À ceux ou celles qui, d’aventure, s’étonnent de mon inconstance, à ceux et celles qui désespèrent de me voir prendre tel ou tel parti, je réponds invariablement dans la foulée de La Rochefoucauld : « Ce qui nous empêche souvent de nous abandonner à un seul vice est que nous en avons plusieurs ». Maxime applicable, ce me semble, à tous les domaines de la vie. Comme il existe une infinité de déclinaisons amoureuses, il existe des variations infinies dans le registre du goût. Cette manière d’être qui fleure bon le dandysme est passée de mode, je sais. Il faut être homme de convictions. Choisir son camp. Accepter d’être hémiplégique. Par soucis de cohérence, ou pis : de pureté. Que votre condamnation de l’art contemporain soit sans appel, ou qu’au contraire vous puissiez vous esbaudir devant tout ce qui prétend porter le nom d’art au mépris de tout critère esthétique ; que vous rejetiez ou non l’héritage ; que votre filiation s’inscrive dans la continuité ou la rupture ; il s’agit toujours de déguiser une opinion en a priori esthétique ; quand bien même l’expérience nous aurait appris que la beauté ou l’art ou la création, comme vous voudrez, peuvent surgir de partout et rendre résolument caduque la querelle des Anciens et des Modernes qui un jour commença pour vraisemblablement ne jamais finir.

J’ai vu des oeuvres classiques qui, sans être médiocres d’un point de vue technique, n’arrivaient pas à la cheville d’un Van Eyck, d’un Rembrandt, qui les côtoyaient. Aussi ai-je vu des oeuvres récentes me remplir de joie et d’admiration eu égard à leur acuité alors que mon goût a priori n’y était pas disposé. De même, sans la douce contrainte imposée par cette chronique, il est probable que je sois complètement passé à côté du dernier ouvrage de Benoît Duteurtre, L’été 76.

Because : cette forme si française fleurant bon le beau style et le mini-trip en province et qui appelle en moi tant de lectures plus anciennes (Martin du Gard, Gracq, Gide, Giono) à cent lieues de mes intérêts actuels. N’est-ce pas affligeant à quel point nous sommes pétris de préjugés ? Épouvantable comme nous nous laissons gagner par la tyrannie de la nouveauté et toutes les chimères qui vont avec ? Être absolument moderne et donc ostensiblement novateur, transgressif, spontané, abscons, obscur, voire complètement incompréhensible. Sornette selon laquelle la transgression serait, non pas un moyen justifié dans telle ou telle circonstance par tel ou tel discours, mais une fin, une valeur en soi. Le sésame de l’art moderne, comme dit Duteurtre, « l’idée que la liberté de l’écriture et l’imagination devaient, à coup sûr, engendrer une création sublime ».

Paradoxalement, c’est puisant dans le répertoire des Modernes les plus radicaux qu’on trouve matière à dézinguer ce type de mythologie. Je songe à William Burroughs et son cut-up employé de long en large dans sa trilogie bien connue : La Machine molle, Le Ticket qui explosa, Nova Express. J’aurais pu, comme tant d’autres, ériger ce procédé en dogme. Je n’y ai vu à terme qu’un outil. Burroughs lui-même n’en fit plus qu’un emploi parcimonieux et justifié par la situation romanesque, souvenez-vous notamment de La cité  des nuits écarlates. Burroughs, critique du langage comme instrument de contrôle et en même temps, lecteur inlassable de Joseph Conrad.

1976-1990 aller-retour.

Je passe donc d’Angot à Duteurtre comme du tonnerre au chant des oiseaux. Encore une Hélène, mais d’un tout autre acabit. Vous aviez la furie destructrice, voici la rebelle initiatrice. Figure phare de son adolescence, sur laquelle l’auteur cristallise, un visage pour l’engagement artistique, poétique et politique, un visage pour ce qui précède encore d’une génération l’invention de l’adolescence, un visage pour le lyrisme et l’éveil de la sensibilité, un visage pour la rupture radicale quand bien même on n’y verra plus tard que la répétition du même à travers les générations successives.

