Un mois et demi après sa disparition, deux textes rendent hommage à Françoise Cachin, première directrice du musée d’Orsay puis Directeur des Musées de France ; l’un de Jacques Toubon, ancien Ministre de la Culture, l’autre de Marina Ferretti-Bocquillon, conservatrice.
Nous publions ces deux textes à l’occasion de l’ouverture de l’exposition Manet au Musée d’Orsay, exposition qui est dédiée à Françoise Cachin.

Hommage de Jacques Toubon

Chaque fois que j’évoque Françoise Cachin, la même parole me revient : « une grande dame ! »

Oui, une grande dame :

–          un éminent serviteur de l’Etat
–          un exceptionnel passeur de l’art et de la culture
–          et une femme belle !

Ce témoignage, j’y ai réfléchi en écoutant la voix de Kathleen Ferrier chantant « Ich bin der Welt abhanden gekommen » ; je suis devenu étranger au monde.
L’image de l’une se superposant à celle de l’autre, toutes deux dispensatrices de nostalgie, de sagesse et de beauté.

Voilà pourquoi cet hommage est essentiellement l’expression d’un sentiment d’affection et d’admiration.

En tant que Ministre de la Culture et de la Francophonie, j’ai proposé au Président de la République, François Mitterrand, de nommer Françoise Cachin, Directeur des Musées de France, en 1994.

Une « bizarrerie », a-t-elle dit, à l’époque.

Françoise Cachin, c’était alors l’incarnation du Musée d’Orsay auquel elle avait consacré son labeur durant 16 ans ; conduisant la préfiguration et les travaux de 1978 à 1986, puis dirigeant le nouveau musée de 1986 à 1994.

Mon choix était cependant évident.
Je savais que Françoise Cachin était d’abord historienne de l’art avant de devenir conservateur, qu’elle était cataloguée comme la spécialiste de l’impressionnisme mais qu’elle avait participé activement à l’aventure du Musée d’Art Moderne, au Palais de Tokyo puis à l’ouverture du Centre Pompidou.
N’est-elle pas l’auteur de « l’Art du XXème siècle » dans la collection Citadelles ?

Je savais aussi son caractère fort et impérieux, sa volonté de liberté et d’indépendance, son goût de la vérité. Elle faisait à tous forte impression… !

Elle ouvrait, à mes yeux, une nouvelle ère dans l’histoire de nos musées.

Et elle releva magnifiquement le défi qu’elle avait accepté d’affronter.

–          marqua une attention exceptionnellement soutenue à la province
–          lança la rénovation de nos grands musées dans les métropoles régionales
–          favorisa les prêts des grands musées parisiens aux autres institutions dans un esprit de mutualisation.
–          crée le « Printemps des Musées »
–          réunit les musées, les ateliers de restauration et le laboratoire
–          organisa, avec quelles difficultés, les nouveaux établissements publics : Versailles, Louvre, Pompidou.
–          prépara la loi du 4 janvier 2002 sur les musées qui constitue leur statut fondamental.

Tout cela constitue la clé de voûte de l’édifice muséal français d’aujourd’hui.

Je n’aurais garde d’oublier l’efficacité de Françoise Cachin quant aux acquisitions et aux donations. Elle n’avait pas son pareil pour rassembler des financements publics, convaincre des mécènes dont certains, tel Philippe Meyer, doivent être associés à l’œuvre que laisse Françoise.

Vif et ému demeure le souvenir de ce soir où le directeur des Musées de France est venu me présenter au Salon Jérôme, rue de Valois « Le Christ jaune » de Gauguin qui allait entrer à Orsay. Petite toile d’un si puissant rayonnement ! J’en éprouve encore le plaisir vivant en cet instant.

Françoise Cachin exerça aussi une grande influence à l’étranger.

Par le réseau FRAME créé en 1999, par la coopération amicale et scientifique avec les grands musées américains et européens, par la référence qu’elle a jusqu’au bout représentée pour de nombreux collègues étrangers.

L’an passé, au printemps, je parlais avec Hartwig Fischer, directeur du nouveau musée Folkwang d’Essen, de la future exposition sur les Impressionnistes et Paris, à laquelle Françoise Cachin a apporté une contribution déterminante.

Après avoir quitté la direction des Musées de France en 2001, en devançant un peu l’âge de la retraite, Françoise Cachin a continué à exercer son magistère, sans jamais compromettre sur ses convictions fondamentales ni déroger à l’esprit du service public qu’elle a défendu avec passion, quelles qu’aient pu en être, hélas, les conséquences pour elle. Elle ne mâchait pas ses mots, comme on dit couramment.

Elle était devenue une conscience, discutée parfois, respectée toujours. Je l’ai moi-même consultée en préparant le Musée National de l’Histoire de l’Immigration, ouvert en 2007 à la Porte Dorée.

