était convertie au judaïsme en l’épousant : le chef de La Walkyrie à la Scala en 2010-2011.
Que Daniel Barenboim, un Israélien, fasse figure légitime aujourd’hui de « patron » pour la direction des opéras de Wagner sans pour autant céder sur les responsabilités inadmissibles du wagnérisme en politique, est le pire pour ce qu’Emmanuel Lévinas appelait « la philosophie de l’hitlérisme » — chez lui, rue Michel-Ange, nous avions parlé de la relation à maintenir avec la langue et la substance allemandes. À son tour, Barenboim reprend Wagner aux nazis ; Thomas Mann est vengé par lui de ce qu’il dut subir en 1933. Alors qu’il se trouvait en Suisse pour une conférence sur le cinquantième anniversaire de la mort du compositeur en 1883, Hitler qui venait tout juste d’accéder au pouvoir d’État fit déclencher contre lui une campagne de diffamation violente : ce prix Nobel de littérature ne méritait plus de représenter l’Allemagne depuis son mariage avec Katia Pringsheim, issue d’une des familles juives les plus en vue de Munich, et il poussait la provocation jusqu’à oser parler de Wagner à l’étranger ! De toute façon, sa femme et ses enfants tombaient désormais sous les coups des « lois raciales » ; on allait voir ce qu’on allait voir. Oui, on a vu, et entendu : Thomas Mann, qui hésitait jusque-là devant l’exil malgré l’insistance de son fils Klaus et de sa fille Erika, prit la décision de ne pas rentrer en Allemagne. C’est sur la question de Wagner qu’il se sera donc résolu à prendre la tête de la résistance allemande artistique et intellectuelle par des émissions de radio régulières à partir des États-Unis. Au nom même de son Wagner, et bien sûr de Nietzsche. Il y avait à Vienne, à la fin du XIXe siècle, deux fervents admirateurs de l’art de Wagner qui ne nous laissent pas indifférents aujourd’hui : Theodor Herzl, le fondateur du sionisme, et Gustav Mahler, compositeur et Juif (tout est dans ce « et » et dans cette majuscule), dont en 2011 le centenaire est célébré, et pas Céline.

Du côte de chez Roland
Je me souviens de Roland Barthes chez lui se levant pour aller chiper un morceau de fromage dans son frigo. Avec ma « mythologie de Laurent Barthes » sur une Vache qui Rit qui est à la fois Joconde et Moubarak, chat du Chester et Walkyrie, déesse Hathor et place Tahrir, nourrisseuse des populations et éloge de la vaccination, j’oppose Barthes
à Warhol : à l’escroquerie qui consiste à vendre le pop art comme une critique de la consommation, alors que c’en est la fascination. Sous le portrait d’Andy dandy en Dorian Gray se profile une vache qui ne rit pas, sans âme et antihistorique. Boîte de conserve rouillée où d’aucuns font leur soupe. Qu’il ne pense pas ne m’empêchera pas de penser.

(1) P. Darmon, La variole, les nobles et les princes, Bruxelles, éditions Complexe, 1999.