C’était loin. C’était en 1976. J’avais un an, Duteurtre 16. Quoi de plus normal lorsque vous êtes en plein désarroi existentiel que de jeter un oeil dans le rétro-viseur…

L’Été 76 démarre en effet sur une déconvenue, classique mais non moins fâcheuse. L’espoir déçu d’être couronné d’un prix  (N’étais-je pas un auteur aimable et bien élevé ? N’avais-je pas publié vingt livres sans me décourager ? ), finalement décerné à un autre.  Dindon d’une farce sociale à laquelle il a lui-même prêté le flanc, l’auteur peste, râle, et rumine. Et par la même occasion brise dès les premières lignes, l’image d’Épinal que nous nous faisons communément de l’artiste, ce prétendu surhomme désintéressé entre tous, ontologiquement imperméable à toute forme de vénalité, exclusivement dévoué à son art, enfin vous voyez, ce genre d’âneries. L’antienne romantique, l’art à la vie à la mort ! Quand, au contraire, « toute notre vie nous apprend à dépasser ce lyrisme puéril en posant la réalité sur l’autre plateau de la balance ».

Il n’empêche, un retour aux sources, un coup de sonde sur ses motivations premières s’imposent…

 

Je replonge donc avec lui dans sa jeunesse havraise. Or, se raconter est contagieux. Je repense à mes premiers émois artistiques et amoureux. Écrivain en herbe, nous versons tous plus ou moins dans les mêmes rêves dégoulinants de lyrisme : s’adonner à la création en touche à tout et à corps perdu. Vivre exclusivement pour l’art et l’amour. Issu d’une famille plus modeste, je n’ai pourtant pas grand mal à me représenter ce bon fils de famille. Moitié catholique progressiste, moitié aspirant à la révolution poétique. L’été 76, j’avais un an, lui 16. Quinze ans plus tard, j’emprunterais, ailleurs, différent et même, les chemins sinueux de l’Odyssée littéraire.

Nous nous rêvions singuliers ; nous étions tout au plus des clichés ambulants.

Nous n’échappons à la banalité qu’à de rares instants de grâce, et ce uniquement, simplement, par l’écriture.

Oui, se raconter est contagieux. Rouvrant le roman de Duteurtre, j’imagine Le Havre. Je le vois lui à 16 ans, les cheveux longs, son sac en laine, et puis je me revois moi au même âge, dreadlocks, chemises blanches col Mao, jeans troués aux genoux. Les paysages dans lesquels j’évoluais n’avaient certes pas la beauté du Havre mais à tout le moins le charme bucolique de la campagne agricole. Je m’enfonçais dans les bois une bible et un volume des poésies de Rimbaud dans ma musette. La liberté libre à portée de main. Je fantasmais sur la vie des poètes à plein régime. Quand j’étais moderne, quinze ans après l’été 76, alors que le Surréalisme appartenait déjà à l’histoire ancienne, je croyais encore à la force et à la féconde spontanéité de l’inconscient. Sous sa dictée, je noircissais des pages entières de poèmes (en réalité une cacophonie verbale épouvantable) selon les procédés de l’écriture automatique. J’écoutais Led Zep, Deep Purple, Genesis (époque Gabriel), Pink Floyd, AC/DC, au mépris complet des productions musicales de mon temps. Je regrettais ne pas avoir connu ce fabuleux âge d’or du rock. Développant déjà ma politique du grand écart, je me passionnais concomitamment pour la musique baroque : Lully, Rameaux, Marais, et bien entendu, en boucle, J.S Bach, comme plus tard les classiques Mozart et tout particulièrement Joseph Haydn. Le monde diplodocus nous dépeignait l’Occident sous des couleurs si sombres qu’il m’aurait paru abject de contribuer d’une quelconque façon à cette société de m… ! Son Hélène était, en 76, un chouïa plus âgée que lui. Amour, comme on dit, platonique. Freudo-marxiste, elle lui fait découvrir Bakounine, Marcuse, Adorno.  Mais : « Derrière son tempérament sombre et rebelle, ses taches de rousseur et son regard insatisfait, se dissimulait une nature exigeante. (…) elle posa un disque sur l’électrophone et me fit entendre les Gymnopédies d’Erik Satie, tellement originales dans leur simplicité. En quelques instants, plusieurs portes venaient de s’ouvrir à moi. Après l’éducation classique de ma famille ; après mes curiosités d’adolescent ingurgitant simultanément Jean Giono, Led Zeppelin et Zarathoustra, un nouvel horizon se dessinait dans l’antre d’Hélène. »