En outre, Françoise Cachin, tout au long de sa vie, ne cessa jamais d’accomplir son travail d’historien, de spécialiste, par les innombrables commissariats d’expositions, les livres souvent définitifs et exhaustifs, les catalogues et  bien sûr l’œuvre qu’elle consacrera à son cher Signac, le plus libertaire, le plus fantaisiste des impressionnistes et de leurs suiveurs.

Je continuerai, au delà de sa mort, à admirer et à aimer Françoise Cachin comme ami, comme amateur d’art, comme féru de culture et de pensée, comme serviteur de l’État.

En disant cela je sais que je n’exprime pas seulement mes sentiments, mes souvenirs mais aussi ceux de nous tous, rassemblés ici dans le respect, l’admiration, l’amitié… et la tristesse et la sympathie dont nous voulons entourer ses proches.

Adieu Françoise.

 

Hommage de Marina Ferretti Bocquillon

J’aimerais évoquer la femme et l’amie que nous avons perdue.

Comme tant d’autres, j’ai connu Françoise Cachin avant même de la rencontrer, et comme tant d’autres, j’ai d’emblée éprouvé beaucoup d’admiration pour elle. Étudiante à l’École du Louvre, je préparais mes examens en annotant l’édition de poche de son Gauguin… Clair et documenté, le texte balayait toute concession à la légende et il n’y avait pas de meilleure source pour connaître le peintre et son oeuvre. Il n’y en avait pas non plus de plus agréable car si le récit était solidement étayé, il était aussi – ce qui est plus rare – chaleureux, engagé, et remarquablement bien écrit. La plume de Françoise n’était jamais pédante, jamais pesante, elle était vivante et la lecture de ses textes est toujours un vrai plaisir.

Nous nous sommes croisées ensuite au musée d’Orsay où j’étais stagiaire, puis vacataire. C’était avant l’ouverture du musée en 1986. Françoise était conservateur, et très occupée par la préparation des expositions Manet, puis Gauguin. Je la voyais de loin à l’époque mais ces deux expositions comptent parmi mes plus éblouissants souvenirs de jeunesse.

En 1981, Françoise chercha une nouvelle collaboratrice pour la préparation du catalogue raisonné de l’œuvre de son grand-père Paul Signac. C’était il y a trente ans et depuis lors, nous nous sommes vues presque chaque semaine. Ce rendez-vous hebdomadaire fut une formidable école de rigueur. Françoise était exigeante et elle avait un œil d’aigle. Elle repérait d’emblée la formule approximative ou le néologisme déplacé. Sa rapidité, la sûreté de son jugement étaient étonnantes. Ce fut une irremplaçable formation et mieux encore, le début d’une profonde affection.

Car en explorant l’œuvre de son grand-père, je découvrais aussi Françoise et ils se ressemblaient beaucoup. Leur parenté physique se limitait aux yeux, un peu asiatiques, et au regard, vif, chaleureux, souvent amusé que nous retrouvons sur leurs photographies. Surtout, Françoise avait hérité de l’autorité naturelle de Signac, de son sens profond de l’engagement et d’une droiture  rares. Femme de convictions, elle avait aussi une exceptionnelle indépendance de pensée. Elle soutenait avec la plus grande énergie les projets auxquels elle croyait et je lui suis infiniment reconnaissante de l’aide apportée au futur musée Bonnard au Cannet ainsi qu’au jeune musée des impressionnismes à Giverny.

Elle savait aussi dire non et c‘était sans appel.

Comme son grand-père encore, elle redoutait par dessus tout l’ennui. Travailler avec elle c’était aussi partager ses enthousiasmes, découvrir Saint-Tropez, déjeuner sur la plage des Graniers, partir en catamaran sur les mers du Sud ou visiter une exposition néo-impressionniste à Madrid. Comme Signac, elle aimait la couleur, la chaleur et la lumière de la Méditerranée. Elle voyageait beaucoup, de préférence au Maroc, en Turquie ou en Italie… Elle aimait aussi la Bretagne où on la vit de plus en plus souvent avec Georges Liebert au cours de ces dernières années.

Elle avait le sens de l’amitié et si elle a toujours été exceptionnellement généreuse avec les musées, elle l’était aussi avec ses amis. Plusieurs d’entre nous ont bénéficié de son hospitalité à La Hune, sa villa à Saint-Tropez et j’aimerais évoquer cette maison si chère où elle avait imprimé sa marque.

La Hune, c’est une harmonie de couleurs chaudes, celles des tableaux, des murs et des sols. Préservée par les volets clos, c’est aussi une pénombre apaisante où un rai de lumière éclaire quelques meubles anciens, chaleureux et sans prétention. Ce sont des objets simples, des céramiques afghanes ou provençales un peu partout, des tissus ethniques jetés sur les fauteuils, une nappe indienne sur la table… sans oublier les kilims, pour lesquels Françoise avait un goût immodéré et qu’elle rapportait de ses voyages en Turquie.