Mon Hélène à moi avait plus du double de mon âge et nos rapports étaient pour le moins sulfureux. Elle me fit découvrir Ange et les Temptations et lire les lettres de Saint-François et Sainte-Claire. Je calcule qu’elle devait avoir 19 ans l’été 76. Pour l’artiste que je désirais devenir le modernisme fut un rite initiatique qui, par définition, n’était qu’une escale provisoire. L’emploi de l’écriture automatique, du cut-up, que sais-je encore, prouvait combien j’avais besoin de me « libérer » de ma langue maternelle en la contraignant à adopter mon propre rythme. La tyrannie de la modernité était un passage obligé. L’heure du recyclage permanent avait sonné.   Dans tous les domaines. Adolescents, nous étions le réceptacle de toutes les transgressions. Je croyais percevoir dans l’archi-célèbre Smells like teen spirit de Nirvana le chant du cygne — puissant et splendide — de l’histoire du rock. Je me sentais anachronique à cent pour cent. Mon goût pour les psychotropes avait en soi quelque chose de décalé, ma génération étant infiniment plus friande d’ecstasys que de LSD, de coke que d’héroïne. Le désintérêt profond de mes compères pour la politique m’atterrait. L’intellectualisme sous quelque forme que ce soit était regardé d’un mauvais oeil. Blasés de naissance. À quinze ans, nous arrivions après l’Histoire, soi-disant. J’entends encore l’économiste américain Fukuyama prophétiser la fin de l’Histoire, l’histoire avec un grand H, of course, présupposant que la fin de la guerre froide donnerait lieu, of course, à un consensus global sur la démocratie libérale.

L’anti-américanisme était le fer de lance de gauchistes en goguette en mal d’utopies. Il fallait condamner l’impérialisme yankee, le fascisme à tous les coins de rue, les inégalités croissantes, la politique israélienne, Mickey et les OGM. Ma génération avalait ce genre de biberon et finissait en un long et répugnant rôt sonore. Comme Duteurtre en 1976, je me laissais autant pénétrer par le charme de la nature que subjuguer par l’architecture industrielle du bassin Sambre-et-Meuse. C’était l’époque de l’éveil à sa propre sensibilité, balbutiante, encore confuse. « Depuis quelques mois, j’avais l’impression de découvrir la splendeur de toute chose ». Ou encore : « L’idée de vivre sur une terre de feu et d’acier me plaisait curieusement autant que les enchantements montagnards de Jean Giono. Lorsque nous quittions Le Havre par la route, je ne me lassais pas d’admirer la vision démoniaque de la Compagnie française de raffinage, ces kilomètres de tuyaux, ces torchères aux lueurs orange qui projetaient une fumée noire très grasse. Les réservoirs, les cimenteries, les industries automobiles me donnaient l’impression grisante d’habiter un des chaudrons du monde. »

En réalité, les nouveaux dogmes de l’art qui fleurirent au cours des cinquante dernières années (tout le monde est artiste, la peinture est morte, etc.) devinrent notre conformisme. Le conformisme post-moderne. À quinze ans, vous prenez tout cela pour argent comptant. Cela va de soi. Même si, par-dessous, une conviction aiguillée par votre goût demeure : « l’art était d’abord un enchantement, parlant au corps autant qu’à l’esprit. Les sensations musicales inouïes, les effets visuels inconnus, le rythme du récit et les joies de l’imagination littéraire – toutes ces formes de plaisir ouvraient les portes vibrantes de l’infini. Loin de renoncer aux magies de l’art ancien, l’art contemporain devait (je souligne) en offrir de nouvelles et enrichir le répertoire d’accords délectables, de couleurs envoûtantes et d’histoires singulières. »

Voyez aujourd’hui ce qu’il en est.

Rimbaud, en son temps, avait mis le doigt sur ce mouvement qui n’allait plus cesser de se répéter, cette poussée d’indignation et de révolte, cette boucle dont les plus rusés finissent tôt ou tard par se départir. Prélude : « Un soir, j’ai assis la Beauté sur mes genoux. – Et je l’ai trouvée amère. – Et je l’ai injuriée. » En fin de parcours : « Cela s’est passé. Je sais aujourd’hui saluer la beauté. »

Duteurtre, magnifiquement : « Le monde moderne depuis sa naissance a toujours été en crise d’adolescence. » Et enfin cet aveu d’une terrible lucidité : « Nous étions bourgeois ; et puisque nous refusions cette idée trop simple, la solution la plus courante pour échapper à ce dilemme consistait à tenter de devenir artistes. »