Beaucoup de livres aussi, dans toutes les pièces de la maison, et çà et là, la photographie de Georges ou de Charlotte, sa fille, posée sans façon sur une cheminée, à côté d’une image de Bonnard arrachée dans un magazine… Françoise avait délibérément laissé au grand atelier l’allure d’un lieu de travail. En dépit de la vue exceptionnelle sur la mer, il n’a rien d’un salon ou d’une pièce de réception… là encore, rien de figé ni de convenu.

La Hune, c’est une abondance de couleurs, une élégance bohème, un désordre apparent… et pour beaucoup d’entre nous, le souvenir de jours heureux.

Ses amis étaient si divers et si nombreux que je préfère n’en citer aucun, à part Mette, Jacqueline, Dominique et Claude, ses meilleures copines. Nous sommes nombreux ici, mais il y a aussi les absents, ceux qui sont déjà partis ou qui n’ont pu être prévenus, ou encore ceux qui sont trop loin de Paris et qui du monde entier ont envoyé des messages de sympathie à ses proches. Ils sont tous très malheureux aujourd’hui car ils savent que Françoise était irremplaçable et qu’un phare s’est éteint. Comme Signac l’anarchiste, elle jugeait et appréciait  les individus en dehors de toute hiérarchie, sociale ou professionnelle. Elle les aimait pour ce qu’ils étaient et non pour ce qu’ils représentaient.

Les plus proches se souviennent des dîners du quai de Béthune, une version moderne des salons parisiens du XVIIIe siècle. La compagnie n’était pas trop nombreuse, pour ne pas nuire à une conversation générale. Le ton était vif et courtois, jamais affecté. Les habitués regrettent déjà le style si direct de Françoise et son raffinement sans mièvrerie. À table, les couleurs des nappes, des assiettes, des fruits étaient un enchantement complémentaire. Et pour le plus grand bonheur de ses hôtes, Françoise qui savait aussi déléguer, laissait à la chère Pina le soin d’une cuisine aussi chaleureuse et savoureuse que le décor du dîner.

Si elle fut la première femme en France à occuper d’aussi hautes fonctions dans l’organisation des musées, Françoise Cachin n’a jamais cru nécessaire de singer les hommes. Elle ne s’est jamais plainte de sa condition de femme y trouvant au contraire de réels avantages. Sans ostentation, elle avait une élégance très féminine, privilégiait les matières douces et les couleurs fortes, surtout le rouge et le noir qui lui allaient si bien. Elle aimait aussi les  bijoux ethniques qui valent plus par l’éclat de la couleur ou la beauté des proportions que par le nombre de carats.

Sa voix avait beaucoup de charme et de chaleur elle aussi et ce n’est certainement pas un hasard si Georges, l’homme qui a partagé son existence, est aussi passionné de musique.  Françoise baissait parfois discrètement le son d’un enregistrement wagnérien quand  il  quittait la pièce, mais elle l’appelait chaque soir quand ils étaient séparés. Avec une passion très chevaleresque, Georges l’a toujours défendue sans réserve et il pardonne difficilement à ceux qui l’ont déçue. Georges et Françoise se sont mariés peu après avoir fêté leurs trente ans de non mariage sur une péniche. Il l’a accompagnée, soutenue et divertie dans les moments les plus difficiles. Là encore la vie de Françoise fut une réussite.

L’autre pilier de son existence fut Charlotte, que j’ai connue toute petite. Charlotte regardait autour d’elle avec beaucoup de curiosité derrière ses grandes lunettes rondes. Elle apprenait beaucoup. Quand Charlotte a grandi, Françoise, submergée de responsabilités, trouvait souvent l’occasion de s’échapper avec elle, vers le  Maroc ou toute autre destination, pourvu qu’elle soit gaie et solaire. Avec la naissance du petit Paul, Charlotte et Etienne lui ont donné une de ses toutes dernières grandes joies. Le petit-fils de Françoise porte le prénom de son trisaïeul. Il a lui aussi les yeux un brin asiatiques, il est curieux de tout, il comprend vite, il est rieur… la vie est là et c’est ce qu’elle aimait par dessus tout.

Comme Stendhal, un de ses écrivains d’élection, elle aurait pu choisir pour épitaphe « visse, scrisse, amo ». Elle a vécu, elle a écrit, elle a aimé.

Un commentaire

  1. Hommage à Françoise Cachin d’un promeneur solitaire tombé amoureux d’une femme de marbre, belle et sensuelle, un jour de divagations premieres dans un trés beau musée. Au revoir, madame et à bientot le plaisir de vous revoir.